Signes désarmants, signes des amants

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 » L’amour, c’est tout ce que j’ai encore à dire « , déclare Afi Nayo, artiste togolaise. Ses toiles sont des jardins secrets, peuplés de cœurs et de déclarations d’amour.

 » J’ai commencé à peindre par amour, et c’est naturellement que je conçois mon travail comme l’expression des relations entre les gens et principalement entre les hommes et les femmes.  » Difficile d’en savoir plus des intentions d’Afi Nayo quand à sa peinture. Elle se réfugie si vite dans le silence, de peur de dire quelque chose qui ne soit pas totalement juste, quelque chose qui soit trop définitif, qui la trahisse dans son intimité, qui soit impudique.
Les mots ne sont pas les bons outils pour dire ce sentiment secret qu’est l’amour. L’espace de la peinture qui offre plus d’ambiguïté semble s’y prêter mieux. Le langage ouvert à l’interprétation (et seule l’interprétation compte) des signes et des symboles lui permet de faire vivre un monde où l’amour peut enfin exister. Cette surface pelliculaire de la peinture est un recours même si elle semble aussi fine et incertaine que la matière dont est faite nos rêves. Il ne s’agit pas tant de dire l’amour que de le faire exister, de lui faire place. La peinture d’Afi Nayo est onirique, atmosphériquement onirique, cette absence de pesanteur mêlée à une présence pleine de détails.  » Juste l’amour dans sa puissance « , dit-elle. Ne pas dire plus. Pudeur de femme, pudeur issue de la culture africaine ou simplement pudeur d’un individu qui se sait vulnérable ? L’amour rend fort et vulnérable.
Jardins secrets nourris de lumière
Les images d’Afi Nayo sont entourées d’un large champ de nuit, écrans de rêve au centre de la nuit qui flotte à sa surface, qui résiste au recouvrement d’oubli qu’opère si vite le sommeil ou le réveil. On ne sait pas au juste lequel des deux agit pour le compte de l’effacement et de la disparition. Les images apparaissent au milieu de champs noirs, calcinés – l’amour brûle, dit-on. Elles apparaissent au milieu de ces espaces sombres, striés de sillons parallèles par lesquels la lumière est drainée, système subtil d’irrigation qui nourrit les jardins de couleur, où poussent les signes. La lumière vient fertiliser les figures au centre. Images-oasis où l’on s’abreuve d’amour. Afi Nayo semble cultiver de petits lopins de terre gagnés sur l’obscurité. Culture sur brûlis. Un jardin ne se fait pas sans amour, surtout dans un environnement difficile, sinon hostile. Il faut être patient et généreux.
L’amour est idéalisé, nourri des histoires que l’on raconte aux jeunes filles, ces histoires qui fertilisent les jardins secrets et qui compliquent sérieusement l’existence. L’amour est ici lié à la pureté, il ne peut s’accommoder que d’un monde sans tâche, le paradis d’avant, un arrière-monde édénique. Méfiance du monde compliqué des hommes. Le monde des bêtes est un recours. Cette peinture qui ne manque pas d’enfantillages et de fantaisies peut nous entraîner jusqu’à l’histoire de Leuk le Lièvre et de la république de Ndoumbélane que les enfants lisaient dans le Cours élémentaire des écoles d’Afrique Noire :  » Quand les animaux étaient tous d’accord, ils vivaient en paix à Ndoumbélane et s’aimaient les uns les autres. « . Le monde peuplé d’animaux symboliques qu’ouvre pour nous Afi Nayo est limitrophe de tous ces mondes d’avant la connaissance rationnelle de l’univers dans toutes ses parties.
Le regard du fauve
Au centre de ce panthéon personnel, on trouve un félin énigmatique, silhouette furtive surprise dans son parcours, tounée vers nous avec une expression curieusement humaine. Afi Nayo l’identifie clairement comme étant le guépard du Sahara. Elle dit que cette figure la touche par son mélange de puissance et de vulnérabilité. Animal élégant, sensuel et solitaire qui habite le désert. Il est issu de cette longue généalogie qui remonte à la préhistoire africaine, gravée sur les pierres du Hoggar, à In Habetter dans le Fezzan, à Jacou dans l’Atlas saharien. Les  » pierres qui parlent « , d’  » où sortent des animaux au lever du soleil « , il vient de là. Son regard est animé d’une vertu surnaturelle. C’est pourquoi, contrairement à l’habitude préhistorique de représenter les animaux de profil, il tourne la tête pour nous regarder en face.
Dans son étude sur les animaux dans l’art, Marcel Brion souligne que  » le lion de face prélude à une longue série de représentations analogues qui se continueront dans l’art de l’Antiquité et même du Moyen Âge, sans que l’origine de ce thème et sa signification se soient conservées « . Même s’il réapparaît aujourd’hui dans toute sa fraîcheur sur les toiles d’Afi Nayo, ne nous y trompons pas : il est très vieux.
