Togo : du ludique au politique

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En 1990, au terme de plusieurs décennies de bâillonnement de la presse, le Togo s’éveille à la liberté d’expression et accède à une floraison de titres. C’est à partir de cette période que l’aventure de la caricature togolaise connaît son apogée. Au gré des grandes crises politiques, la satire togolaise acquiert ses lettres de noblesse, vite effacées sous les vents forts d’un certain apaisement.

Bien avant la date balise de 1990, la pratique du dessin de presse était déjà présente au Togo depuis 1964. Réduits à une petite portion de page dans les éditions de Togo Presse, le quotidien national, les dessins, très classiques et aux signatures diverses, étaient essentiellement consacrés au jeu des sept erreurs avec leurs solutions. On pouvait ainsi lire sous les images : Vb, parfois NAP (Nouvelle Agence de Presse) – probablement une agence étrangère – et bien d’autres dont les signatures sont difficiles à identifier.
En 1968 les dessins de Fulbert Sambiani, élève d’un collège de Lomé à cette époque, vont alterner avec ceux de la NAP et d’autres caricaturistes. Son style, tout comme celui de ses prédécesseurs refuse l’exagération des traits, la déformation des corps. Les scènes renvoient à des faits quotidiens. Les dessins sont muets jusqu’en 1969, date à partir de laquelle on commence à noter des phylactères.
Sambiani, de même que plusieurs autres dessinateurs, comme Idée Kath, S. Jenn… a contribué au succès du jeu des sept erreurs de cette époque.
Dans le même sillage, Togo Presse ouvrait sporadiquement ses colonnes à quelques dessins sur la page baptisée Joyeux passe-temps. L’actualité internationale et nationale et d’autres sujets plus caustiques y étaient visibles sous forme de caricature, sous les crayons de : Lerire, Urbu, Joh… Les personnages étaient anonymes. Leur environnement pouvait concerner une situation qui pouvait toucher directement à un fait politique, ou bien à des faits-divers ou sociaux survenus dans le pays.
Au début des années 80, le journal de l’Etat prend un autre nom : La Nouvelle Marche. Design, Groyn…signent les dessins du jeu des sept erreurs. Sur la même page, étaient diffusées plusieurs séries de BD européennes par l’éditeur parisien Ségédo : Le Barrage de Kolingba, Le Criquet, Le Vidaho, Le Bolide rouge, La Poupée Ashanti…
Apparemment, influencé par le succès du jeu des sept erreurs de Togo Presse, Espoir de la Nation – un autre journal connu durant la décennie 70 – crée une page entière destinée à « l’humour ». Claude Tobossi Bédou, C. Lawson et B. Aziablé étaient les animateurs de cette page qui mettait également en valeur le jeu des sept erreurs.
Comme l’indique le nom de la rubrique, l’humour était de règle dans les dialogues :
– Maman qu’est ce qu’une rue à sens unique ?
– C’est une rue qu’on ne peut prendre qu’en marche arrière.
Ou encore :
– Vous êtes renvoyés pour cause de maladie.
– Mais Monsieur le Directeur, je ne suis pas malade ?
– Non, mais non, à force de vous voir, je le suis.
Le dessin de presse a ainsi fait son chemin timidement jusqu’au début des années 90.
Renaissance politique du dessin satirique au Togo
L’année 1990 est à la fois un repère chronologique commode et un tournant décisif dans l’histoire des pensées et des sensibilités au Togo. Se crée alors une incontestable profusion de journaux. La caricature, en tant qu’arme de combat, y trouve très vite une bonne place.
C’est Joseph Akligo, dit Jo palmer, qui inaugure la veine des caricatures du désenchantement. À ses débuts, il était un jeune étudiant en première année à l’Université de Lomé. Sa toute première caricature parue dans le premier journal de l’ère démocratique Forum Hebdo – créé en 1990 mettait en scène un homme réclamant la vérité au tribunal. En fait ce dessin avait un lien direct avec le jugement de deux étudiants (Logo Dossou et Doglo Agbélinko) inculpés pour diffusion de tracts et de fausses informations. Ce fut d’ailleurs le point de départ d’un cycle de soulèvements qui marquera l’histoire politique et sociale du pays. Jo Palmer se rappelle que « quelques heures après sa parution, le journal où ce dessin a été publié était en rupture de stock. Et depuis, le journal a pris goût à l’impact de la caricature. »
Aujourd’hui Jo Palmer est installé au Bénin. Il y a d’abord poursuivi ses études jusqu’à une maîtrise en socio anthropologie, travaillé pour le journal La Gazette du Golfe avant de se consacrer à la communication et à la bande dessinée.
