Les possibilités et modalités d’intervention des principaux intervenants financiers dans la production des films du Sud : producteurs, distributeurs, exportateurs, télévisions, agences de financement, Soficas, etc. Cette table ronde s’est tenue au Pavillon des Cinémas du Sud du festival de Cannes le 18 mai 2008 avec le soutien de Télétota et d’Arte, animée par Jacques Bidou, producteur (JBA Production) en présence de Moctar Bâ (Mediatik), Eric Lagesse (Pyramide), Laurent Lavolé (Gloria Films), Pierre-Alain Meier (Thelma Films), Michel Reilhac (Arte), Joël Thibout (Backup Films, Coficup), Meinolf Zurhost (ZDF- Arte). On en trouvera ci-après la transcription intégrale.
Christian Tison, ministère des Affaires étrangères : Le thème de cette quatrième rencontre professionnelle est : « Quel argent du marché pour la production des films du Sud ? » Vaste programme ! Nous avons la chance d’avoir des intervenants de qualité. La modération sera faite par Jacques Bidou, producteur indépendant. Je ne sais pas qui, mieux que Jacques, aurait pu tenir cette table ronde aujourd’hui. Jacques vient de produire un film palestinien avec, tenez-vous bien, dix-sept sources de financement différentes ! Je remercie aussi chaleureusement tous les intervenants de cette table ronde, je laisse Jacques les présenter. Je voudrais également remercier, et cela est très important pour nous, deux partenaires fidèles du Pavillon : Télétota, grande société de post-production qui nous soutient chaque année ; et ARTE. Il est pour nous très important d’avoir des partenaires publics et privés pour poursuivre ces actions. Je vous souhaite donc une bonne rencontre !
Jacques Bidou : Merci Christian, et merci de nous accueillir. Nous n’allons pas faire une seconde tournée de remerciements. Simplement, concernant le thème, Christian disait « vaste sujet » ; on pourrait dire « très petit sujet » car il s’agit d’argent « dur » (comme on dit dans le métier), c’est-à-dire non public. Il vient d’autres sources. Pour le cinéma du Sud, le sujet pourrait être extrêmement court car il est effectivement très compliqué d’en trouver ! Heureusement, quelques intervenants seront là pour nous dire qu’il en existe et qu’on peut le trouver ! (Rires) Nous nous sommes vus l’an dernier, nous avons déjà parlé de cela. La situation ne s’est pas arrangée, disons-le très simplement : il est de plus en plus difficile de faire émerger de grands films venant du Sud. Il est de plus en plus compliqué de trouver de l’argent venant de sources non institutionnelles. Les aides et fonds de soutien divers sont aussi devenus plus rares et complexes à obtenir. Nous pourrons également en parler, cette question est également possible ici. Je vais donc leur demander quelle est leur réflexion sur la situation actuelle. Michel, par exemple, qui est à ma droite ; il ouvre quelques fenêtres chaque année et aimerait peut-être en ouvrir bien plus. On se demande donc quel est son sentiment sur l’évolution de la situation, car moins d’argent, beaucoup de talent, beaucoup de propositions, donc évidemment des effets d’entonnoir encore plus graves. Il y a donc un travail de sélection, de rigueur accentuée. J’aimerais que nous en parlions et que vous donniez tous les cinq votre opinion à ce sujet.
Michel Reihlac : Je préfère être un peu factuel pour commencer. À ARTE France-Cinéma, nous co-produisons chaque année vingt films long-métrages de fiction. Sur ces vingt films, dix sont français et les dix autres sont des co-productions internationales. Cela veut dire que nous nous impliquons dans dix co-productions internationales venant du monde entier. Nous n’avons pas de quota pour limiter les films en fonction de leur origine géographique mais, en effet, dix films du monde entier par an, ce n’est pas beaucoup. Dans le même temps, nous lisons environ cinq cents scénarii par an pour choisir ces vingt films. Cela nous donne l’occasion d’avoir en permanence une sorte de photographie mondiale de qui fait quoi, et où. Ce qui est intéressant, c’est aussi d’observer comment les foyers de création et les foyers d’intérêt du public se déplacent. Pour schématiser, le plus gros problème quand on parle du Cinéma du Sud est celui qui concerne le cinéma africain. Les quelques films que nous avons pu coproduire, ceux que nous avons pu lire et pour lesquels nous avions un intérêt étaient souvent faits en Afrique sur des sujets africains, mais par des réalisateurs non africains. Je trouve qu’il y a là un problème majeur. L’intérêt du marché pour les films africains est très réduit. Il y a donc un gros problème, à la fois de foisonnement qui n’existe plus et de réappropriation qui doit se faire par les auteurs africains, même si on commence à assister à des mouvements qui vont dans ce sens, plutôt en Afrique de l’Est qu’en Afrique de l’Ouest. Concernant l’Amérique du Sud, en revanche, il s’agit d’un foyer de talents extrêmement vivace sur lequel Eric, qui est vendeur international, sera bien plus à même de s’exprimer. Il y a là, je pense, un véritable intérêt du marché. Pour l’Asie, c’est la même chose : de manière générale, c’est un foyer très riche de possibilités. Pour ma part, j’ai la conviction que même si on parle de cinémas minoritaires, de pays dans lesquels le cinéma existe peu, il est capital de ne pas déconnecter du marché le regard que nous portons sur les films qu’on nous propose. La pire chose qui pourrait arriver aux cinémas du Sud et des pays à faibles cinématographies serait de les traiter de manière ghettoïsée ou de chercher à les protéger de telle manière qu’ils en deviendraient coupés de la réalité du marché. C’est une réalité très dure avec une concurrence extrêmement difficile, mais je pense qu’il est indispensable de faire très attention, dans l’attitude que nous avons vis-à-vis de films venant de pays « difficiles » en terme d’accès au marché, à continuer de revendiquer un lien vivant avec le marché et de considérer ces films comme des uvres qui doivent circuler de manière commerciale. Même si c’est devenu difficile, pointu, marginal, il faut garder constamment cette vision. En tout cas, en ce qui me concerne, lorsque nous lisons des scenarii venant du Sud, je ne modifie pas mes critères d’évaluation, et les films du Sud sont lus et appréciés en concurrence avec les autres films venant de cinématographies plus développées et plus riches en termes de foisonnement et de diversité. Ce n’est pas parce qu’un film vient d’un pays défavorisé que nous allons changer nos critères d’évaluation. Je souhaiterais donc faire ces deux commentaires : considérer les films au même niveau, de la même manière et sur une même batterie de critères que les autres films sur un plan international. Ensuite, nous devons tout faire pour continuer de proposer ces films dans le marché.
Jacques Bidou : Je vous propose de faire un petit tour de la table ; on lance comme ça un certain nombre d’idées avant de rebondir dessus avec vous. Joël, peux-tu expliquer qui tu es et ce que tu fais ?
Joël Thibout : Bonjour. Joël Thibout de Backup Films. Je travaille donc pour une agence de financement et un fonds d’investissement à destination du cinéma indépendant international. Je ne suis pas à proprement parler un spécialiste des films du Sud, mais du cinéma indépendant international. En effet, nous avons travaillé sur certains films du Sud. Pour répondre à la question qu’évoquait Jacques, qu’en est-il de l’argent du marché pour les films du Sud ? Eric me corrigera certainement s’il n’est pas d’accord, mais pour aller encore plus loin, j’ai globalement du mal à considérer que les films du Sud font un cinéma particulier. Je crois qu’ils s’inscrivent dans ce qu’on appelle le cinéma indépendant international. Je ne vois pas une situation de marché qui devrait être analysée autrement pour les films du Sud et pour le cinéma indépendant. Cette situation de marché est aujourd’hui assez compliquée, mais je ne vois pas de traitement particulier, d’attitude particulière à avoir vis-à-vis des films du Sud.
Eric Lagesse : Pyramide est une société de distribution en France et également une société de vente à l’étranger (Pyramide International). Nous avons eu, en effet, beaucoup de films du Sud (africains, comme Daratt ; argentins, comme XXY l’an dernier…). Tout rebondit sur ce que Michel Reilhac vient de dire, et je suis tout à fait d’accord avec lui : je pense qu’il faut traiter les films du Sud comme les autres. Ils sont de toute façon traités de fait comme les autres sur un marché : notre travail est d’amener les films vers un public en France et vers des acheteurs étrangers qui vont acheter le film pour l’exploiter sur leur propre territoire. En conséquence, ces gens cherchent des films qui peuvent marcher, dont les thèmes les touchent, sur lesquels ils ont envie de travailler, donner de l’énergie et dépenser de l’argent. Ils ne partent donc pas avec l’idée qu’avec un film du Sud, il faut être un peu plus tolérant etc. Qu’il s’agisse d’un premier film français, d’un premier film venu du Sud ou bien d’un troisième film, quoi qu’il arrive le film doit être bon, il doit toucher et répondre à un appel sur un marché de plus en plus concurrentiel. Quel argent, alors, pour les films du Sud ? Eh bien, peu ! Mais peu d’argent aussi pour beaucoup de films : les films du Sud ont de toute façon, il est vrai, de petits budgets. Par ailleurs, il y a aujourd’hui un énorme fossé entre les films à gros budget, de plus en plus standardisés et formatés pour marcher de façon quasi-unanime dans tous les territoires du monde entier, et les films faits avec une vraie identité nationale. Je prends l’exemple de Daratt, de Mahamat Saleh Haroun, qui a très bien marché et qu’ARTE a d’ailleurs co-produit. Le film était en compétition à Venise et a obtenu le Grand Prix. On a très bien travaillé dessus, c’est-à-dire qu’on l’a vendu pour une quinzaine de territoires dont les Etats-Unis (bien sûr, ce n’était pas de gros distributeurs mais au moins le film a pu y être diffusé). Il est clair qu’en Asie, région extrêmement éloignée de l’Afrique et pas du tout intéressée par les problématiques du continent, on ne peut pas du tout vendre ce film. Ce film n’est donc pas uniforme et standardisé. En conséquence, en tant que distributeurs ou vendeurs, nous ne pouvons pas nous permettre de risquer très gros sur de tels films. Ce sont des fonds propres car Pyramide est une société indépendante. Le fait de prendre un film comme ça et de dire qu’on va le distribuer en France (et donc dépenser 100.000, 150.000 euros pour sa sortie) constitue déjà un risque. C’était une petite entrée en matière et je vais à présent passer la parole à un producteur indépendant.
