Regards féminins sur le hip-hop sénégalais

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Le poids des traditions, une culture patriarcale ancrée telle une matrice de vie, un public majoritairement composé d’hommes, des artistes masculins jaloux de leur succès. Autant dire que la représentation féminine dans le rap sénégalais a du mal à se tailler une place pérenne. Certes, des groupes naissent. Certes, des personnalités fortes émergent. Mais cela ne dure pas toujours…

Entre les années 1990 et 2000, des groupes comme ALIF (Attaque Libératrice pour l’Infanterie Féministe) avaient réussi à se faire une place de choix sur les scènes avant de disparaître. Malgré tout, quelques individualités continuent de pousser les portes du hip hop sénégalais, afin d’en élargir les modalités d’entrées. Fortes des freins et des déconvenues passés, ce sont elles qui posent lucidement leurs regards sur ce milieu, en revendiquant une légitimité trop souvent remise en cause.
« Pour les Sénégalaises prises dans l’étau d’une société féodale, patriarcale, musulmane, animiste, moderne, assimilée, la schizophrénie est un fait avéré ». Ces mots tirés de Wala bok, une histoire orale du hip hop au Sénégal, ouvrage récemment paru aux éditions Amalion, proviennent de Fatou Kandé Senghor, artiste pluridisciplinaire qui souhaite provoquer, dans son pays, une « confrontation paisible », via le hip hop. Elle poursuit : « Aussi moderne qu’elle soit… [la place de la femme]dans la société reste liée à un statut matrimonial. Ce statut matrimonial, elle [la femme]tente de le conquérir toute sa jeunesse par ses talents culinaires et son pouvoir de séduction. »
Sister Coumbis, ex membre du groupe Gothal (« s’unir » en pulaar), groupe féminin maintes fois recomposé mais toujours vivant, confirme : la place de la femme dans la société sénégalaise est au cœur de l’histoire en construction d’un hip hop au féminin. « Au Sénégal, nous avons tendance à confiner les femmes au rang d’épouses, de mères, de sœurs, de belles-mères et de belles-filles ». Un symptôme qui interroge. Vouloir percer en tant que MC au féminin, c’est être prête à se battre contre « cet héritage ».
De nombreuses femmes tentent de faire bouger les lignes depuis plus d’une dizaine d’années. Elles cherchent pour la plupart à s’imposer à coup de punchlines, plutôt qu’au travers d’un décolleté aguicheur. Les histoires de « bonne femme » de ces pionnières d’un genre racontent néanmoins un parcours sinueux, semé d’embûches.
Le rap au féminin c’est quoi ?
D’abord, le décor. Fatou Senghor raconte : « Le Sénégal, notre pays, est un territoire hanté par des croyances ancestrales. Des génies en gardent les portes, les eaux et les ruelles. Parmi eux, beaucoup de déesses… Mame Coumba Bang au Nord, Mame Coumba Lamb à Rufisque, et dans la région de Dakar, Coumba Castel à l’île de Gorée, Mame Ndiaré à Yoff et Leuk Daour aux îles de la Madeleine. Dakar la coquette est bel et bien habitée ». De Femmes, en premier lieu…
Dans cette société, la dominance masculine est une chose avérée. Les hommes se placent en décideurs. Le hip hop ne fait donc qu’illustrer une tendance prégnante. Keyti, un rappeur engagé, se hasarde cependant à tracer un pronostic, qui le sort du lot : « Le rap n’est pas un truc de mec. Je crois que les femmes, particulièrement, ont beaucoup plus de choses à dire que les hommes ». Soutiens de famille dans une société clivée en pleine mutation, les audacieuses qui s’aventurent hors des sentiers battus sont pourtant rares. « En 1999, il y a eu plein de groupes de filles. La plupart de ces groupes n’existent plus. Car les filles se sont mariées ou sont tombées enceintes. Elles ont mis fin à leur carrière » selon Njaaya, ex membre du groupe ALIF, l’un des tout premiers groupes féminins reconnus par le grand public.