S’il faut situer l’introduction de la satire et de la caricature politique dans la presse togolaise avec Forum Hebdo, c’est avec La Parole et Kpakpa désenchanté – le second fut une création de transfuges du premier – que l’opinion togolaise connaîtra les moments forts de la presse satirique. Ces deux titres créés en 1991, vont révéler des noms comme Olivier Egloh dit çatirerisq et le Béninois Hector Sonon. Olivier Egloh, qui vit aujourd’hui aux États-Unis, a laissé une grande production de caricatures. Pourtant il n’a jamais fait les Beaux-Arts ou une école spécialisée. Selon les témoignages de John Zodji, qui fut Rédacteur en chef de Kpakpa Désenchanté et rédacteur à La Parole, il était brillant dessinateur à l’école et prenait part à de petits ateliers ici et là.
Les dessins dans la Parole étaient signés par plusieurs autres sobriquets à l’instar de Chienchaud, Anonymax, Vinègr é sitron, Sansrancune. Il s’agit, comme en témoigne John Zodji, « des stagiaires et d’autres bonnes volontés qui gratifiaient le journal de leur savoir faire. »
Volontiers effrontée, la caricature politique puise dans le dénigrement et la licence et devient un art atypique et très efficace d’information, comme jamais encore aucun journal ne s’en était doté. Souvent mélangée à la satire, elle fait preuve d’un art engagé au style direct et brutal. Textes et images participent d’une même action associant le crayon au coup-de-poing. Crayons expressifs, exagération des traits physiques pour insister sur les caractères moraux, déformation des parties du corps des dirigeants politiques dessinés. La déformation vise aussi bien les traits physiques des personnalités que leurs noms, en fonction de certains événements ou des antinomies venant du patois comme du français. Ainsi, on pouvait lire Ignare-Singbé pour désigner Gnassingbé, ou Aviyomé pour Agbéyomé (pour rappeler que ce dernier avait versé des larmes en pleine conférence nationale pour un sujet qui l’indignait) ou encore Santanalikplimi pour Mawulikplimi (Santana est l’opposé de Mawu, ce qui renvoie à Satan et Dieu), le koq-djo désignait Edem Kodjo, dont le symbole du parti est le Coq…
À La Parole, le dessin politique était de règle alors que Kpakpa désenchanté a étendu la caricature à tous les domaines : la culture, le sport, l’actualité internationale, voire la publicité. Cet hebdomadaire a su également développer un genre de satire sociale à travers les dessins représentant un personnage affublé de comportements sociaux qui laissent à désirer : roublardise, abus d’alcool, inconstance des hommes… Les héros de ces dessins d’Hector Sonon n’ont aucun lien avec les noms et la représentation graphique des dirigeants. Mais ils sont souvent témoins et producteurs d’une opinion qui est celle du journal. Une des figures marquantes reste Atavi Cocou.
« La satire c’est l’art d’empêcher les politiciens de faire la politique« . Ce slogan du journal Kpakpa désenchanté, à lui tout seul avait de quoi susciter le courroux des politiciens. Sans surprise, les dessins créèrent des mécontents aussi bien chez les hommes au pouvoir que dans l’opposition. Jo Palmer confie avoir été menacé verbalement par des collègues sur le campus et poursuit : « j’ai eu à plusieurs reprises des visites d’hommes en treillis qui sont allés me manquer dans ma maison à Forever. J’ai dû déménager plusieurs fois ».
John Zodji pense en revanche que « les plus mécontents étaient plutôt certains leaders de l’opposition« . Il indique également que leur chance à l’époque est qu’ils étaient très jeunes. Ce qui selon lui « faisait minimiser l’importance et le poids de nos écrits et dessins ».
Une idée qui prend à contre-pied l’hypothèse selon laquelle les persécutions politiques justifieraient la fermeture des entreprises de presse qui ont véritablement tenté l’aventure de la presse satirique au Togo.
Le manque de moyens n’est pas non plus une raison valable. Jo Palmer confie qu’il touchait quasiment trois fois le SMIG mensuel car travaillant pour plusieurs journaux sous différents pseudonymes.
John Zodji garde en mémoire, la grosse vente réalisée par La Parole avec une édition où il était tiré en manchette : Le retour d’Abuja. 25 000 exemplaires vendus en une journée. Il précise que « ce sont des entreprises qui tournaient bien avec de bons salaires à l’époque. La Parole tirait, entre 10 et 15 000 exemplaires alors que Kpakpa désenchanté était à 5000 avec de bonnes ventes. »
Guerre des images
Dans l’ivresse démocratique, plusieurs autres tabloïds verront le jour. Nombre d’entre eux épousent l’idée selon laquelle l’art de la caricature est un bon vecteur d’information. Mais la ligne éditoriale va être tout autre. L’idée sera de prendre parti pour le pouvoir. À titre d’exemple : Politicos, La Pagaille, Le Dérangeur vont porter à travers des images satiriques l’idéologie du régime. Journaux militants proches du pouvoir et journaux d’opposition se livrent une guerre d’opinion à travers les dessins. Chaque camp puise dans la caricature pour discréditer l’adversaire avec un ton polémique.
