Dans la diversité de la programmation d’un festival, des tendances émergent qui nous parlent des recherches et tensions que vivent des cinématographies. La quatrième édition des Rencontres internationales des cinémas arabes qui s’est tenue à Marseille du 30 au 4 décembre 2016 vibraient d’interrogations sur la forme à adopter au cinéma pour répondre aux enjeux actuels du monde arabe.
Le réel, incontournable
Ne pas fermer les yeux sur la Syrie. Les témoignages sont nécessaires pour que cet ailleurs soit présent, qu’une pression s’exerce pour avancer vers les solutions. Ce n’est pas le cinéma qui les donnera, mais il a la force de faire ressentir le drame d’un peuple et mobiliser l’opinion. L’enjeu reste ici de ne pas tomber dans le pathos qui crée la distance par le trop plein d’images insoutenables, mais de donner à comprendre de l’intérieur la tragédie en cours.
Les enfants : ils subissent, marqués, parfois brisés, et sont pourtant les forces vives de demain. Mani Y. Benchelah et un réalisateur et photojournaliste franco-algérien vivant à Istanbul pour pouvoir circuler au Proche et Moyen-Orient, et en Europe pour assurer la production et la diffusion de ses reportages et documentaires. This is Exile : Diaries of Child Refugees (56’) a été tourné dans différents lieux de refuge de familles syriennes. Il y a suivi des enfants dans leur exil, leur donnant la parole pour dire leur déracinement leurs peurs, leurs espoirs, leur vécu. Déchirant, le film rend compte du traumatisme. Fatima est en chaise roulante et vit avec ses parents dans un garage à Tripoli. A Arsal, à la frontière libano-syrienne, Noureddine se croit encore assiégé à Homs. Il bégaye… On tente de réparer les trous des tentes pour que les pluies n’envahissent pas le logement. Le désir de vengeance s’exprime, mais est aussi chassé par le refus de la violence. A Chatila, les enfants jouent à la guerre et y passent leurs pulsions vengeresses, mais discutent aussi politique avec leurs yeux d’enfants. Sans illusions, ils savent que c’est un jeu d’adultes. L’humour s’installe un moment. « Le savoir, l’éducation, c’est l’illumination », dit le grand-frère, mais il lui faut aller travailler pour que la famille survive. Réfugiée en Europe, Fatima a appris l’allemand en deux mois : « La Suisse est mon pays maintenant ! » Mais d’autres veulent revenir au pays un jour. Un réfugié vit en moyenne 17 ans en exil conclut le film. Si les détails du conflit politique ne sont pas abordés, ils sont puissamment présents dans la capacité d’écoute du réalisateur comme dans le regard des enfants.
Documenter est ainsi se mettre en relation, ouvrir à une complicité qui libère la parole. C’est un échange qui « dépend de la sincérité du lien avec le personnage », disait le Libanais Maher Abi Samra dans une masterclass organisée par le festival. On le voit de façon très visible dans Femmes du Hezbollah qu’il avait réalisé en 2001. Une femme y livre une langue de bois absolue en début de film, poussant presque son mari au martyre, et se révèle finalement d’un féminisme revendiqué lorsqu’elle se confie. « Il faut se présenter tel qu’on est, sans magouiller », disait-il encore. Effectivement, « la confiance, ça prend du temps », comme le soulignait lors d’un passionnant « café-ciné » Karim Sayad qui présentait Babor Casanova (35’) au festival, où deux jeunes tentent de se débrouiller dans le quartier du Sacré Cœur à Alger, entre petits trafics et parking informel, investissant leurs maigres gains pour aller soutenir le club de la Mouloudia dans les matchs de foot du week-end. L’un des deux est Adlane Jemil que Merzak Allouache a pris pour tenir le rôle principal de Madame Courage. (cf. critique n°13328) Les deux compères disent dans la parole et dans le corps cette Algérie désillusionnée, sans aspérités auxquelles s’accrocher, que l’on ne pense qu’à quitter. C’est via le Facebook des supporters « ultras » de la Mouloudia que Karim Sayad a rencontré les deux jeunes. Le film les met en valeur dans leur créativité au quotidien, malgré les limites de leur condition. Là est toute sa valeur car il documente un courage.