D’autres animaux au symbolisme explicite traversent les images : le rhinocéros, l’éléphant, le poisson et plus récemment l’oiseau.
Il existe dans de nombreuses cultures un passage mystérieux entre le monde animal et le monde humain qui fait souvent intervenir une dimension divine. Guilgamesh, le roi sumérien de la ville d’Uruk est dur et intransigeant. À la demande de ses sujets, la déesse génitrice Aruru crée Enkidu, un homme sauvage, mi-homme mi-bête, qui deviendra l’ami et le frère du roi. Cette créature hybride va conquérir son passage à l’humanité grâce à l’amour d’une femme qui lui offre son corps. Afi Nayo a connaissance de ce passage. Des figures humaines aussi se retrouvent dans ses peintures, des femmes essentiellement,  » des femmes sous influence « .
Signes des amants
La peinture d’Afi Nayo se trouve en relation d’affinité avec des mondes où nos regards aiment toujours à séjourner. On pense aux peintures du Moyen Âge occidental et à son bestiaire, à une Chine archaïque, aux dessins du golfe de Guinée, aux miniatures persanes, mongoles ou rajpoutes. Toutes ces images qui désiraient une certaine candeur, une certaine fraîcheur, qui baignaient dans une atmosphère poétique et symbolique, où le réel transfiguré servait à dire quelque chose d’autre, de plus impalpable. Une simplicité qui donne accès à un langage direct, au langage du cœur. Certains artistes du XXe siècle ont perpétué cette vision contre toute attente : Paul Klee ou Bissière. Afi Nayo nous fait croire que c’est encore possible, qu’il existe une possibilité, fut-elle infime, pour que cette partie de notre humanité vive et se développe. C’est celle qui nous rend capable d’amour.
Le titre d’une peinture, Lettre à mon fiancé, incline notre regard vers une autre lecture de ces vignettes que l’artiste peint. On y voit des timbres et on sent qu’il y a toujours une adresse. On repense à cette phrase de Breton et Eluard :  » Veux-tu avoir à la fois le plus petit et le plus inquiétant livre du monde ? Fais relier les timbres de tes lettres d’amour et pleure, il y a malgré tout de quoi.  »
Sur certaines toiles, des lignes entières de  » je t’aime  » sont écrites par une main punie par son rêve, des cœurs aussi comme motif récurrent, ces cœurs qui disent l’amour si naïvement, ces signes désarmants, ces signes des amants, et puis un sexe en graffiti, dressé et joyeusement obscène avec tout ce qu’il faut, comme ceux des toilettes publiques, parce que tout n’est pas aussi simple, parce qu’il y a les pulsions, parce qu’il y a des forces.
La devise de l’amour
Récemment, Afi Nayo est retournée au Togo pour travailler quelques mois. Les peintures qu’elle en a ramenées y ont gagné en liberté et trouvent leur équilibre ailleurs que dans le formel. Une certaine folie de l’esprit semble les avoir gagnées. D’où viennent les images ?
Certaines peintures font penser à des blasons, comme celle où figurent neuf têtes de guépard. L’art héraldique a toujours fait usage du symbolisme animalier. Cet art est né de la bataille sur l’écu du chevalier, pour le désigner de manière nette et frappante.
On pourrait décrire les peintures d’Afi Nayo avec le langage précis et sophistiqué de l’héraldique : les larges fonds noirs qui cernent ses images se nommeraient alors champs de sable (champ désignant le fond de l’écu, sable la couleur noire).  » Champs de sable  » : retour au territoire du guépard.
Dans l’héraldique, l’image est toujours associée à l’écrit que l’on nomme  » cri  » s’il est situé en haut ou  » devise  » s’il est placé au-dessous de l’image. Celle-ci représente le corps, l’écrit est lié à l’âme. On utilise souvent des langues étrangères, comme de nombreux titres des peintures d’Afi Nayo. Certaines de ces devises sont célèbres :  » Plus outre  » pour Charles Quint,  » Ostinato rigore  » pour Léonard de Vinci,  » Alternance sans dispersion  » pour Goethe ou encore  » Plus on lui ôte, plus il est grand  » pour Philippe IV d’Espagne. Afi Nayo pourrait choisir  » I love you « . Reste à savoir si c’est un  » cri  » ou une  » devise « …

Afi Nayo a exposé du 14 avril au 9 mai 2005 (exposition personnelle), puis du 10 mai au 30 juin 2005 (exposition collective) chez MCP, 30 galerie Vivienne, 75002 Paris.Artiste plasticien né en 1957, Emmanuel Fillot est représenté par la galerie Lélia Mordoch à Paris. Il enseigne la culture de l’art et la poétique de l’objet à Strate College Designers, école supérieur de design, en France.///Article N° : 3822

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