Laurent Lavolé : Bonjour. Laurent Lavolé de Gloria Films. J’ai une petite expérience de production de films dits « du Sud », notamment avec le Maroc, le Brésil, le dernier étant Mutum. Il a clôturé l’an dernier la Quinzaine des réalisateurs. Je suis d’accord avec ce que Jacques disait tout à l’heure : l’argent du marché n’est pas énorme. En tant que producteur, je ne me dis pas que je vais produire un film du Sud. J’ai une relation avec un cinéaste dans le cadre d’un projet, on partage le désir d’un film… Tout cela vous semble évident, mais tout est pour moi architecturé à partir de cette relation privilégiée avec un cinéaste et un projet. Une fois qu’on est allés au bout du développement d’un scénario (et cela est une chance par rapport à des cinématographies peut-être moins bien dotée en termes de moyens de développement), il est vrai que ma première préoccupation sera de tester le potentiel de ce film sur le marché et donc d’aller voir un vendeur international et un distributeur sur mon propre territoire. J’ai siégé au Fonds Sud pendant deux années. Il y a même eu un embouteillage terrible sur la qualité des projets. Je pense qu’il y a aussi ces dernières années une offre considérablement accrue de films de très grande qualité, notamment d’Asie et d’Amérique du Sud. Cela a certainement posé pas mal de questions pour les films venant d’autres territoires, d’autres zones. Mais voilà : il y a un ou deux films que j’ai réussi à financer à proprement parler avec de l’argent du marché. Il s’agissait de films portés par des cinéastes dont le travail avait été distingué très tôt (courts-métrages primés lors de festivals internationaux, des projets qui avaient une identité extrêmement forte…). Je pense notamment à Faouzi Bensaïdi, dont j’avais produit le premier long-métrage et qui était passé ici il y a maintenant quatre ans dans le cadre d' »Un certain regard ». Il y a eu de l’argent du marché pour ce film. Il existe des lieux ; je pense à « Ciném’art » qui a toujours été pour moi un lieu de rencontres et de travail avec des acteurs du marché intéressés par un certain nombre de ces projets singuliers. Pour un producteur français, il y a un peu un système à deux vitesses. C’est peut-être une façon un peu trop manichéenne de dire les choses, mais il y a des films pour lesquels on va difficilement réussir à trouver de l’argent (peut-être de la part du Fonds Sud et, éventuellement, un autre fonds européen), et quelques rares projets singularisés qui, eux, vont éveiller l’intérêt du marché.
Jacques Bidou : Après ce premier tour, on a l’impression que ça va, que la situation est assez tranquille. Il me semble qu’il serait bon de gratter un peu plus : en effet, la situation est beaucoup plus grave. Il ne s’agit pas d’être catastrophiste, mais il est vrai que c’est difficile de nos jours. Lorsque tu parles par exemple de Rotterdam, lieu très important où l’on se retrouve tous chaque année, il a par exemple été terrible pour moi d’y voir disparaître le cinéma africain. Evidemment, il y a encore à Rotterdam quelques cinéastes africains, mais la diminution y est réellement spectaculaire. On voit là véritablement la gravité de l’évolution du cinéma africain. Le cinéma africain n’est pas le seul concerné mais je tenais à signaler cela avant de te passer la parole.
Moctar Ba : Je suis un producteur sénégalais installé à Dakar. On ne peut effectivement pas se couper du marché, je suis d’accord avec ce qui a été dit jusqu’à présent. Lorsqu’on met un produit cinématographique sur le marché, il est vrai qu’il obéit à certaines règles de commerce, de compétitivité etc. Mais je pense qu’il faut regarder un peu les choses en amont de cela. On est quand même dans une situation où lorsque le film arrive au distributeur, il est développé. Le problème qui est posé par le contexte dans lequel nous faisons nos films fait que nous sommes dans un environnement où les capacités de développement des projets sont extrêmement compliquées. Les projets vous parviennent donc à un niveau de développement qui n’est pas attrayant parce que, justement, ils n’ont pas suivi en amont un processus de développement qui leur permet de pouvoir être compétitifs ou de pouvoir parler à un marché. Je pense qu’une partie de la réflexion consiste à réfléchir et travailler en amont du projet de manière à pouvoir les développer et les mettre à niveau, à développer des stratégies. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas d’auteurs ou de réalisateurs de qualité en Afrique. Il en existe, je peux en citer un certain nombre d’exemples. Pour moi, la question porte sur le travail en amont : à partir du moment où le produit arrive sur le marché, qu’il n’est pas compétitif parce qu’il ne répond pas aux critères du marché, ce travail en amont pour le rendre compétitif n’a pas été fait. Je me situe à un niveau de réflexion qui consiste à poser la question pour les produits que nous amenons sur le marché international (lorsque c’est leur vocation, car certains produisent pour leur propre marché. Au Sénégal, nous sommes 10 millions donc il n’y a pas de marché) avec des co-productions internationales, que fait-on en amont ? Je parle de développement : que fait-on pour développer, formater ces produits pour qu’ils puissent intéresser le marché à un moment donné. Je pense que cet aspect des choses est à creuser. Merci.
Meinolf Zurhost : Je n’ai pas beaucoup à ajouter à tout ce qui a été dit, car c’est la réalité. En Allemagne, c’est même pire : il n’y a pas du tout de marché pour les cinémas du Sud et en dehors de l’Europe. Il y a probablement quelques films, quelques cinéastes qui trouvent un distributeur en Allemagne avec de la chance. Mais concernant les structures, les cinémas du Sud n’existent globalement pas en Allemagne. Du côté Allemagne, ARTE est pour moi la seule chaîne de télévision qui regarde ce qui se passe dans les marchés africain, asiatique et d’Amérique latine. Il est vrai qu’on reçoit beaucoup de projets et de demandes de financement. Evidemment, on ne peut pas tout faire et tous ces projets sont en compétition avec les autres projets européens. Pour moi, le choix se limite aux réalisateurs, c’est ce qui nous intéresse. On essaie de trouver de nouveaux talents ou de soutenir ceux qui ont déjà leur place et rencontrent pas mal de problèmes aussi. Malheureusement, et cela vaut sûrement pour l’Europe entière, il y a une tendance dans tous les pays à nationaliser, c’est-à-dire que beaucoup des fonds qui existent commencent à privilégier les projets nationaux. Je regrette cette situation et je la connais bien. Par exemple, les fonds régionaux, qui sont très importants pour le financement du cinéma indépendant, sont en train de pousser les producteurs allemands (potentiels coproducteurs) à se concentrer sur des projets allemands, pour le cas de l’Allemagne. Ils se fichent du reste du monde. Par contre, il y a quelque chose de nouveau au Festival de Berlin, le Word Cinema Fund, qui s’apparente un peu au Fonds Sud mais comme il s’agit de coproducteurs, on n’est pas obligé de déposer l’argent en Allemagne. Vous faites presque ce que vous voulez avec ! À travers cela, le film a une chance d’être sélectionné pour le Festival de Berlin et est visible. Cela ne signifie pas qu’il va poursuivre son chemin, ce sera certainement son dernier festival en Allemagne. Le fait que des moyens soient donnés en Allemagne aux cinémas du Sud ne veut pas dire que le film sera réellement montré au public en dehors du festival.
Jacques Bidou : Merci ! Nous allons faire une petite tournée de questions. On va essayer aussi de recentrer sur le thème : inévitablement, on est ramenés vers le Fonds Sud-Est, vers le Fonds Sud, vers le Fonds Bals, le World Cinema Fund, vers les ACP qui ont l’air de redémarrer au niveau européen… Ce cinéma est donc quand même prioritairement financé par des fonds dits institutionnels. Le thème du débat était donc ce que nous appelons dans notre jargon l’argent « dur », c’est-à-dire celui de ceux qui paient et qui consomment : une chaîne de télévision, un distributeur, des salles, des exploitants… Il s’agit aussi d’argent privé : on a commencé à en avoir un peu dans le circuit. Il est très difficile et très exigeant. Il demande également de longues négociations, car cet argent privé a pour vocation d’être remboursé, et rembourser de l’argent sur des films du Sud est aussi un véritable pari. Revenons donc sur une chose : y a-t-il encore des gens qui consomment ? Là est aussi la question : combien de chaînes de télévision européennes continuent à distribuer, à montrer des films du Sud ? Combien de pays en Europe sortent encore ces films en salle, en dehors de la France, la Suisse ou la Belgique ? En Allemagne, c’est devenu très difficile ; en Angleterre, c’est quasiment inexistant ; les pays scandinaves également… C’est donc devenu très compliqué de trouver des partenaires qui vont consommer et payer pour consommer. Je dis cela de façon très triviale, mais c’est là la question de l’argent dur, celui du marché tel qu’on le présentait dans le thème du débat d’aujourd’hui. D’abord, y a-t-il des questions sur les premières interventions ? Nous allons ensuite essayer d’avancer et d’approfondir.
Un intervenant : Je viens du Chili, je m’appelle Bruno et je fais des coproductions avec la France : Le Ciel, la terre et la pluie et Huacho. Les deux films se sont faits avec deux fonds clés, le fonds chilien et le Fonds Sud. Nous avons un fonds chilien qui fonctionne comme le Fonds Sud ; ce fonds permet le financement partiel du film. Mais au Chili, les investisseurs d’argent « dur », comme vous dites, souhaitent investir dans le film mais à une échelle internationale. Cette année est très bonne pour le Chili, car je constate un intérêt du marché international pour ces films et surtout une volonté de prendre ces films chiliens et mexicains. On tente de vendre notre film. Pour les investisseurs du Chili, c’est très important. Je suis optimiste pour cette année. Mais avec des fonds, nous faisons surtout les premiers films de réalisateurs. Nous avons des projets avec des réalisateurs plus expérimentés, mais normalement les fonds sont pour les premiers films. Ainsi, on assiste à un cercle vicieux : il y a d’abord l’intérêt financier, et puis l’argent public. Lorsque le réalisateur en arrive à son troisième, quatrième film, le financement est interrompu. Cela fonctionne seulement pour les premiers films et je ne sais comment mettre un terme à ce cercle vicieux.