Le courage au quotidien, c’est aussi ce que film Avo Kaprealian à Alep dans Houses without doors (90’) appréhende dans une absolue incertitude alors que la situation du quartier se détériore avec l’intensification des bombardements. Alors que les télévisions ne semblent voir que l’horreur des combats, ce filme restaure le regard de ceux qui tentent de résister et survivre au quotidien. Kaprealian filme sur trois ans sa famille arménienne dans son hésitation face à l’exil, alors que leurs aînés étaient venus s’y réfugier cent ans auparavant. Des images d’archives arméniennes mettent cette interrogation en perspective. Sur la durée, la guerre apparaît comme une habitude qui se prend (on continue sa vaisselle après avoir entendu une bombe pas loin), un piège (pour qui sera la prochaine ?), un étau qui se referme (la mère finit par faire sa valise). C’est pour ces Arméniens une Histoire à répétition, une marche en arrière débouchant sur un sanglant et déprimant western.
Reconstituer le passé ?
Cette écoute en situation n’est pas possible quand il s’agit de mémoire, comme celle des prisonniers de la guerre civile libyenne en Syrie, au camp de Tadmor (Palmyre). Ils ne furent libérés qu’en 2000, grâce à l’amnistie suite à la mort de Hafaz-el-Hassad. « Les mots ne suffisent pas » : avec l’association des Libanais prisonniers en Syrie, Monika Borgmann et Lokman Slim ont réalisé Tadmor (103’), qui alterne des témoignages sur fond noir face caméra et des reconstitutions où les anciens prisonniers rejouent leur vécu, endossant aussi bien les rôles de bourreaux que de victimes. Une performance a été montrée à Beyrouth en 2012. Autant les récits sont poignants lorsqu’assis sur une chaise, ils racontent et se mettent à mimer ce qu’ils disent, autant les reconstitutions par ces non-professionnels sont pesantes : on ne remplace pas aisément un acteur. D’autant que le corps se réhabilite et ne porte plus avec le temps trace des tortures. On comprend la démarche : les anciens détenus se reconstituent en affrontant leur mémoire, mais le film ne rend aucunement compte des improvisations et discussions qui ont présidé à ce qu’on voit à l’écran. Les réalisateurs les ont pourtant filmées. Dommage : ce geste de création aurait été nettement plus parlant.
C’est tout le problème de la reconstitution. « Tu n’as rien vu à Hiroshima » répondait en leitmotiv l’amant japonais à sa maîtresse française dans Hiroshima mon amour (France, 1958) d’Alain Resnais. Elle étayait pourtant ses affirmations de documents d’actualité et de reconstitutions sur le désastre de la bombe atomique. « Incarner, c’est donner chair et non pas donner corps », écrit Marie-José Mondzain. (1) On retrouve dans ce film le vieux défi d’éveiller les consciences par la reconstitution de la violence, dont on sait combien la transposition cinématographique le voue à l’échec quand cela conduit à mobiliser davantage chez le spectateur la pulsion du voyeur que l’autonomie de la réflexion, et cela au risque de figer la mémoire dans la restitution d’un passé révolu. La reconstitution documentaire n’a pas les oripeaux de la réalité : les lieux ont changé, le temps s’est écoulé. La parole qu’elle développe n’est pas visible à l’image : elle est le fruit d’une situation organisée par le regard du cinéaste et authentifiée ou non par celui du spectateur.
On retrouve cette contradiction, qui est aussi celle de la dénonciation, dans 3000 nuits de la Palestinienne Mai Masri (1 h 43). Situé dans l’huis-clos d’une prison israélienne dans les années 80 et inspiré d’une histoire vraie, le film suit l’évolution d’une institutrice enfermée par erreur au sein d’un groupe de prisonnières palestiniennes engagées mais aussi d’Israéliennes hostiles. Enceinte mais refusant d’avorter et de se compromettre, elle accouchera et éduquera son enfant en prison, lequel est pris en charge collectivement par les prisonnières auxquelles il apporte un peu de soleil dans la grisaille. Le film a du mal à sortir de sa démonstration d’une héroïne iconique traversant les épreuves en se construisant et n’atteint la contradiction qu’en de rares moments révélant les faiblesses des unes ou des autres. On adhère ainsi au film que si on en partage le regard comme dans tout film militant. Mais encore faudrait-il pour cela que la mise en scène et le jeu des actrices gagnent en légèreté. On y trouvera cependant l’utile rappel que 7000 détenus palestiniens croupissent dans les prisons israéliennes, le temps passant comme dans le film où il est symbolisé par le reflet des ombres qui progressent. En 1983, 4700 Palestiniens ont été échangés contre six soldats israéliens, contexte de la fin du film, mais on voit bien que la question qu’il pose est actuelle. Comment dire le temps présent en remémorant le passé ? Sans doute en l’abordant sans l’idéaliser, dans toutes ses contradictions car ce sont elles qui perdurent aujourd’hui.
