Déchets et misère sociale à Maputo. Une exposition la prend comme thème
Depuis plusieurs mois, le lixo a envahi la ville de Maputo, capitale du Mozambique. Ce mot simple et bref recouvre la réalité multiple des 600 tonnes de déchets urbains quotidiens*, des dizaines de bennes de fer où s’entassent les amas d’ordures, objets et matières usagés, résidus de tout ce qui ne semble plus avoir d’utilité, du bout de papier au morceau de corps humain. En cela, Maputo ne diffère d’aucune grande cité du monde qui produit, consomme, et génère en continu des ordures.
Mais aujourd’hui, à cause de l’incapacité récurrente des pouvoirs publics à trouver une solution à la gestion des déchets, les poubelles débordent dans tous les coins de la ville. Les détritus bloquent les rues et les trottoirs, des décharges s’improvisent dans les terrains vagues. Les odeurs pestilentielles se répandent sous la chaleur et chaque tas d’ordures devient un foyer supplémentaire de maladies. Aucun quartier, riche ou pauvre, résidentiel ou commercial, n’est épargné. Les médias mozambicains se sont emparés du problème et les courriers de lecteurs excédés s’étalent dans les journaux. Le Conseil Municipal multiplie les effets d’annonce sans qu’aucune solution concrète n’ait encore été trouvée.
Mais au-delà de l’aspect environnemental, derrière ces tas d’ordures, c’est aussi une autre réalité, celle de la misère, de l’exclusion, du désespoir, qui s’incruste dans toute la ville. Car, à Maputo, le lixo, renvoie à une réalité de totale déshumanisation : un millier de moluenes, les miséreux de la rue, de tout âge, de toute région, de toute ethnie, pour qui les poubelles ou les lixeiras, les décharges, sont devenues les seuls espaces possibles de survie. Se battre pour récupérer les restes de nourriture les moins mauvais, se vêtir des loques dont les autres ne veulent plus, recycler le verre, le papier, le métal dans l’espoir de les revendre pour 1000 Meticais* le kilo. Pour tous ces gens, le quotidien se construit de ruses et d’astuces, l’horizon se réduit au lendemain, la décision s’inscrit dans l’immédiateté et la solitude.
Aujourd’hui, plusieurs centaines de personnes habitent dans la rue, autant fréquentent chaque jour les décharges pour chercher un complément de subsistance. L’arrivée des camions de poubelles provoquent d’interminables bagarres. Certains jours, il n’est pas rare de voir les employés municipaux se disputer les « meilleurs morceaux » avec ceux qui vivent là. Le phénomène s’est accentué au Mozambique au cours des dix dernières années, avec l’accroissement de l’exode rural et des inégalités sociales. C’est donc aussi le débat sur l’injustice sociale qui plane au-dessus de chaque tas d’ordures que les passants tentent depuis plusieurs mois d’éviter dans les rues de la capitale mozambicaine.
Entretien avec Jorgen Rasmussen, graphiste, créateur de l’exposition « Lixo é vida« qui s’est déroulée à Maputo au mois de mars 2002.
Pourquoi avez-vous décidé de travailler sur le lixo (ordures) de Maputo ? Est-ce une démarche nouvelle dans votre cheminement artistique ?
C’est la première fois que je consacre une exposition au thème des ordures. Mais, il est vrai que j’ai toujours senti le besoin d’inscrire mon travail dans la réalité sociale de l’endroit où je vis. Je n’ai pas vraiment de racines : je suis né au Danemark, j’ai grandi au Brésil, j’ai vécu en Suisse, en France et au Sénégal, et maintenant, cela fait trois ans que je réside au Mozambique. Je me cherche donc partout des « petites racines » et la meilleure façon pour moi d’y arriver, c’est de créer un lien social, de m’impliquer dans la réalité sociale du pays où je me trouve. Au Mozambique, la vie quotidienne des moluenes est terrible. Ils sont exclus du reste de la société, leur monde se résume au lixo, et leur vie à un instinct de survie. Ces gens sont pauvres, abandonnés, ils n’ont plus aucun lien social ou affectif. Il s’agissait donc pour moi de mettre cette réalité sous le regard des habitants de la capitale mozambicaine, de leur faire toucher du doigt le problème. Et surtout d’ouvrir le débat sur cette question. J’ai été frappé qu’il n’y ait pas davantage de réflexion sur ce sujet, à quelques exceptions près, à Maputo.