Jacques Bidou : C’est déjà une bonne nouvelle que vous ayez un marché pour les premières uvres ! Au fond, il y a un problème d’amorçage, une première uvre réussie. Tout à l’heure, nous parlions d’un film qui a été présenté à « Un certain regard » ; j’espère qu’il y en aura un autre. Il est vrai que si on le porte loin, qu’on le porte haut, à Cannes, à Venise, à Berlin pour le promouvoir, il y a des chances qu’il y ait une deuxième ou une troisième uvre. Mais le problème du deuxième et du troisième film se pose pour tout le cinéma indépendant, comme le disait tout à l’heure Joël. On pourra y revenir. Je vais passer la parole à Michel qui souhaitait faire une remarque.
Michel Reihlac : C’est pour essayer de sortir d’un discours négatif et essayer de voir les éléments positifs qui sont à la disposition des cinémas du Sud, pour être un peu constructif. On sait que c’est difficile, mais il me semble qu’il y a des lueurs d’espoir malgré tout et je souhaiterais faire deux remarques à ce sujet. La première concerne ce que tu disais à propos de l’argent privé : c’est une chose qui me frappe en ce moment, les nouveaux exemples de sociétés qui se financent par fonds privés. J’ai en tête trois exemples précis. Trois sociétés qui, tout récemment en France, viennent de se structurer entièrement en ayant levé des fonds privés. Ce qui est intéressant est qu’elles l’ont fait, notamment l’une d’entre elles, en utilisant les nouvelles lois de Sarkozy pour l’encouragement à l’investissement privé défiscalisé dans les petites entreprises immédiatement opérationnelles. Ce n’était pas énormément d’argent : cette première société a fait une première levée de fonds de 250 000 euros, mais surtout ces trois sociétés ont mis en avant auprès de leurs investisseurs le fait qu’elles voulaient investir soit dans le développement (je reviens sur ce que disait Moctar) soit dans l’exploitation, la production de films indépendants non destinés à être des blockbusters. Ils sont néanmoins restés sur des logiques commerciales. Je trouve qu’il faut absolument continuer d’explorer cela.
La deuxième remarque que je voulais faire vient expliquer la motivation des investisseurs qui ont de l’argent à mettre dans de tels fonds : le désir de diversité. Il est vrai que, comme le disait Meinolf, la tendance mondiale actuelle dans le cinéma est que presque partout la part des films nationaux augmente dans le total des entrées en salles. La deuxième source d’entrée, ce sont les gros films américains, et les films non nationaux et non américains dans chacun de ces marchés (Eric connaît cela mieux que moi) sont toujours inférieurs à 10 %, dans le meilleur des cas. Sur toute l’Europe, je crois que le pourcentage est de l’ordre de 4 % pour les films non nationaux. Néanmoins, le fantasme de cinéma qui nous anime tous, que nous soyons producteurs, exploitants, distributeurs, vendeurs, financeurs ou spectateurs, c’est un fantasme de diversité, et je dirais même d’exotisme. Je ne mets pas dans ce mot de connotation négative ni folklorique, c’est ce désir d’ailleurs. La richesse du cinéma du Sud est de permettre de satisfaire ce désir d’ailleurs qui est profondément ancré dans le désir de cinéma. Le problème actuel me semble être que le marché soit laminé par des machines de marketing absolument énormes, contre lesquelles le cinéma du Sud ne peut pas du tout lutter. Le problème n’est donc pas un désir de ces films mais d’accessibilité à la conscience des spectateurs et des acheteurs que ces films-là existent et peuvent intéresser. Du coup, je pense qu’il faut réellement réfléchir à une façon de capitaliser sur ce désir d’ailleurs qui reste profondément ancré dans le désir de cinéma et dans son essence même. Ça, c’est une force qui ne partira pas ; qui, pour le moment, s’exprime sur le marché essentiellement par le circuit des festivals. On voit bien comment, ici à Cannes ou dans tous les autres grands festivals mondiaux, ces festivals ne vivraient pas s’il n’y avait pas cette profusion de cinéma, et en particulier cette production venant du Sud. Comme le disait Meinolf, une fois que ces films ont été sélectionnés par des festivals, un infime pourcentage d’entre eux va ensuite prolonger sa vie sur le marché entre les mains de distributeurs internationaux, à des prix très bas, mais le désir de ce cinéma est là. Il est présent. J’espère ne pas faire preuve d’un optimisme totalement idiot et naïf en disant que le marché marche aussi par vagues et que ce désir d’un cinéma d’ailleurs est là, qu’il va revenir. Il faut continuer de capitaliser sur ce qu’est cette nature profonde du cinéma du Sud.
Eric Lagesse : On devrait presque s’arrêter là, je pense ! (Rires) C’est vraiment très bien, je ne pense pas du tout que ça soit un optimisme naïf, c’est juste de l’optimisme. De toute façon, pour repartir d’un peu plus bas, il me semble que le cinéma en général et le cinéma indépendant souffrent énormément en ce moment, et on ne peut pas parler que des films du Sud. Quand Michel parle des grosses machines, je sors des films français, des premiers films et des films indépendants : on n’a pas de place. Les salles me suivent parce qu’on a un réseau formidable en France, de même qu’en Allemagne où on arrive à sortir en salle des films exigeants, pas faciles. Après, il faut aujourd’hui énormément d’argent pour lutter, pour faire vivre un film et qu’il crée chez le spectateur un désir d’aller le voir. Il faut aussi beaucoup de pugnacité pour convaincre les journalistes, car ces films-là ont énormément besoin d’eux. Comment les faire connaître, sinon ? On ne peut pas afficher partout, mettre des bandes-annonces partout, ça coûte de l’argent ! C’est le relais de la presse qui doit se faire. Mais, et c’est certainement le cas également à l’étranger, elle est aussi débordée par le nombre de films. Certaines rédactions opèrent donc des choix mainstream et vont donc couvrir Spielberg plutôt que le magnifique film du Fonds Sud qui sort au même moment. Je sais qu’en tant que distributeurs et vendeurs, on essaie d’aller vers des projets, parce qu’on en a d’abord le désir. Notre vocation est de découvrir des auteurs, de les accompagner le plus loin possible (notamment sur le script, le montage). On essaie de participer, d’apporter notre petite pierre, nos idées, notre instinct mais aussi notre perception du marché à des metteurs en scène ou à des producteurs qui, parfois, ne l’ont pas vraiment. Dans notre travail, on va forcément beaucoup vers des premiers films parce qu’il ne reste pas énormément de place pour les autres : parfois, on découvre un auteur qui est pris automatiquement parce qu’il marche un peu, qu’il a du potentiel. Il est pris par une boîte un peu plus grosse qui va ensuite s’appuyer sur notre travail. C’est comme ça que ça se fait. Maintenant, nous parlions tout à l’heure des festivals, du World Cinema Fund de Berlin : il est un peu triste de dire qu’il y a là l’avenir des films du Sud. Notre travail est aussi de les amener dans les festivals les plus prestigieux, et même s’ils ne se vendent pas, ils gagnent en notoriété de festival en festival. Il ne faut pas croire non plus que les acheteurs qui n’achètent pas un film l’oublient immédiatement : certains acheteurs viennent vers moi et me disent « Il est formidable mais je ne peux pas le sortir en Allemagne, en Norvège ! Je ne sais pas quoi en faire. » En revanche, peut-être que le prochain film de ce metteur en scène, qui aura gagné en maturité et va peut-être comprendre un peu mieux ce qu’il aurait dû faire pour être un petit peu commercial sur son premier film, va nous amener un second film plus à même d’avoir un parcours international. En tant que distributeurs et vendeurs, il est vrai que nous nous reposons beaucoup sur les miracles, et il y en a ! L’an dernier, il y a eu XXY, il y a eu Les Méduses (certes, pas un film du Fonds Sud) ; il y a eu La Visite de la fanfare (idem), ce n’était tout de même pas un projet dont on se disait, sur le papier, « ça va cartonner ! », et pourtant, ça a cartonné ! Il a quand même eu 400.000 entrées en France, ce qui est absolument formidable. Il y a eu aussi Daratt… Il faut tenir, il faut continuer de se battre et essayer de parvenir à cette alchimie extrêmement difficile entre le film qui a sa vraie identité nationale, d’auteur, et qu’il puisse rencontrer le public. Il faut trouver cette alchimie ; les producteurs sont là, les distributeurs, les vendeurs aussi, et les auteurs bien sûr.
Jacques Bidou : Avant de poursuivre, je voulais juste faire une petite remarque pour encourager l’optimisme qui nous entoure, ce qui me fait toujours plaisir. Je voudrais simplement dire que ces trois, quatre dernières années, cela s’est beaucoup aggravé. Je le dis parce que le problème principal pour nous est de rester en contact avec le marché. Pour être très simple, Christian a parlé de ce film qui est passé avant-hier à « Un certain regard » grâce à dix-sept sources de financement : huit pays co-producteurs, moins d’un million d’euros de budget ! Cela veut dire en plus qu’on se retrouve dans une situation où la qualité du film, les moyens de le faire ne tombent pas au-dessous d’un certain seuil. Car le talent est immense, mais sans le temps, le temps de tournage, de montage, et le talent sans un vrai mixage… Le talent est magnifique, mais il y a aussi de la chance et le risque de se couper du marché. Pour nous aussi, l’affaiblissement des moyens va créer, à un certain moment, des conditions de rupture de ces films à l’égard de leur distribution nationale et internationale. Si aujourd’hui on fait un point 2008 sur l’argent du marché, même si je me sens très proche du discours positif et combatif, c’est très difficile à vivre au quotidien. Je peux vous dire qu’on est face à des situations très graves : moins d’un million d’euros pour un film qui en coûte 1.300.000. Pour 1.300.000 euros, quarante jours de tournage, ou trente-sept ou quarante-deux par exemple, c’est inévitable ! Avec moins de 1.300.000 euros, ce n’est plus possible de le faire dans des conditions correctes. C’est un peu ce qui est en question aujourd’hui : que la fracture ne devienne pas irréversible entre le cinéma qui, lui, continue à vivre et circuler, et le cinéma de création, singulier, qui vient de tous ces horizons avec tous ces talents. Car, à un moment donné, on n’aura plus les moyens de les faire réellement. C’est un peu cela. Je ne veux pas caricaturer cette question. Moufida voulait intervenir, puis autre personne après elle, puis une productrice.