Le corps invisible
Si un tel film rencontre un fort succès dans les salles arabes, c’est qu’il donne corps à l’humiliation ressentie. Mais on s’aperçoit que le corps est plus présent quand il est hors-champ, absent de l’écran ! Sa présence s’impose quand on ne peut le montrer, quand il est ce qui se dérobe, se cache ou est caché. Comme les bonnes. Pour en filmer une, il faut l’autorisation du patron. Et vu qu’elles sont exploitées, pas question ! Chacun sa bonne (97’), le dernier et excellent film de Maher Abi Samra, montre des façades d’immeubles et fait parler un personnage fictif mais plus vrai que nature. La traduction du titre arabe du film serait « ceux qui sont servis » : il se veut miroir, révélateur. Absente à l’image, la bonne qui parle est manifestement invisible, comme dans la société libanaise. Le directeur d’une agence de placement de domestiques explique son travail avec passion, dévoilant le trafic humain. Heureux d’être filmé, il se dévoile tel qu’en lui-même, avec sa pathétique inconscience. La machine à l’œuvre.
Chacun sa bonne Extrait VF from Les Films d’Ici on Vimeo.
Comment appréhender l’invisible alors que nous sommes entourés d’images qui communiquent sans nous laisser la réplique ? Guy Debord a montré que cette société du spectacle donne l’illusion de la multiplicité mais ne fait que multiplier le même. Comment lui donner tort alors que naissent un peu partout des avatars du système dominant ? Faisant table rase de l’esthétique précédente, Debord avait proposé la négation même d’un film avec Hurlements en faveur de Sade (1952, 94’) que le cinéaste et critique tunisien Ismaël a proposé dans une séance de la série « un critique, deux regards », le débat étant animé par Samir Ardjoum. En perspective avec ce film qui alterne des écrans noirs et blancs sur des conversations portant souvent sur le sexe, le Tunisien Ismaël Bahri fait lui aussi table rase d’une esthétique précédente (d’avant la révolution) avec Foyer (2016, 32’), un film expérimental qui pose la question du cinéma de très prosaïque façon : un ami lui pose des questions sur les techniques de caméra, un policier l’emmène au poste parce qu’il est interdit de filmer mais est fier de rencontrer un Tunisien enseignant à l’étranger, des jeunes plongent librement dans la mer, le tout étant masqué puisqu’un papier blanc recouvre l’objectif de la caméra, ne laissant voir que des bribes à la faveur du vent qui le soulève. Technique, interdiction, liberté des corps. Une triple interrogation de la place des images dans l’espace public. C’est radical, un peu exigeant pour le spectateur, mais à comprendre non comme une fin mais comme le début de quelque chose. L’abstraction ne s’est-elle pas imposée en peinture au XXème siècle pour déboucher sur de nouvelles formes de représentation ? Un foyer est un feu autour duquel on se rassemble. Quelle représentation peut nous être hospitalière, peut nous être un foyer ? Comment représenter sans sacraliser ?
Déplacer l’expression
En déplaçant le pouvoir expressif. C’est ce que tente le hip-hop, par sa migration à la fois musicale et artistique mais aussi en se jouant des frontières (« les sons de là où on est »). En cela, il est profondément subversif. Il est à la fois lutte et culture, ancrée dans ses origines africaines de la mélopée, détournant des musiques traditionnelles pour installer des strates mémorielles, redynamisée par la variété de ses expressions un peu partout sur la planète et par les échanges et partages à l’œuvre, hors des logiques de ghetto mais toujours en phase avec le terrain. Pour capter ces nouveaux espaces de créativité et la reconfiguration de cette lutte expressive, le cinéma s’intéresse aux rappeurs et à leur capacité d’agencer un millefeuille culturel, un mix ouvrant à des nouvelles musicalités, y compris, comme le soulignait au festival le ciné-café sur la musique, dans le récit national et ses déclinaisons même culinaires : « Le couscous est en France le plat le plus apprécié ».