Créé en 1997, ALIF était composé de Myrièm et Mina. Par la suite, Oumy a intégré le cercle, puis quelques autres. Leur première production envahit les bacs en 1999 et signale l’entrée en scène de la gente féminine dans le hip hop sénégalais. En 2003, le groupe sort un nouvel opus sur le marché international. Depuis, la réalité sénégalaise a eu raison de la passion de ses interprètes.
Des destins éphémères
Leurre ou rêve stérile, le destin des rappeuses sénégalaises semble toujours éphémère, écartelé entre modernité et tradition. Les protagonistes, elles-mêmes, le reconnaissent: « le hip hop « féminin » est très jeune. Culturellement, les parents et la société ne sont pas encore prêts. D’autant qu’il n’y a pas de référence féminine forte et reconnue à l’heure actuelle « . On est encore loin du regard porté sur la complexité du tassou, un genre possiblement cousin du rap, mais ancré dans la mémoire du pays. Le tassou consiste à parler rapidement sur un rythme saccadé. Des rappeurs comme Awadi ou Djoloff le revendiquaient, il y a encore quelques années, comme étant l’ancêtre du rap. Mais les enjeux portés par les jeunes rappeuses annoncent un autre monde, noyé dans des contraires, situé loin de l’héritage. Voilà pourquoi Ina Thiam, photographe, vidéaste et documentaliste pour l’association AFRICULTURBAN, tient ce propos d’une société encore frileuse. Cette trentenaire pimpante, passionnée des cultures urbaines, se souhaite un destin à la Marta Cooper, une photographe archiviste du hip hop américain.
Seule femme membre du CA de son association basée à Pikine, structure créée par le rappeur Matador, elle est convaincue que le rap et les cultures urbaines permettront de faire changer les mentalités dans cette société. Elle rêve à une égalité effective dans le milieu artistique. Fatou Kandé SENGHOR relativise toutefois l’élan de sa cadette: « Il y a toute la panoplie de la femme sénégalaise qui empiète sur leur volonté [les rappeuses]de devenir véritablement des performeuses. Mais pour moi : il faut deux choses quand on est une femme sénégalaise dans ce milieu : c’est la tête et le ventre! Or, aujourd’hui les rappeuses sont avant tout les produits de leurs quartiers. Alors que nous avons nombre d’héroïnes au Sénégal et en Afrique. Selon moi, c’est là-bas que le public les attend et ne les voit pas arriver. »
Toussa, autre rappeuse de la place, directrice de son propre label, Fam Musik, s’en défend, en s’intéressant fortement aux vécus des femmes. En plus d’en parler dans ses textes, elle estime avoir une responsabilité sociale. « La femme dans le hip hop a toujours existé et a su créer sa place. On ne les voit pas devant, peut-être à cause d’un manque d’assurance, mais elles sont bien là. Mais se faire une place nécessite beaucoup de détermination ». Une détermination qui s’épuise parfois en chemin.
Une scène féminine toujours en gestation
« C’est vrai qu’il y a un vide féminin dans la mifa du rap et cela me fait mal (…) » constate Moona, rappeuse au talent prometteur, dont on attend toujours le prochain album. Elle reste lucide sur ce qui manque à cette scène féminine. En fait, deux aspects doivent être pris en compte par ces artistes en devenir, au-delà des freins culturels : la lutte pour leur indépendance financière et le contenu des textes qu’elles proposent. Sur ce plan, il y a encore du travail. Des failles existent. La grande sœur Fatou SENGHOR n’est pas tendre sur la question, mais se veut bienveillante.
Sentinelle balisant à sa manière le chemin des jeunes artistes passionnées et assoiffées de liberté, elle suggère un modus operandi : « Tu dois préparer ton public à ce que tu proposes. Il y a une densité nécessaire avant de se pointer et de dire « je fais du rap au Sénégal ». La dominance masculine, il faut la comprendre, qu’elle soit culturelle ou religieuse. Il y a tellement de paliers à franchir que les artistes qui décident de se lancer doivent comprendre que ce choix de carrière, c’est de la vie à la mort. » Un peu extrême, mais pas totalement faux…

///Article N° : 13430

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