Moufida Tlatli : Bonjour. Je suis vraiment très heureuse d’entendre ce que dit Michel, vous et Eric. Cela rejoint nos souhaits au Sud, avec les problèmes de production qui lui sont spécifiques. Tout ce que vous dites est tellement positif, c’est tellement ce dont nous rêvons : faire des films d’ailleurs, qui soulèvent des problèmes d’ailleurs, qui enrichissent le cinéma mondial et lui sont nécessaires. Ce serait extraordinaire si le but était seulement celui-là, et je crois qu’il y aurait alors beaucoup plus de créativité et beaucoup plus de films faits au Sud. Or, nous sommes complètement déstabilisés dans nos pays par quelque chose qui m’a toujours fait énormément de peine : lorsqu’on parle de notre identité nationale, de ce qui nous est particulier (c’est-à-dire là où se situe l’intérêt d’un produit venu d’ailleurs), on nous reproche chez nous, lorsque le film a la chance d’être présenté à l’occasion d’un festival important, de faire des clins d’il aguichants vers l’Occident ! Que ce sont des clichés et que c’est le prétexte pour ce type de films, qui ne sont pas authentiques. Je sais que ce sont réellement des films authentiques parce qu’ils sont là, ils viennent de là, ils nous sont familiers, ce sont nos problèmes de société, nos problèmes politiques, les problèmes des femmes ! Comment je vis, comment vit ma voisine, ma sur… À chaque fois, si je parle de problèmes de femmes, on me le reproche car c’est à la mode, parce que ça plaît à l’Occident ! « Vous faites ce type de film parce que c’est ce qu’on attend de vous ailleurs ! C’est d’ailleurs pour ça que vous passez dans un festival. » Malgré tout, il s’opère dans notre tête une petite autocensure. En travaillant, on se dit « ne tombons pas là-dedans ! ». Il y a déjà là un risque énorme pour la créativité spontanée, audacieuse et libre. Car ce qu’on dit chez nous est aussi important. Ce n’est pas seulement fait pour ailleurs, on veut aussi que le public de chez nous apprécie notre travail. Notre public est conditionné par ce genre de critiques. Parfois, même les producteurs français (qui ne sont pas comme vous des producteurs et des exploitants du Sud), lorsque c’est un film bien fait, nous disent que c’est fait « à l’Occidentale », que c’est « très bien traité », qu' »un Français aurait pu faire ça »… Dans ma vie de monteuse, j’ai entendu cela deux fois, pour des films du Sud que j’ai beaucoup aimés. J’ai toujours eu envie de dire cela. C’est peut-être hors sujet par rapport au thème général, mais c’était si profond que j’ai eu envie d’en parler. Voilà, merci !
Une intervenante : Bonjour. Je m’appelle Shana, je suis réalisatrice en herbe. Je viens d’Angleterre et je suis d’origine congolaise. Pour ma part, par rapport à ce que j’entends ici sur l’importance des cinémas du Sud qui disparaissent en Europe d’une manière générale, je voudrais simplement signaler le risque d’avoir une image différente des pays du Sud. Celle qui est reflétée en Occident ne rend pas à ces personnes et à ces sociétés du Sud leur dignité, leur juste valeur. Elles sont très stéréotypées dans le cinéma européen ou occidental. Ce qu’on entend est très grave, il y a des festivals de cinéma africain qui disparaissent… À mon sens, ce risque-là est au premier plan. On a besoin, en Europe et en Occident, d’une présence des films d’ailleurs, ne serait-ce que pour contrebalancer ces stéréotypes. C’est une première chose. Je suis d’accord lorsque vous dites qu’il y a un décalage par rapport au marché que l’on vise. Personnellement, j’aime beaucoup les films d’auteurs du cinéma mondial. Dans ma famille, nous sommes à peu près une centaine en Europe et en Afrique, et je pense être la seule à les regarder, à regarder ARTE. On fait donc des films, mais les fait-on pour nous ? Ce sont des films un peu destinés à une élite qui apprécie les films intellectuels bien faits du Sud. Répond-on vraiment à ces populations du Sud, regardent-elles ces films censés être faits par des réalisateurs de chez eux, pour eux avant tout, qui reflètent leurs propres identités ? Je dirais que non. Je parle en tout cas pour le Congo, où la plupart des gens parleraient du film La vie est belle comme un des classiques du film congolais alors qu’il en existe d’autres d’excellente qualité. Il y a une cassure quelque part. Il y a en France, en Belgique, en Angleterre une population congolaise immense qui serait un vrai marché pour ces films ; des gens qui les regarderaient si on allait vers eux. Ces films du Sud, qui ont une vision différente, ne sont bien sûr pas uniquement pour eux, mais il me semble qu’on vise la plupart du temps des populations d’origine occidentale. J’aimerais donc un débat un peu plus profond sur le marché. Je suis une Européenne d’origine africaine, cela me plaît (j’ai vécu vingt ans en Belgique) et ces films m’intéresseraient. Il y en a d’autres. Des centaines de milliers d’autres personnes sont comme moi, elles iraient voir ces films-là si on ne nous présentait pas uniquement les grosses machines de films américains. Peut-être suis-je un peu hors sujet ?
Jacques Bidou : Nous sommes tout à fait d’accord. Il s’agit d’un débat très important qu’on peut essayer d’évoquer.
Elise Jalladeau, productrice à Paris : J’avais d’abord une réflexion concernant le marché. Il y a le marché local et le marché international. Il est vrai que la plupart des cinématographies des pays du Sud qui explosent aujourd’hui ont un marché local. Moctar disait qu’au Sénégal, il n’y a pas de marché. Je crois que c’est un des problèmes : le marché international ne peut se substituer complètement aux défauts des marchés locaux. Il est vrai que les cinématographies qui explosent aujourd’hui (mexicaines, argentines, chiliennes, thaïlandaises, coréennes, colombiennes, chinoises…) ont un marché très fort qui finance tout de même beaucoup. Ce marché est souvent très commercial, les films qui s’y baladent ne sont pas toujours ceux qui marchent localement mais tout cela emploie des techniciens, lève des fonds, de l’argent circule. C’est très compliqué et ça permet de se substituer en partie aux défauts de financements locaux. Voilà la remarque que je souhaitais faire. J’avais également une question pour Jacques, je saute du coq à l’âne : dans les dix-sept sources de financement dont tu as bénéficié pour ton film palestinien présenté à « Un certain regard », quel était le pourcentage d’argent du marché ?
Jacques Bidou : ok, je vous répondrai tout à l’heure.
Rahmatou Keita, réalisatrice nigérienne : Je souhaiterais revenir sur la question de l’image abordée au cours des deux interventions qui m’ont précédée. Je pense qu’on a un vrai problème avec l’image car nous sommes aussi piégés par celle que les autres ont de nous. Il y a un problème dans la mesure où nous devons en sortir. Quand tu dis par exemple que nous faisons d’abord des films pour nous, je pense pour ma part qu’on crée pour le monde entier, pour partager avec lui. Après, on va rencontrer ou pas le public. Concernant le cliché, je regrette mais lorsque vous en parlez, il y a également les clichés que nous avons sur nous-mêmes. Quand on nous critique parfois chez nous parce que nos films sont des clichés, c’est vrai ! Ce sont les clichés qui les blessent. Il faut voir dans quelle mesure nous n’avons pas assimilé le cliché qui vient d’Occident, si on ne se l’est pas, nous aussi, approprié ! J’ai en ce moment un projet, La Bague de mariage, qui est une histoire d’amour. En Europe, on me demande comment je vais raconter une histoire d’amour en Afrique alors qu’on ne s’embrasse même pas ? (Rires) Je réponds alors que tout le monde n’est pas obligé de s’asseoir sur un banc public en face de la Tour Eiffel et de se rouler une pelle pour dire « je t’aime » ! (Rires) Je vais justement vous raconter comment on dit « je t’aime » sans être à Paris ! Bien sûr, l’autre me renvoie son cliché mais je dois aussi être capable de dire comment est mon histoire, comment ça se passe chez moi. On voit bien, en tout cas en ce qui concerne le cinéma africain, qu’il y a beaucoup de clichés venus de l’Occident que nous-mêmes véhiculons. Si les films traitant de l’excision, des guerres, du sida ou du paludisme sont bien reçus ici, c’est parce qu’ils rentrent dans le cliché ! C’est ce que l’Occident attend de nous et ce qu’il propage sur nous à travers l’actualité. Bien sûr, tout cela existe, je ne dis pas qu’il n’y a pas de paludisme, d’épidémies ou de guerres qui nous tuent, mais sur 56 pays, il y en a peut-être quatre ou cinq en guerre (même si un serait déjà trop) : l’Afrique, ce n’est pas que ça ! Le public de chez nous à très souvent raison de dire qu’on est dans le cliché : il faudrait que nous ayons notre propre analyse pour sortir de cela et ne pas venir pleurer en Occident parce que nos publics nous reprochent le cliché. Car on est souvent dedans ! C’est tout ce que je voulais dire au sujet de l’image.
