Réflexions sur le travail du photographe Nii Obodai, à l’occasion de la présentation, au Stedelijk Museum Bureau Amsterdam (1), de sa série « 1966 » : un questionnement poétique libre qui a comme point de départ les idées et les visions qui ont porté le Ghana à l’indépendance en 1957 et qui interrogent leur mémoire et leur transmission aujourd’hui.
Autant le dire d’emblée : Nii Obodai est à mes yeux l’un des photographes les plus passionnants de sa génération.
La qualité de son travail photographique est sous-tendue et soutenue par un questionnement lucide, critique et sans cesse renouvelé, autour des réalités de la société complexe dans laquelle il vit. La finesse et l’acuité de son regard, sa générosité, ainsi que son indépendance vis-à-vis des modes de représentations et des tendances qui de plus en plus envahissent et formatent la façon dont on fabrique et dont on appréhende la photographie, expliquent le respect et l’intérêt profond que nous portons à son travail depuis quelques années déjà.
Récemment, en lisant un passage d’un texte de Christian Caujolle à propos du photographe hongrois André Kertész (2), j’ai pensé à Nii Obodai. L’auteur y écrivait : « Je n’ai, à vrai dire, jamais compris ce qu’il photographiait au moment où il déclenchait (…) ». Or, je dois avouer qu’en voyant travailler Nii Obodai, je me suis parfois posée la même question. Mais voilà que, in fine, les images sont là, devant nous. Telles celles qu’il nous offre en partage dans ces séries multiples que constituent Who Knows Tomorrow.
Devant nous, oui, mais pas inertes car il faut prendre en compte également ce qu’elles nous procurent, ces images. Et ce que nous devenons par rapport à elles, lorsque nous commençons à nous y intéresser et à les parcourir.
Et voilà que ses photographies nous éblouissent – beauté des sujets que sa maîtrise du médium photographique et que son regard magnifie -, et voilà qu’elles nous interrogent aussi et surtout, car elles naissent de la volonté de documenter et de mieux comprendre des dynamiques sociales et culturelles stratifiées, et à partir d’une perspective historique : « où en sommes-nous d’un point de vue environnemental, d’un point de vue de la mémoire, en termes de dialogue, de maintien culturel, de maintien de certaines icônes provenant de l’aire politique
Les gouvernements changent et les informations ou les monuments sont détruits, de manière à ne pas devoir avoir affaire avec le passé. Mais le passé n’a pas disparu, notre legs est juste devant nous, nous pouvons l’ignorer autant que nous voulons mais il est toujours là », nous disait-il dans un entretien daté de 2009 publié sur le site d’Africultures (3).
Une lecture politique – au sens étymologique du terme – de cette uvre est donc possible.
Pourtant, et en même temps, chaque photographie peut être reçue pour elle-même. Ici, la liberté de regard du photographe devient celle du « spectateur », à qui on n’impose pas une lecture guidée d’un travail, celui de Nii Obodai demeurant protéiforme, à l’instar des différents formats et appareils photographiques que Nii Obodai a employé pour créer ces séries de photographies.
J’aurais envie de dire que les images de Nii Obodai sont simples. Mais la simplicité dont il est question ici est le fruit d’un travail qui s’est débarrassé de tout ce qui est superflu.
A ce propos, on peut rappeler ici une belle phrase de l’architecte français Étienne-Louis Boullé (1728-1799) et citée dans l’ouvrage Entretien avec Pierre Soulage (4) : « Peut-être que des personnes peu versées dans les arts seront étonnées qu’une production qui leur paraît si simple ait pu coûter beaucoup à son auteur ? Veulent-elles que je leur en dise la raison ? La voici : c’est justement parce qu’elle est simple ».
Honnêtes, ces photographies ne cherchent pas à nous séduire et si elles nous séduisent c’est justement en raison de leur simplicité, de la poésie qui s’en dégage, et de la beauté qui explose dans le moindre détail et geste qu’elles se chargent de documenter. Parfaitement « finies », les images de Nii Obodai peuvent alors se suffire à elles-mêmes.
On pourra alors « simplement » y plonger : dans la terre rugueuse d’une habitation traditionnelle, dans la terre craquelée et sèche d’où sort une minuscule plante frêle, dans des feuillages qui envahissent des murs abandonnés et lézardés, les reflets d’une nature généreuse sur un étang, un regard
Who Know Tomorrow de Nii Obodai nous permet de vivre unevéritable expérience car tout à la fois hautement poétique et solidement ancrée dans un questionnement qui engage à considérer ce qui a été à la lumière du temps présent et en vue de ce que sera demain.
(1) La série « 1966 » est présentée dans le cadre de l’exposition Identity bluffs qui propose également les travaux de Sara Blokland, Bruno Boudjelal, Mahmoud Khaled et Lucia Nimcova.
(2) Christian Caujolle, Parlez-moi d’André Kertész, in Polka n. 10 automnes 2010, page 15.
(3) Cet entretien fleuve – a été publié en français en deux parties : # 1 : [Jusqu’où peut-on faire briller sa lumière ?] # 2 : [Jusqu’où peut-on faire briller sa lumière ?]
(4) Charles Juliet, Entretien avec Pierre Soulage, Paris, L’échoppe, 1990, page 24.///Article N° : 9957