La Pagaille dans sa livraison du 22 mai 1998 dessine Gilchrist Olympio, célèbre opposant au régime togolais, s’adressant à des milices :
– Je suis candidat à l’élection présidentielle de 98. Si jamais je ne suis pas élu, vous marchez sur Lomé, ok ?
– Et si on doit fuir ensuite on passe par où ? hein, puisque le Togo et le Ghana sont devenus amis.
A la « une de ce même numéro, le journal dessine des leaders de l’opposition politique chutant du haut d’une grande balançoire après avoir appris que les relations entre le Togo et le Ghana s’amélioraient grâce à un voyage historique d’Eyadema chez son homologue Jerry Rawlings.
Dans un autre numéro de La Pagaille, une figure de l’opposition s’adresse à des amis en ces termes : « Notre stratégie politique est simple. Ne jamais être d’accord avec Gnass (Le Président de la République). S’il dit oui, dites non. Et s’il dit non, dites oui. »
Dans le même sens que La Pagaille, Politicos est un défenseur du parti à la tête du pays. En dehors des dessins qui y illustrent nombre de papiers, ce canard a fait aussi le choix de la satire sociale, un peu à l’image de Kpakpa désenchanté pour diversifier le train-train des sujets politiques. Sous les dessins de Machiavel, dans la rubrique De Soursûr, on pouvait rire des personnages sociaux grotesques. Mais ces dessins avaient souvent une connotation politique comme le montre le numéro du lundi 19 septembre 1994. Cette édition s’ouvre en effet sur une invitation à trinquer entre deux amis. Au fil de l’histoire, le lecteur tombait droit dans une histoire de reprise de la coopération entre le Togo et l’Union Européenne. Ce n’était qu’une allusion à l’amélioration, que le pouvoir togolais appelait de tous ses vœux, des relations avec l’Union Européenne.
Tous ces journaux ont malheureusement vite disparu et font place à bien d’autres dont l’existence, comparable à un feu de paille, se situe entre 1996 et 2004. Cartouche, Le Canard Libéré, Tambour et Aloukoukou, tout en mettant l’accent sur des dessins politiques, ont largement ouvert leurs caricatures à d’autres sujets. À cette époque, les sujets politiques n’avaient plus les mêmes effets qu’au début des années 90. Ce qui aurait sûrement rejailli sur les ventes. Même si les dessinateurs sont pourvus de talents, la presse satirique a du mal à retrouver toute sa flamboyance des années de grandes crises politiques. Les caricatures de ces journaux, tout comme les rares que l’on voit aujourd’hui, au détour des pages de quelques périodiques, traitent de problèmes plus sociaux comme l’environnement, les infections sexuellement transmissibles, le sida, les histoires d’amour… Ces sujets côtoient ceux qui sont liés à la politique. Les dessins ne sont pas vraiment expressifs. Mais les déformations et les exagérations des traits physiques semblent venir de l’influence des figures de proue des années 90 comme Çatirerisq, Hector Sonon, Jo Palmer.
À ce jour, des journaux comme Liberté Tri Hebdo, Golfe Info, Focus Infos, L’Alternative, Le Correcteur, Sika Stars, etc. utilisent l’impact de quelques caricatures isolées sans toutefois basculer en journal satirique. Les dessins portent plusieurs signatures évocatrices comme Le sein, Le seindrome, Donald, Donisen,…. Mais sous le couvert de la santé, du sport, de l’économie, la critique politique affleure souvent.
Dans ce paysage difficile, un jeune groupe de presse rassemblant trois journaux tente de s’imposer sur le marché de magazines satiriques. Il s’agit du groupe Z Magazine, un nom qui tire sa réalité du quotidien du Togolais moyen, dont le seul moyen de transport pratique et rapide reste le Z, pour zémidjan, le taxi moto. Z Magazine édite Z Magazine, le magazine du débrouillard, Lis Voir et Ago Fiction. Ces trois magazines constituent le mode d’expression d’une association de jeunes illustrateurs et bédéistes togolais, l’Association togolaise des auteurs et illustrateurs de livres pour enfants (ATAILE), dont de nombreux membres travaillent d’ailleurs pour divers journaux togolais.
L’évolution de la caricature togolaise semble tenir essentiellement du choc né des crises des années 90. Si la liberté de la presse a ouvert la voie à de meilleures plumes, jadis étouffées par le musellement de la presse, les raisons de la fermeture précoce des entreprises de presse satirique ne sont pas liées à des persécutions, des poursuites et des intimidations. L’explication tiendrait plutôt à un manque de formation et de recherches dans les nouvelles techniques ainsi qu’à un défaut dans la gestion rigoureuse de ces entreprises.

///Article N° : 9086

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