Moctar Bâ : Je voudrais réagir aux deux dernières interventions. Je pense qu’il y a une vraie difficulté et une question fondamentale lorsqu’on produit au Sud. Nous devons y répondre. À qui s’adresse-t-on ? En effet, lorsqu’on fait un film, qu’on est français ou américain et qu’on a une connaissance du marché, on sait ce qui fonctionne. Même si on n’est jamais sûr du résultat, il y a une pratique, un certain nombre de données objectives qui font qu’on peut s’inscrire dans des canaux. Quand on fait un film en Afrique, il y a une première question à se poser pour le producteur (avant même le distributeur, bien qu’il n’y en ait pas beaucoup) : à qui veut-on parler ? C’est vrai que certains pays comme le Nigeria, le Ghana font des films pour un marché qui existe. Ils savent que ces films-là vont déjà fonctionner sur leur marché. On sait donc à peu près les modes de développement qui vont fonctionner pour ces projets. On les fait correspondre à un marché qu’on connaît et dans lequel on sait comment se positionner. Je suis désolé, mais quand on vend une boîte de sardines, selon qu’il s’agisse du marché africain ou asiatique, l’emballage change ! Le cinéma n’est pas différent : on vend un produit. Cette question fondamentale, qui relève en partie du positionnement sur le marché, de ce qu’on lui raconte et comment, nous devons nous la poser. Faisons-nous des films pour notre propre marché ? Auquel cas je connais une majorité de producteurs qui produisent des films pour la diaspora africaine en Europe. Cela ne coûte pas cher, on sait quel genre de film faire avec eux. On les fait, on fait un master DVD, le producteur l’achète à un prix donné (forfaitaire), le vend à cette diaspora et ça marche ! C’est un business qui marche. Nous, producteurs africains, on est (excusez-moi) le cul entre deux chaises, car on a des financements provenant de l’extérieur, accordés selon des critères tout de même définis. Je ne porte pas sur ces critères des jugements de valeur, mais ils sont comme tels. Le distributeur qu’on va rencontrer nous dit « ça, ça va marcher ! Ce produit a un potentiel sur le marché » parce qu’il connaît ce marché. On va le voir, il analyse le projet et dit « OK, ça m’intéresse pour tel marché. » Mais j’ai envie de dire que c’est accidentel ! C’est pour moi un accident chaque fois qu’un réalisateur africain arrive à monter une coproduction internationale avec, par exemple, dix-sept fonds. Si on regarde la grande majorité des projets développés au pays, ils ne trouvent pas leur place sur le marché ! On a beau avoir des discours très optimistes, je les accepte et je les comprends car c’est du business. Lorsqu’un distributeur met son argent dans un projet, il a besoin au moins de récupérer cet argent-là. Je parle pour nous ; nous avons une vraie difficulté à concevoir, développer, apporter des projets qui peuvent éventuellement trouver un espace sur le marché international. Or, c’est une obligation : compte tenu de nos marchés si petits (je ne parle pas du Nigeria, où c’est différent), on est obligés de faire des films qui trouvent leur place sur le marché international, et donc de coproduire. On ne peut pas faire autrement. La coproduction Sud/Sud, c’est bien : on n’a pas beaucoup d’argent, et le peu qu’on peut avoir, il me semble qu’on doit le mettre dans le développement. Une fois qu’on a développé, on a l’obligation de parler avec l’international et de coproduire avec lui. En conséquence, comme pour toutes les cinématographies qui ont été à un moment donné confrontées à un problème de marché, il y a des choses à faire sur le plan institutionnel pour qu’on décide enfin qu’il faut supporter cette cinématographie, la lancer ! Je pense au CNC en France, à la question des exceptions culturelles par rapport à l’hégémonie américaine… C’est valable pour tout. On fait en sorte d’inciter par des dispositifs ; les quotas existent justement parce qu’on a constaté une difficulté. Arrive un moment où il faut aider. Quand on aide les premiers films, c’est bien parce qu’on se dit que ce sont des projets difficiles à mettre en uvre. Donc, on met en place des dispositifs d’aide. Je pense que c’est ce qu’il y a à faire. On peut établir des quotas sur les chaînes. On sait très bien qu’en France (qui est un peu la clé de voûte de nos financements), lorsqu’un producteur n’a pas de chaîne, il ne prend pas part à un projet africain. Y a-t-il des choses à faire ? Peut-être pas des quotas… « Quel argent du Nord pour le Sud ? » est aujourd’hui une question importante. En effet, si le Nord décide de mettre de l’argent dans un projet du Sud, c’est parce qu’il y a du talent, un potentiel. Le domaine musical l’a montré, et il faut plus de temps pour le cinéma. Il y a du talent, il y a à mettre en place des mesures incitatives (qu’il s’agisse de quotas ou de n’importe quoi d’autre) pour que ces cinématographies puissent ouvrir des brèches. Je crois beaucoup aux locomotives : si, à un moment, quelqu’un ouvre une brèche et fait 2 millions d’entrées, celui qui arrive derrière fait 1.500.000 entrées, et d’ici quelques années il y en aura cinq qui feront 500.000 entrées.
Jacques Bidou : Je voulais simplement dire une petite chose car j’ai à répondre à une question, ça permettra de relancer. En effet, quand on fera le tour des dix-sept financements, on verra que ça en dit long, justement, sur l’état du marché : quels sont les pays où il y a de l’argent dur ou pas ? Sur ce qu’a dit Moctar, je voulais simplement dire que c’est l’inverse qui se passe : aujourd’hui, l’Europe se referme aux cinématographies du Sud. L’accord de coproduction européen nous a fait énormément de mal : avant, on se servait des bilatérales pour européaniser des cinématographies du Sud. Maintenant, on est avec des gens qui, lorsqu’ils ne sont pas en situation de pouvoir rentrer pour des raisons de résidence, on n’arrive plus à les européaniser ! Beaucoup de fonds se referment. C’est un énorme problème qui est nouveau. Cet accord est un élément de refermement, de repli de l’Europe à l’égard de ces cinématographies. Je passe la parole à Meinolf. Moufida, je te repasserai la parole un peu plus tard, sans problème.
Meinolf Zurhost : Je voulais dire que je suis pour ma part opposé aux quotas, car je n’y crois pas. Je ne crois pas qu’il faille institutionnaliser tout ça. Pour nous, Michel, ce qui est important, c’est vraiment le talent, l’histoire qu’on peut trouver. Si tout cela est bien, on trouvera l’argent. Dans ces cas-là, il y a un marché, mais il n’est pas structuré. C’est une question de chance. Il est difficile d’en expliquer le fonctionnement, mais ça marche. Toi, tu as trouvé dix-sept sources de financement, le film est sélectionné à Cannes et va avoir une petite carrière. Cela arrive assez souvent. Comme Michel, j’ai fait beaucoup de petits films des pays du Sud (principalement en Amérique du Sud) qui, après ça, ont eu une carrière à travers des petits financements de chaînes comme ARTE. C’est encore possible. Le plus important est vraiment le talent qu’il y a derrière ce film. Dans ces cas-là, je suis très optimiste : on arrive toujours à trouver les financements. Tous les films dans lesquels nous nous sommes impliqués ne demandaient pas beaucoup d’argent, mais nous avons réussi à trouver des financements et à les lancer dans les festivals internationaux, et même à le distribuer en salles en Allemagne, ce qui est presque impossible. Je suis donc très optimiste, mais pas d’une façon générale, seulement pour les cas particuliers.
Charles Asiba,* directeur du Kenyan international film festival : Le marché est-africain n’a pas encore été considéré comme un réel marché potentiel. Des festivals naissent et disparaissent en raison de l’absence de pérennité des financements. La seule façon d’améliorer la situation est de faire des films qui s’adressent vraiment à notre public, alors que nous semblons frileux dans la promotion de produits africains. Nous essayons de monter un festival avec des films de la région. Les coproductions ont le problème d’avoir des distributeurs occidentaux qui ne sont pas intéressés par le marché africain et il devient impossible d’obtenir le film ! Comment dès lors en faire la promotion ? Les Français ont soutenu les réalisateurs d’Afrique de l’Ouest et leur ont permis de devenir des grands. Il faudrait que ceux-ci viennent maintenant former nos jeunes mais ils ne sont pas disponibles. Les Africains sont très nombreux dans la diaspora mais le problème est aujourd’hui de rapatrier tout ce talent !
Madu Chikwendu,* Nigeria, secrétaire régional de la FEPACI : J’aurais trois questions : nous sommes 140 millions de personnes au Nigeria alors que les pays francophones regroupent environ 150 millions de personnes. Est-il possible de sortir un film simultanément dans au moins deux tiers des pays africains ? Cela a-t-il déjà été fait ? Quels films africains ont été entièrement exploités dans toutes les formes de distribution ? Nous pourrions discuter le cas de Lumumba. Il nous faut nous concentrer sur les questions de promotion et de distribution, et sortir de l’obsession de la production.
Moufida Tlatli : Je réagis un peu violemment à ce qui a été dit sur le marché national. Je trouve que c’est tout à fait l’inverse : c’est une autocensure qu’on fait. Si on doit savoir si ce que nous sommes en train d’écrire correspond à l’attente du public tunisien ou sénégalais, c’est qu’on se pose des questions rationnelles et qu’on ne se situe pas dans la sincérité du propos ! On va vers quelque chose qui est calculé, structuré mais je ne pense pas que ce soit là du cinéma. Il doit plaire à tout le monde, il doit être un cinéma universel. Il y a plein d’exemples de films faits localement avec ce qu’on désigne comme étant des clichés. Moi, il me semble qu’on ne doit pas se juger et parler de cliché si c’est la façon de traiter les choses réelles qui se passent dans nos pays. Il me semble que si on les traite d’une manière qui ne plait pas à untel, si on ne fait pas d’autocensure dans son propre travail, ça peut atteindre son but qui est de transmettre le message, de dire ce qui se passe ailleurs. Tout ne peut pas correspondre ! Le public américain ou européen attend aussi des informations sur ce monde qu’il ne connaît pas très bien, à travers la lecture, la peinture, le cinéma. Je suis désolée : ARTE en est réellement la fenêtre la plus importante dans le monde ; on y voit des choses qu’on n’aurait jamais vues. Je ne vais pas dire que ce qu’ils ont montré sur l’Albanie dans le film est cliché, je ne vais pas juger car je ne connais pas très bien ! Et même si c’est cliché, tant mieux, pourquoi pas : on m’aura transmis une information qui, pour moi, est très importante. Ne faisons pas des choses qui plaisent à l’Occident parce que c’est ce que font les cinéastes dont les films marchent un peu, mais ne faisons pas non plus des films qui plaisent sur le marché du pays. On ne va pas réaliser un sondage sur les goûts de chaque marché ! À mon sens, ce n’est pas possible de travailler comme ça pour le cinéma.