Comment avez-vous construit cette exposition ?
Dès le départ, je souhaitais que les visiteurs aient une relation physique avec la réalité des poubelles, en recréant, par une installation, l’atmosphère de ce monde. Lorsqu’on entre dans l’exposition, on tombe immédiatement sur les bennes à ordures, qui sont celles que l’on trouve dans les rues de Maputo. A l’intérieur de chacune d’elles, défilent des bandes vidéo qui rappellent le parcours qui amène aux détritus : les produits achetés au supermarché, les gens qui les consomment et les déchets qu’ils deviennent. En même temps, dans la salle, on entend un mixage des bruits de la rue et de notre quotidien : marché, supermarchés, enceintes politiques, radios, tous ces sons de la vie urbaine qui se mélangent à l’univers du lixo. Et puis tout autour, se déroule, sous forme de 16 panneaux stylisés, la réalité misérable de la vie des moluenes. Pour ces panneaux, j’ai travaillé sur le pictogramme du petit bonhomme qui jette son papier dans la poubelle. Cette icône est connu dans le monde entier. En même temps, il n’a ni âge, ni sexe, ni race, il rappelle l’absence d’identité des exclus, à Maputo comme ailleurs dans le monde. C’est pourquoi j’ai associé à chaque dessin des propos, recueillis dans la rue auprès des moluenes par deux collaborateurs mozambicains. Ces panneaux sont la voix des « sans-voix ». Un d’eux a dit un jour « Só sei dizer que sou pessoa » (« Je sais seulement dire que je suis une personne »). Pour moi, cette phrase est terrible et dans le fonds elle résume si fortement leur condition.
Pourquoi, alors, avoir intitulé cette exposition Lixo é vida ?
Il faut bien sûr lire ce titre dans les deux sens, comme nous l’incite l’affiche : Lixo é vida (les déchets ont une vie propre), mais aussi Vida é lixo (la vie est une ordure). Je veux montrer, d’une part que même une fois devenu lixo, la vie des objets continue, notamment pour tous ceux pour lesquels il représente un moyen de survie. D’autre part, et de façon encore plus forte, je souhaite montrer que dans l’indifférence générale, les moluenes vivent comme des ordures. Et pour eux, au quotidien, vida é lixo.
Comment situez-vous cette exposition dans votre travail de graphiste ?
Cette exposition est un engagement personnel. Il ne s’agit ni d’un travail de commande, comme la plupart de mes autres travaux, ni d’une présentation de mon travail professionnnel. C’est le regard que je porte sur la société dans laquelle je vis, élaboré à partir des outils et de la démarche dont j’ai l’habitude de me servir au quotidien. Tout au long de mon parcours, il est vrai que je me suis toujours senti plus à l’aise dans ce qu’on appelle du « graphisme d’utilité publique », que dans la publicité de produits par exemple. En arrière plan, j’ai voulu prouver aux professionnels du Mozambique, pays dans lequel j’ai vécu et travaillé, la valeur morale et éthique que peut avoir le graphisme. Démontrer que le graphisme peut être utilisé pour d’autres choses que de pousser à la consommation et dire implicitement à mes collègues de profession africains qu’ils prennent conscience qu’ils ont un grand pouvoir et qu’ils devraient plus en profiter pour faire passer des messages de forme indépendante, en particulier en situation de crise.
Comment envisagez-vous le futur de cette exposition ?
Je souhaiterais que cette exposition ait un parcours qui dépasse le Mozambique. La problématique de la société de consommation qui génère tant de déchets et de personnes exclues nous concerne tous. Cette exposition sera, je l’espère, une contribution au débat et aura sensibilisé les mozambicains à la nécessité d’un débat citoyen et social sur la misère de ces gens qui vivent dans la rue, et plus globalement, une réflexion artistique sur le problème des déchets.
*Journal Savanah, article du 17 août 2001
* 1000 Meticais = 0.00004 USD///Article N° : 2755