Dans la Tunisie postrévolutionnaire, la censure et la répression s’est abattue sur les jeunes rappeurs qui avaient cru à une liberté d’expression retrouvée. Avec le passionnant Tunisia Clash (95’), tourné en 2013, Hind Meddeb rend compte de leur rébellion musclée comme elle avait documenté dans Electro Chaabi la jeunesse égyptienne trouvant son expression après la révolution en se réappropriant le gangsta rap, l’électro, le ragga et le dancehall jamaïcain, non sans des clins d’œil à la musique soufie. Les rappeurs tunisiens insistent sur la persistance de l’ancien système. Ils sont mis en prison les uns après les autres à partir de février 2012 car leurs chansons dérangent en dénonçant la persistance des inégalités et les méthodes inchangées de la police. Ce qui pourtant a changé, c’est que la jeunesse tunisienne est maintenant consciente de ses droits et n’a plus peur de les défendre. Le film suit ainsi notamment Weld El 15 dans ses démêlées avec la justice pour sa chanson Boulicia Kleb, accusé de traiter de chiens les policiers. Déception, isolement, rage : c’est une génération qui est ainsi pourchassée pour sa nouvelle liberté de parole mais qui ouvre par sa lutte une voie aux jeunes Tunisiens. Dédié à son père Abdelwahab Meddeb, décédé en novembre 2014, et à sa mère marocaine, le film adopte le point de vue des rappeurs, partageant leurs espoirs déçus, et leur rend à eux aussi hommage.
Premier film de Tamer El Said, qui a fondé le centre de formation alternatif Cimathèque au Caire, tourné en 2009 mais nous arrivant après une longue gestation, In the Last Days of the City (108’) suit les pas d’un cinéaste voulant documenter sa ville, mais, en quête d’un nouvel appartement, ne voit que dégradations, ce qui le plonge dans la mélancolie. Il développe une radicale poésie : proximité de la caméra qui multiplie les très gros plans et les métonymies, appréhension de la chorégraphie des corps, recadrages intempestifs et flous artistiques, relative confusion du récit, approche charnelle des personnages, désynchronisation des dialogues et de l’image insistant davantage sur les ressentis que les mots, et donc contrepoint permanent. Il s’agit pour Khalid, ce réalisateur de 35 ans qui cherche à capturer le souffle de la ville, « d’entendre le silence dans le tumulte du Caire ». Rencontrant furtivement un amour perdu mais aussi en contact avec des amis qui filment leur vie et lui envoient des vidéos de Beyrouth, Bagdad et Berlin, il cherche l’énergie lui permettant de survivre. « Je veux filmer mais je ne sais où ça me mène ». Il nous entraîne ainsi dans cet échange et cette quête dans un film mosaïque, puzzle kaléidoscopique où l’on se perd pour mieux se retrouver. Certains plans sont d’une grande beauté dans leur mouvement et leur émotion. Agencée par touches comme un tableau, cette esthétique de la reconstruction cherche la beauté qui encourage alors que la ville comme le monde s’effritent tout autour.
Ce sentiment d’urgence face au manque d’avenir dit intensément le présent. Que faire alors que le monde s’écroule ? Accepter sa fragilité, accepter de se perdre, semble suggérer Tamer El Said, tout en cherchant de nouvelles voies pour se dire et s’exposer. Là est sans doute le nœud : développer de nouvelles façons de se représenter dans son être au monde, où la radicalité puisse trouver sa place face à la fatalité. Elle est dans la diversité : l’équipe du film est originaire de seize pays différents, le film est éclaté en quatre lieux. Elle est dans une esthétique qui tente de nouvelles écritures pour se réapproprier sa temporalité, son image et son imaginaire face aux hégémonies culturelles. Elle est dans la relativité qui assume l’incertitude pour redessiner les possibles.
- L’image peut-elle tuer ? Bayard, 2002, p. 32.