Souad Hussein, responsable du cinéma à l’Organisation Internationale de la Francophonie : Je souhaitais rebondir sans jouer à celle qui devance de futures attaques, mais il y a un lien évident entre le thème qui est le vôtre aujourd’hui, à savoir l’argent du marché, et les politiques de financement des interventions des organismes internationaux ou bilatéraux. Je pense que nous sommes arrivés à un tournant. Nous devons aussi le savoir et l’avouer, c’est très important de prendre ces tournants lorsque c’est nécessaire. Ces fonds ont fonctionné par le passé parce que notre seul objectif était d’amener un certain nombre de films du Sud qui existent vers un rayonnement international voire à obtenir des récompenses. L’histoire étant maintenant faite, on peut dire qu’on en est à une autre étape. On continue à se reposer sur des fonds qui ont plusieurs objectifs (que l’on soit jeune réalisateur ou cinéaste confirmé), on vient toujours chercher des montants qui sont certes nécessaires, mais dérisoires au regard de ce que l’on veut faire (amener des films vers une grande qualité). Cette dispersion des fonds pose également un grand problème. Tout cela m’amène à dire que nous devons revoir tout cela. L’aide au développement doit être bien plus importante, bien plus indispensable et cela me semble relever de la vocation d’une organisation internationale. Quant à savoir comment utiliser l’argent du marché, il peut aussi se positionner à travers des fondations et d’autres façons de travailler car les fonds institutionnels ont quelque peu montré leurs limites en termes d’administration, de gestion et tout simplement d’efficacité. Quand on voit qu’entre une décision d’octroi de financement et le virement effectif, il peut parfois se passer un an, un an et demi, on met en danger la production. Idem lorsque des guichets ferment ou sont temporairement gelés. Ces productions sont précaires, plus fragiles encore que les autres. Lorsqu’on demande à l’Afrique subsaharienne de venir avec 40 % de financement, alors qu’on sait que pour la Tunisie ou le Maroc ce n’est pas un problème, ce fonds marche à plusieurs vitesses. Car maintenant, il n’y a plus un Sud mais des Suds. Tout cela nous engage donc à retrousser nos manches et à revoir les choses.
Jacques Bidou : Simplement pour relancer le débat à ce niveau, je voudrais simplement répondre très brièvement à la question sur les dix-sept sources de financement du film d’une jeune Palestinienne dont on parlait tout à l’heure. On va d’abord dire que c’est un cauchemar absolu de faire une coproduction à huit pays avec moins d’un million d’euros, même en termes techniques, en termes de volume de travail. Ce cauchemar a en même temps un aspect très positif : ces huit pays sont de futurs diffuseurs. Il a donc déjà une assise de distribution très forte. Là est l’aspect contradictoire de la chose, mais c’est tout de même très simple : France, fonds Groupama-Gan et Fonds Sud (pour l’aide à la postproduction) ; pour la Suisse, l’institutionnel est l’OFC et Philippe Berthet(qui est absent mais devait venir), c’est-à-dire la télévision. Un peu d’argent dur de la part de la Suisse, qui était parmi les premiers à se décider ! Pour la Belgique, de l’argent institutionnel de la part de la Communauté française (qui y a mis beaucoup d’énergie d’ailleurs). Pour la Hollande, également un fonds d’Etat ; pas d’argent dur. D’Espagne, de l’argent dur, uniquement ! C’est le groupe Mediapro, qui a mis 150.000 euros et se débrouille pour le récupérer derrière sur le marché. Intéressant ! En Angleterre, de l’argent privé, très dur celui-là, de l’equity. Il est en priorité de remboursement. Aux Etats-Unis, Danny Glover a sorti de l’argent de sa poche, pur et dur ! Il faudrait qu’il le récupère aussi, si possible. Sinon, ce n’est pas tragique puisque le montant n’est pas énorme, mais tout de même c’est très important. Donc : de l’argent dur des USA, d’Angleterre et d’Espagne. Argent « soft » (des fondations) : France, Suisse, Belgique, Pays-Bas, Palestine. Dix-sept sources de financement, et c’est ainsi que ça se monte ! Je vous laisse imaginer le travail qu’une telle production représente pour moi et pour Marianne qui est là. Cela veut dire aussi qu’à l’arrivée, à l’issue de ces deux ans et demi de travail, un joli film est là. Eric s’y intéresse alors et rajoute un peu d’argent dur (du marché), ce qui est très important. Mais il manque encore 280.000 euros pour financer le film ! Ça, c’est la réalité. Je préfère le dire comme cela : pendant deux ou trois ans, avec l’aide d’Eric, l’aide des festivals, le petit bout de marché qui reste, le rachat par une chaîne d’ici trois ou quatre ans… Vous savez ce que c’est, si on récupère en tout 30 ou 40.000 euros, on finira par boucher le trou ! C’est ça, la réalité. On la vit tous les jours, mais je préfère qu’on la dise aujourd’hui en 2008 (on avait déjà dit des choses dessus ces dernières années), car d’année en année c’est de plus en plus difficile. Va-t-on se lancer à nouveau dans une telle aventure ? Va-t-on refaire deux ans et demi de travail pour accéder à ces sources de financement ? Oui, le film est là et c’est magnifique pour une cinéaste, pour ce qu’elle raconte. C’est magnifique parce qu’elle en fera d’autres, parce que le film va vivre et provoquer des centaines de débats… Je voulais donc simplement dire que l’affaire est loin d’être simple.
Joël Thibout : Je voudrais rebondir sur les paroles de Jacques : effectivement, ça me rappelle « l’accident » qui a été évoqué au début de l’intervention. Arriver à monter un film qui fonctionne serait un accident ! On voit bien que ce n’est pas franchement le cas, il y a malgré tout un peu de travail (deux ans). Je pense que je suis plutôt là pour représenter l’argent « dur », comme disait Jacques. Malgré tout, je ne vais pas essayer de faire croire que les cinématographies du Sud pourraient rêver d’un marché de masse dans le Nord, ce qui est suggéré par la volonté d’imposer des quotas. C’est pourquoi je suis d’accord avec Meinolf, je ne crois pas que cela ait beaucoup de sens. Il y a bien évidemment des logiques d’incitation et d’encouragement à mettre en place, mais penser que les cinématographies du Sud pourraient atteindre un marché de masse dans le Nord me semble excessif. Je suis effectivement là pour investir dans les films donc j’aimerais qu’on puisse parler de marché de masse. Il n’y en a pas mais je pense qu’il ne faut pas renoncer. Le principe d’accident est accepté comme une donnée fondamentale de la construction d’un film indépendant, de son montage financier et de son succès. C’est un accident que tout le monde doit construire. Ça peut prendre trois ans comme pour Jacques, mais c’est comme ça qu’un film existe. Je ne pense pas qu’on puisse imaginer que le cinéma indépendant et, a fortiori, le cinéma indépendant du Sud puisse atteindre à court ou moyen terme un marché de masse dans les pays du Nord. Je pense que ce n’est pas sérieux ; nous devons nous focaliser sur un film, sur la rencontre avec un réalisateur, entre un producteur (Laurent par exemple) et un talent pour s’efforcer de construire un financement, un système d’exploitation et de diffusion d’un film. Aujourd’hui, je pense que cela constitue un bon programme de travail pour un producteur de films du Sud.
Laurent Lavolé : Je voudrais apporter un petit bémol concernant ce que disait Moctar tout à l’heure, si je vous ai bien compris. Je pense que nous devons être très vigilants sur la question des critères du marché. Je ne crois pas qu’il y ait une personne autour de cette table qui pourrait les définir et expliquer en quoi obéir à ces critères facilite le financement d’un film. Il me semble que le cinéma qui nous réunit est un cinéma de l’offre. C’est un débat fréquent, y compris d’ailleurs pour le cinéma français. Ce débat s’est animé avec les changements politiques récents. Autant la question du développement est importante, de même que la relation entre les auteurs et les producteurs, la maturation d’un projet… On est parfois dans la nécessité de se précipiter, mais on doit prendre le temps nécessaire au développement d’un projet. Je pense qu’il faut absolument éviter de développer un projet en se disant qu’il sera séduisant, pour un public local ou international. Ensuite, petite réflexion : lorsque vous parlez d’un Sud à deux vitesses, je suis d’accord. Il est quand même souvent lié à la volonté politique : dans les pays du Maghreb ou d’ailleurs, il y une volonté nationale de soutenir le cinéma qui fait évidemment la différence. Concernant les quotas, je les pense inapplicables. En revanche, nous devons continuer de soutenir le Fonds Sud, dont l’existence et le développement sont essentiels. On ne peut pas appeler ça un quota, mais il correspond à une part du budget du CNC qui relève du Ministère des Affaires étrangères. Il est consacré au soutien des films de pays émergents. En France, imposer des quotas à la télévision est tout à fait irréaliste. Par contre, défendre cela et essayer de le développer un peu est un combat très important.
Rahmatou Keita : Mais en France, vous avez des quotas ! Il faut réfléchir à cela. Pourquoi, lorsqu’il s’agit des autres, le quota est toujours impossible ? Je pense que l’idée de Moctar Bâest intéressante, on peut y réfléchir. Quand on parle de quotas, vous pensez toujours qu’on vous attaque ! Ce n’est pas le cas. Il y a des institutions qui financent des films, des productions se montent et les films n’arrivent nulle part… Au lieu de gaspiller tout cet argent, peut-être peut-on réfléchir éventuellement à demander aux télévisions françaises, de la même façon qu’elles font pour leur cinéma qui, sans un pourcentage sur les recettes du cinéma américain, n’existerait pas. On pourrait réfléchir et négocier. Cet argent ne sert finalement pas toujours à grand-chose ! Pourrait-on plutôt envisager de définir un nombre de films que vous seriez « obligés », prêts à acheter de façon à ce qu’on ait un distributeur ? Pourquoi ne pourrait-on pas y réfléchir ? Je pense qu’aujourd’hui, c’est l’idée géniale ! Il faut qu’on en parle et qu’on en discute pour qu’on sorte de tout ça. C’est juste une réflexion. Vous avez même des quotas pour la musique française, sinon elle n’existerait pas !
