Avec Salogi’s, le Mauricien Barlen Pyamootoo entreprend un très bel hommage, plein de pudeur et de retenue, à sa mère disparue subitement « le 26 mars 2006, écrasée par un autobus » (7). En lisant ce récit témoignage hantée par l’absence de celle qui l’a élevée, on ne peut s’empêcher de penser au Livre de ma mère d’Albert Cohen. (1) Bien que Pyamootoo n’éprouve en rien cette culpabilité qu’avait Cohen d’avoir délaissé sa mère, on retrouve dans Solongi’s cette même douleur devant l’insoutenable solitude qui l’étreint quand il apprend la mort de la mère, cette même douceur poétique et parfois idéalisée de l’être cher, cette même nostalgie d’un paradis perdu, celui de l’enfance
Par des phrases simples, volontairement dépouillées, l’auteur nous rend compte de sa difficulté à faire le deuil. « On a beaucoup parlé de ma mère, chacun avec ses souvenirs et ses larmes, on disait la fierté d’avoir une sur ou une tante qui aimait les roses et les pauvres, c’était tendre et naïf et moi je détournais la conversation à la moindre occasion, toute évocation d’elle me ramenait à son absence et ravivait ma peine. J’allais même jusqu’à interdire qu’on parle d’elle. » (16) Pyamootoo exorcise alors ses vieux démons et entreprend le récit de la vie de Salogi’s avec « gêne » d’abord car il lui faut sans cesse « composer, raturer, reformuler » (24). Malaise de l’écrivain quand la réalité et le souvenir deviennent trop fictionnels ? Il pose ainsi en filigrane les enjeux de toute autobiographie : comment rester fidèle à ce que lui, sa mère et sa famille ont vécu, tout en gardant la sincérité de son regard d’enfant, d’adolescent et d’adulte car c’est là le pari de Pyamootoo : convier la mémoire familiale, à travers ses propres souvenirs et ne pas dénaturer, par les fards d’une fiction trop tapageuse, une vie passée entre deux cultures et deux pays, l’Île Maurice et la France.
C’est peut-être d’ailleurs pour cela que l’auteur convoque très rapidement dans son récit la voix de Salogi’s – qu’il a retrouvée dans les cahiers que cette dernière avait commencé à écrire – comme pour mieux s’habituer à ce nouveau travail d’écriture qui l’oblige à s’effacer devant la mère et à lui céder la parole. Ultime geste d’humilité et de respect adressé à l’être disparu trop vite : « Je m’appelle Salogi Nala Mauree. Je suis née le 5 novembre 1937 au 4 route Hugnin à Rose-Hill, île Maurice. Je voudrais écrire un livre pour raconter ma vie, celle de mes parents et de ma famille, où j’évoquerais mon passé, c’est-à-dire mon enfance, et parlerais de mes parents qui ont travaillé dur pour un salaire de misère. » (25) Dans une écriture maladroite mais pleine d’amour pour ceux qui l’ont élevée, Salogi’s égrène avec sincérité le fil de sa vie, de son enfance pauvre mais heureuse dans les champs de canne à son mariage – qui est un mariage d’amour – et à son départ en France pour subvenir aux besoins de la famille quand l’île est en crise économique dans les années 1970.
L’auteur laisse parler sa mère avec déférence avant de prendre à son tour la parole en convoquant ses propres souvenirs, avec la même franchise et spontanéité, sans essayer de combler à tout prix les blancs de l’histoire familiale : « Ma grand-mère détestait ma mère, j’ignore pourquoi, en tout cas, elle était connue dans tout le quartier pour son aigreur et son égoïsme. » (44) Il en appelle à la mémoire de son père ou de ses surs quand la sienne lui fait défaut pour rétablir avec acuité la généalogie et la chronologie familiale. Il se penche sur les photos jaunies qui sont autant de traces reconstruites de la vie de sa mère à l’île Maurice puis en France. Ce voyage dans la mémoire est aussi l’occasion de dresser un portrait sans concession d’une île en proie aux violences familiales (48), à la sauvegarde des apparences (comme le prestige de montrer qu’on sait parler français pour être pris au sérieux, 109), au machisme, au racisme (86), ou encore au poids de la religion (135), « l’hindouisme interdisant aux femmes de se rendre au cimetière » le jour de l’enterrement (10) ; Pyamootoo raconte aussi comment sa mère analphabète décide, une fois adulte, d’apprendre à lire et à écrire (77) (2) : « je sais qu’elle a été punie pour ce qu’elle était : pour l’ignorance et la pauvreté de ses parents, pour son vocabulaire restreint, l’aspect de ses vêtements et probablement la couleur de sa peau. » (34)
Si l’obsession de la mort domine tout au long du roman (car le narrateur parle non seulement de sa mère mais aussi de ses grands-parents, de son frère ou de son cousin parti trop tôt), l’atmosphère n’est jamais morbide ni pessimiste pour autant., Dans cet opus qui était en lice pour la sélection du Médicis étranger de 2008, Pyamootoo a su rester du côté des vivants, tout en rendant hommage à ceux qui ont fait de lui un écrivain. Il convoque avec nostalgie cette magie qu’à l’enfance de pouvoir transcender la réalité, avec sincérité : « J’ai eu cette chance d’avoir beaucoup lu dans mon enfance et mon adolescence, et de porter en moi des histoires qui, encore aujourd’hui m’obsèdent, m’éreintent, parfois me brisent, et des personnages étranges et vaguement effrayants qui appartiennent à des époques révolues et habitent à jamais des pays inconnus, mais dont le corps et la voix pourraient être miens. » (81). Salogi’s, personnage attentif et profondément humain, reprend vie par l’écriture salvatrice de l’autobiographie.
1. COHEN, Albert. Le Livre de ma mère. Paris : Gallimard, « Folio », 1974.
2. Cette fierté de l’enfant devant sa mère adulte qui apprend à lire et à écrire rappelle un autre très bel hommage à la mère que fait Driss Chraïbi dans La Civilisation, ma mère !.. (Gallimard, « Folio », 1988)Salogi’s, Barlen Pyamootoo, Éditions de l’Olivier, 2008///Article N° : 8213