Moctar Bâ : Pour ma part, je voudrais juste préciser mon propos à ce sujet. Je parlais d’incitation. Le quota est un exemple d’incitation. Il est clair que dans un contexte à ce point difficile, nous sommes quand même sur le terrain en train d’essayer de produire des films. C’est une réalité de tous les jours. On parle de la rencontre avec le talent, etc. Bien sûr ! Mais après on parle de masse. On est à Cannes, il n’y a pas un film africain ! Pas un, dans aucune des catégories. Nous allons donc accepter d’entendre que tout va bien, que de toute façon c’est le marché, qu’il n’y a que la rencontre entre un producteur et un auteur africain de talent, etc. ? Je suis désolé ! Je produis, je connais la difficulté. Oui, ça peut exister ! Quand je dis « accident », ça veut dire que ça arrive. Mais on est là, on parle de l’argent du Nord dans les productions du Sud : il faut mener la réflexion ! Qu’est-il possible de faire à partir du constat d’une difficulté extrême pour pouvoir créer des incitations ? Je crois personnellement à la coproduction. Je ne dis pas qu’il faut prendre n’importe quoi. Mais pour le cas d’un bon film africain avec un réalisateur de talent, si on ne fait pas l’effort d’inciter les producteurs et les distributeurs français ou européens à coproduire avec l’Afrique, il sera très compliqué de les convaincre. Ne serait-ce que pour le panel de producteurs qui se trouve ici. Je parle d’incitation ! Après, il faut réfléchir. Le quota n’est qu’un exemple (peut-être pas le meilleur), mais si la cinématographie française est aujourd’hui ce qu’elle est en Europe, c’est grâce au CNC et à des mesures d’incitation qui lui permettent de contrer les Américains. Si nous sommes là pour parler de l’Afrique, la France et l’Europe sont une clé de voûte du financement de ses films. Il y a un seuil critique en dessous duquel on ne peut pas faire de la qualité. Il faut dire la vérité : l’argent n’existe pas chez nous. Comment fait-on pour atteindre ce seuil ? Si, au sein des chaînes, il y a un pourcentage pour les films français, puis un petit pourcentage pour le monde entier, ça ne va pas ! Certes, à un moment donné, un film africain va peut-être passer, mais j’en reviens à l’incitation : si on décide de propulser cette cinématographie pour qu’elle puisse ensuite générer ses propres développements, il faut impulser quelque chose. Pour cela, il y a des politiques d’incitation à mettre en uvre. Je ne dis pas autre chose.
Jacques Bidou : D’accord. On pourrait vraiment relancer la discussion sur les quotas, c’est un peu compliqué car effectivement, en France, c’est le cinéma français qui est aidé par son propre pays. Il faudra qu’on relance ce débat de façon un peu plus générale. Ce qu’il est important de dire aussi, c’est que les quotas sont complètement contournés en ce qui concerne certaines cinématographies dans le pays lui-même : sur certaines chaînes, c’est à deux heures du matin qu’on déstocke du quota de film français ! Quand on veut contourner un quota, on le contourne très bien. Qu’il y ait des quotas pour défendre son propre type de cinéma, c’est une chose, mais c’est une autre bataille quand il s’agit de défendre d’autres cinémas. C’est plus complexe, et c’est de cela dont il faudrait parler. À cette heure, l’ouverture de ce débat sera quelque peu compliquée. Moi, je repars sur ce que disent Meinolf et Michel : il est incontestable que ce qui compte avant tout, ce sont les très grands, les très beaux projets de grand talent. C’est fondamental, nous sommes d’accord ! Mais derrière cela, il faut ajouter une deuxième réflexion : en effet, nous avons absolument besoin de ces talents. Ces cinématographies nous sont vitales. On a besoin d’échanges, on a besoin de les découvrir. Ce n’est pas simplement un « plus » : faute de ces cinématographies, que devient-on ? Si on doit se replier sur nos productions domestiques et subir de l’américain (qui, de toute façon, arrose le monde entier et influence les cinématographies dont on attend des films singuliers), qu’arrive-t-il ? Ces talents sont vitaux pour nous. Troisième chose, pour ne pas trop « optimiser » : il y a un repli généralisé à l’égard de ces cinématographies. Talent et nécessité sont confrontés à quelque chose qui se replie. Je racontais tout à l’heure notre histoire ; j’ai un autre film avec Marianne à la Quinzaine, un film argentin. Il faut savoir que la coproduction impose des contraintes terribles à la création ! Aujourd’hui, pour un créateur qui a besoin d’une grande liberté pour choisir ses collaborateurs là où c’est le mieux pour lui, post-produire le son en Hollande, faire le labo en Suisse, avoir une participation belge etc., je vous garantis que c’est un autre type de cauchemar dont on pourrait parler ! La coproduction est vitale et nous impose maintenant de plus en plus de règles qu’on n’arrive plus à gérer ! C’est devenu un écheveau de contradictions qui pèse sur les uvres, et il faut vraiment le dire d’autant plus que les cultures de tous ces pays sont très différentes. Nous, les Français, n’avons pas de problèmes avec la Belgique car ça fait longtemps que nous travaillons ensemble. Dès qu’on commence à aller vers d’autres pays, il y a d’autres cultures de travail : en Espagne, en Allemagne, en Hollande… Et il faudrait harmoniser tout ça ? Très honnêtement, ça reste un autre type de cauchemar. On doit gérer tout cet ensemble. Il est essentiel de dire que sans un énorme niveau d’exigence (c’est là aussi que la question du développement est capitale pour atteindre la qualité), on ne peut pas parvenir à cette maturité. Il faut investir dans le développement ! Oui, c’est ce qui coûte le moins cher mais c’est qui a le moins de retour direct sur le marché ; il n’y a pas de visibilité, comme on dit. Il faut de vraies volontés politiques pour le développement. Je souhaitais simplement dire qu’il y a un vrai mouvement, un vrai désir collectif. Il faut impérativement continuer à défendre ces cinématographies en général. Cela ne dépend pas uniquement des pays du Nord, c’est fondamental. À partir de là, on s’aperçoit qu’il y a un autre type de fracture, raison pour laquelle j’ai donné un autre type d’exemple : tout le marché anglo-saxon est fermé. C’est aussi un énorme problème pour nous parce que ce marché est considérable et il est particulièrement fermé aux films non anglophones. Ce problème touche à l’argent dur : sur le marché anglo-saxon, on trouve cet argent avec un type d’exigences qui n’ont pas grand-chose à voir avec les chances de retour sur les investissements.
Eric Lagesse : On ne va pas repartir là-dessus, j’avais beaucoup de choses à dire sur les quotas. Mais il y a quand même en France un vrai combat avec le gouvernement, le CNC, le ministère des Affaires étrangères pour continuer à faire vivre cette cinématographie et déjà que le Fonds Sud continue à vivre. J’ai aussi été dans le Fonds Sud pendant deux ans, j’ai vu passer de très nombreux projets et il y a vraiment un vivier. Je voulais juste revenir sur l’idée du cliché : une chose qui me semble évidente, c’est que le cliché est indispensable pour que les films voyagent. Comment arriver à cette alchimie dont je parlais, celle qui fait que le metteur en scène garde son identité propre, nationale, qu’il arrive à dire ce qu’il souhaite, qu’il puisse travailler avec les gens qu’il veut en dépit des huit coproducteurs (ce qui laisse quand même peu de place aux vendeurs étrangers !), tout en faisant en sorte qu’il atteigne un public un peu plus large ? S’il faut surtout faire attention à s’éloigner du cliché pour s’adresser à son public national, le film restera national. Il ne sera pas international ; c’est le cas de beaucoup de comédies françaises, qui marchent (ou pas) en France et sont faites pour un public français. En tout cas, elles ne se vendent pas à l’étranger. En conséquence, à propos d’Amélie Poulain (dont on pense ce qu’on veut), on peut dire qu’il porte des clichés français qui ont fait qu’il a marché dans le monde entier. Il y a tout de même de nombreux films comme ça. Je reprends l’exemple de Daratt : pour moi, c’est un film africain coproduit en France donc qui rentre dans les quotas français. Je n’ai pas l’impression qu’il soit cliché. Je ne sais pas ce que les Tchadiens pensent de lui mais pour moi, c’est quelqu’un qui a vécu la guerre, qui parle de son expérience et surtout qui passe l’idée universelle qu’est celle du pardon. Et ce film se vend comme ça, parce que les gens sont touchés à la fin. Ils n’ont pas vécu la guerre au Tchad, mais ils savent ce que c’est et ils comprennent ce qu’est le pardon. Il me semble qu’il faut quand même arriver à ouvrir au maximum. Certains metteurs en scène sont capables de le faire parce qu’ils ont cela en eux, et d’autres non. De toute façon, tous les films ne peuvent pas marcher. Sur dix, il y en aura toujours un qui marchera et c’est comme ça. Mais c’est la même chose pour la France ! Le CNC disait, je crois, qu’il y avait 40 % de premiers films français qui font moins de 20.000 entrées. En France, ce n’est rien ! Il faut quand même réfléchir à cela aussi.
Michel Reihlac : Je veux bien rebondir sur une particularité. Il est vrai que la situation des cinémas du Sud n’est pas si particulière par rapport au cinéma français et sur le plan international. Il faut se souvenir que le marché est par nature injuste, et à deux titres : lorsqu’un film a les qualités qu’évoque Eric, il n’y a aucun problème. Je prends l’exemple de Huacho, que vous avez produit. Ce film est en fin de montage, de finition. C’est un premier film chilien, par un auteur dont personne n’a jamais entendu parler, sorti absolument de nulle part. Le scénario est arrivé chez nous, je l’ai lu et l’ai trouvé vraiment extraordinaire. Enthousiasme immédiat, unanimité pour ce choix : nous le coproduisons. Ensuite, le scénario circule, il a été présenté à toutes les organisations internationales susceptibles d’aider le cinéma du Sud. Ce scénario a absolument tout eu, partout et à l’unanimité ! C’est injuste, mais il se trouve que ce scénario est extraordinaire, j’espère que le film sera tout aussi extraordinaire.
Ce que je dis, c’est que c’est injuste par rapport aux autres, et ça veut bien dire que lorsqu’il y a quelque chose d’exceptionnel, il n’y a pas de problème. Autre cas : Caramel, comédie libanaise. Même chose pour ce premier film de Nadine Labaki, qui n’avait jamais rien fait auparavant. Ce film se fait, il a obtenu moins facilement des financements. C’est un film totalement local mais qui séduit parce qu’il touche à des valeurs universelles. Enfin, troisième exemple : Hamaca Paraguaya, film qui n’a fait que 5.000 entrées en salles en France, donc un échec commercial total. Ce film a été fait par une jeune femme qui n’avait jamais rien fait auparavant, dans un pays (le Paraguay) où pas un seul film n’a été produit depuis trente ans. Cette femme d’à peine trente ans arrive avec ce film, extraordinairement radical (à la limite de l’expérimental), et il a fait le tour du monde entier, de tous les festivals. Elle propose actuellement son deuxième film, tout aussi radical que le premier, et il y a autour le même enthousiasme, le même intérêt même s’il n’y a aucun marché. Tout simplement parce que ce film fait progresser le langage universel du cinéma.
C’est donc ça qui est injuste. C’est injuste pour tous les films car les très bons films n’ont en fait pas de problème. Ensuite, le marché est rendu injuste par une nouvelle évolution, pointée dans le rapport des Treize par François Yon, de Film Distribution, qui a rédigé la partie sur les ventes internationales et l’exportation. La nouvelle caractéristique du marché international pour les films du Sud (dans lesquels la France s’inclut, car tout ce qui n’est pas américain est un film du Sud sur le marché international !) est qu’actuellement, il y a une plus petite quantité de films qui marchent chaque année. Admettons qu’une douzaine de films non américains cartonne chaque année, que ceux-ci sont vendus dans tous les pays et sur tous les marchés, et pour lesquels ça va très bien. On peut penser par exemple à La Visite de la fanfare, à Caramel ou à d’autres. Auparavant, il y avait peut-être trois à quatre fois plus de films qui circulaient chaque année sur le marché international, mais très peu. Ils faisaient quelques ventes, ce n’étaient pas des « blockbusters » à leur échelle sur le marché international. Aujourd’hui, il y a une possibilité mais elle ressemble exactement à ce qu’est la réalité du marché pour les films français mais aussi américains : il y a une infime minorité de films qui accèdent au succès et à la notoriété. C’est un fait que ni les quotas ni les politiques d’incitation ne changeront. Je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais dans la pratique quotidienne, voilà la réalité du marché.
Amina N’Diaye : Je suis désolée, Monsieur, de vous contredire. Vous avez donné des exemples précis de films qui ont marché ; moi, j’ai un film qui a marché. Il s’agit d’un documentaire sur l’Indépendance du Sénégal ; je l’ai présenté et il a été sélectionné à dix festivals et il passe chaque année sur TV5, sur CFI… Le DVD est distribué à la FNAC, c’est un film qui marche très bien et j’ai toujours eu un refus d’ARTE. En fait, je l’envoie tous les deux ans à ARTE et comme c’est sur la biographie d’un homme de l’Indépendance du Sénégal, on me répond « on a déjà fait Sekou Touré, on a déjà fait Senghor. » Est-ce un argument de dire qu’on a déjà parlé d’un homme africain et ça suffit comme ça ? C’est ainsi que je l’ai pris ! Vous sentez à ma voix que je suis très énervée car franchement, ARTE m’énerve (rires), bien qu’il y ait de très bons programmes. On me répond qu’on a déjà fait deux personnages africains, et pour moi ce n’est pas un argument : sur d’autres sujets, vous ne vous gênez pas pour passer dix fois, trente fois des programmes similaires.
Michel Reihlac : Je ne connais pas votre film car je ne m’occupe pas des documentaires. Vous ne m’avez pas troublé car votre réaction, c’est mon quotidien. Je lis 500 scénarii par an et ne réponds « oui » que vingt fois… Je sais que ce n’est pas un scénario…
Amina N’Diaye : Mais j’ai passé toutes les étapes ! J’ai eu le CNC, j’ai eu la Francophonie… J’ai tout eu ! Le film existe…
Michel Reihlac : Madame, bravo mais laissez-moi juste vous dire qu’ARTE ne peut pas répondre oui à tout ; moi je réponds « oui » dans 3 % des cas. Voilà, c’est la réalité. On est inondés de propositions, de demandes auxquelles nous ne pouvons malheureusement pas accéder. On fait tout ce qu’on peut et on ne peut pas répondre à tout. Si vous me permettez, je trouve votre colère légitime de votre point de vue, mais elle n’est pas justifiée. Je suis d’accord qu’en ce qui concerne la réponse que vous avez reçue, avoir déjà traité d’hommes politiques n’est pas l’argument mais c’est vrai : c’est une manière peut-être un peu rapide de dire qu’il y a des contraintes très complexes. Je peux vous garantir que Meinolf et moi (tout comme tous nos collègues à ARTE), nous nous battons quotidiennement pour continuer de faire passer des films probablement comme le vôtre. C’est un combat vraiment quotidien pour une chaîne comme ARTE que de rester là où nous sommes. Il ne faut pas prendre un refus comme du mépris. Ce n’est pas le cas, ce n’est pas mal vous traiter ; c’est que malheureusement, d’un point de vue statistique, on peut difficilement faire davantage que ce que l’on fait. Je sais que cela ne vous satisfera pas, mais je vous livre mon point de vue !
Un intervenant,* scénariste et réalisateur kenyan : Je suis d’accord qu’il est très difficile de faire un film pour le marché international. Mais ce que je trouve encore plus dur est de ne pouvoir accéder à la télévision kenyane. Mes compatriotes ne savent pas ce que je fais et si c’est une coproduction, elle sera montrée ici et non en Afrique. Je fais des films car je vis dans une certaine société. Je voudrais surtout que mes films soient vus par nos critiques au Kenya. Il nous faut développer le marché local, les structures locales.
Jean-Michel Kibushi, producteur et réalisateur de films d’animation : Je voudrais revenir un peu en amont sur ce qui a été dit sur la création et la créativité. Nos films sont jugés sur le marché international avec la même grille que les films européens. J’ai été très content d’entendre Madame Hussein, de la Francophonie. Je constate qu’après plusieurs années, même si nous avons été en conflit pour dénoncer certaines pratiques, certains faits, c’est aujourd’hui un tournant. Le marché n’est pas unique (il y a le marché local et international), et je crois qu’il faudrait que les institutions et les structures qui aident le cinéma du Sud puissent mettre des moyens en amont pour le développement. Nous sommes un jeune cinéma. Sans développement, sans coproduction, sans pourparlers (avec les distributeurs, les collègues expérimentés qui ont une pratique au quotidien…), il est difficile de se positionner sur le marché international. Certains choisissent le marché international, d’autres le marché local mais au départ il y a la créativité, le talent. Malheureusement, dans de nombreux cas, ces talents ne trouvent pas d’aide au développement, de temps, de moyens de confrontation avec des partenaires qui peuvent apporter une complémentarité. C’est une chance, mais parfois il faut faire le choix au départ. À quel marché s’adresse-t-on ? C’est là toute la question, et je suis très heureux aujourd’hui de constater que l’Organisation de la Francophonie, pour ne parler que d’elle, est au tournant et qu’elle ait pris en considération de vieilles questions. Cela profitera aux générations suivantes. Cela peut aider en amont le travail de développement, et c’est par cela qu’on peut arriver à une certaine qualité un certain respect. Si un film africain n’est pas sélectionné aujourd’hui à Cannes, on souhaiterait s’attarder davantage sur la qualité. Il y a du talent, il y a du travail conséquent, mais nous devons vraiment revenir en amont, à la compétence, aux projets originaux. Même si, dans tous les cas, pour des milliers de propositions, il n’y aura que 3 % de projets acceptés.
Moufida Tlatli : Je voudrais ne pas terminer ce débat avec un malentendu aussi profond qu’au début sur les marchés local et universel. On ne peut pas travailler sur un film en lequel on ne croit pas, il s’agit de la qualité, pas de quotas ou de structures. Si Eric reçoit un film terminé qui le touche profondément, je ne vois pas pourquoi il refuserait de le distribuer. Il va se battre, et nous devons espérer qu’à travers ces canaux qui existent, on poursuive le combat pour le Fonds Sud et la Francophonie. Des quotas, pourquoi pas plus tard, quand il y aura beaucoup de films ! On pourrait créer d’autres fonds si c’est possible ; tout cela est plus beau que vous n’avez l’air de le dire. À ce moment-là, la qualité et la quantité entreront en ligne de compte.
Osvalde Lewat : Au début du débat, Jacques a souligné le fait que c’était la deuxième fois qu’en 2007 avait lieu un débat similaire. Je remarque simplement que parmi les intervenants, il n’y a pas d’institutionnels du Sud (ministres de la Culture, toute personne qui pourrait inciter à la production et à la création dans nos pays…). On peut tous constater que les cinématographies qui se sont développées ces dernières années l’ont été aussi du fait d’une incitation locale des gouvernements. Je pense que pour nous, Africains (je suis Camerounaise), il est important de ne pas être dans un tropisme français ou européen. Il faudrait que localement, nos gouvernements incitent également nos productions à se développer.
Christian Tison : Je voudrais, en tant que responsable cinéma au Ministère des Affaires étrangères, dire un mot sur les inquiétudes que j’ai senties poindre au sujet du Fonds Sud Cinéma. Il est vrai que la direction de l’Audiovisuel extérieur au ministère connaît de fortes restructurations, mais je peux vous garantir que ce fonds n’est absolument pas concerné par ces changements. À présent, je conclus véritablement en remerciant tous les intervenants ; il me semble que nous avons eu un débat de bonne qualité avec des acteurs clés du secteur. Merci beaucoup ! Merci beaucoup à Jacques qui, comme d’habitude, fait très bien ce travail. Il a eu la pudeur de ne pas dire le nom du film qu’il a produit, donc je vous le dis : ça s’intitule Le Sel de la mer. C’est donc un film palestinien d’Anne-Marie Jacir. Je vous invite à le voir, je l’ai vu et c’est formidable. Enfin, je remercie nos deux partenaires pour cette table ronde : ARTE et Télétota.
* traduction résumée par Olivier BarletTranscription : Thibaud Faguer-Redig///Article N° : 7654