“Un questionnement profond de la société ne peut passer que par l’imaginaire”

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L’on connaît Marc Cheb Sun comme rédacteur en chef de la revue D’ailleurs et d’ici, anciennement à la tête de Respect, et de différentes fonctions dans les institutions culturelles. Il a notamment été membre de commission diversité du CNC. Il se dévoile ici comme romancier avec Et je veux le monde, paru aux Editions JC Lattés en mars dernier.

“Les frontières sont mentales et ça rassure sur l’état du mondese dit Samba, narrateur du premier roman de Marc Cheb Sun Et je veux le monde. Pourtant, dans un décor francilien, où les boutiques et terrasses de bobo blancs font face au centre social fréquenté par une jeunesse populaire racisée, les murs semblent dressés. Sur cette “esplanade”, les “mondes” se côtoient sans se (re)connaître. Les circulations des uns et des autres évitent les points de rencontres dans ce quartier où la Nouvelle Droite, parti populiste, est à la tête de la Mairie. Autre élément du décor ; le théâtre tenu par Lascrime, un soixante huitard de toutes les luttes mais dont la posture ne manque pas de dessiner celle d’une Gauche culturelle fascinée jusqu’à l’exotisme par la figure de l’”Autre”. “C’est comme si son amour des différences n’était là que pour justifier sa propre existence”, interroge l’une de ses proches, elle-même traversée de contradictions quant à sa place dans ce “monde”.  Mais pourtant si les routes des personnages semblent tracées jusqu’aux clichés, Marc Cheb Sun dévoile des chemins de traverse. A travers la narration de Samba, jeune homme de 17 ans, autiste léger, qui rêve d’ouvrir un pressing à sneakers, le récit nous entraîne d’un côté et de l’autre de toutes les frontières physiques et mentales à l’œuvre. Il dérange les postures toutes faites pour laisser place aux singularités de chaque personnage. Il déjoue toutes assignations, déterminismes et fixités, pour les confronter à un réel plus complexe, sans ne rien lisser des violences ni des rapports de force en jeu. En posant par ailleurs un regard incisif et critique sur ladite gestion des quartiers populaires par les politiques françaises des dernières décennies. Par une œuvre de fiction à la dramaturgie haletante, construit avec un compte à rebours sur cinq semaines, l’auteur, déploie toute la puissance de l’imaginaire pour éclairer le réel d’une autre lumière, avec un travail jubilatoire sur la langue que vient nourrir une bande-son qui n’a rien de décorative. L’on attend avec impatience la suite annoncée de ce premier roman, tout autant que les projets de nouvelles [à paraître dans la revue digitale Frictions lancée en juin prochain par Walid Hajar] et de scénarios. Rencontre avec Marc Cheb Sun. 

Que permet la fiction au-delà, peut-être, de tes expériences médiatiques ?  

La fiction a toujours été pour moi quelque chose de fondateur. Le questionnement de la société passe par l’imaginaire et non pas uniquement par la sociologie, l’histoire, ou le récit journalistique. Si on n’interpelle pas les imaginaires, individuels et collectifs, rien ne peut se passer vraiment. Dans D’ailleurs et d’ici, depuis le début, une grande place est accordée à la fiction écrite et aussi à la peinture, ou à la photographie. Des manières artistiques d’interpeller l’imaginaire. Et aujourd’hui, mon investissement est davantage dirigé vers la fiction. J’ai envie de chercher des histoires, des personnages, les voir, les entendre, et les faire vivre. Que cela devienne central dans mon activité. Et ce n’est pas un reniement de ce qu’un média peut apporter, d’autant plus dans le monde actuel ; aujourd’hui avec toute cette parole immédiate sur les réseaux sociaux, il est important que des médias continuent de se créer pour proposer autre chose que la réactivité et l’émotionnel.

Dans quelle mesure ces années avec Respect, D’ailleurs et d’ici, et les ateliers d’écriture que tu mènes auprès de jeunes, sont une matière documentaire pour ta fiction? Ces préoccupations autour des représentations, de comment échapper aux assignations identitaires, de la nécessité d’une pluralité des récits sont au cœur de ce premier roman. 

Oui, tout à fait. Les jeunes, notamment que je rencontre dans les ateliers, ont peu conscience de leur apport possible à la société et à sa dramaturgie. Ils me disent souvent ; “nos vies n’intéressent personne”. Alors que, bien sûr, pour moi, leurs trajectoires singulières racontent aussi la société. Et cela me nourrit aujourd’hui. Certaines réalités que j’aborde dans ce roman, telles que l’autisme, je ne les avais, par contre, pas encore approchés véritablement. J’ai alors rencontré des jeunes, des éducateurs, des parents, non pas pour retranscrire dans le personnage principal de Samba, ce que j’apprenais mais dans une démarche d’humilité : on ne traite pas de sujets comme tels seulement avec de l’imaginaire. Il faut tout de même savoir de quoi on parle, ce qu’on raconte. Quand on n’éprouve pas quelque chose dans son être, la moindre des choses est d’aller à la rencontre de celles et ceux qui l’éprouvent pour essayer de bien comprendre ce qui se joue.

Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce roman précisément, ce passage à la fiction ?

Une série d’ateliers justement que j’ai réalisé dans le 18e et 19e arrondissement de Paris avec une cinquantaine d’adolescents de 14 à 18 ans. Je me suis retrouvé à me déplacer quotidiennement entre plusieurs quartiers ; des quartiers d’exclusion totale comme La Porte de la Chapelle, d’autres avec une très grande pauvreté mais confrontés à l’installation progressive de commerces branchés, et d’autres comme Montmartre, beaucoup plus riches, avec une forte fréquentation touristique. Entre Porte de la Chapelle et Montmartre une pluralité de mondes et de réalités se déploient. Une réalité qui porte, en elle-même, une grande dimension dramaturgique. Ce sont des lieux où se croisent des gens qui ne “devaient” peut-être pas être amenés à le faire, qui s’observent, qui ont peur les uns des autres. Bien sûr il y a aussi des vraies rencontres, – heureusement-, et que je fais advenir dans mon roman avec les personnages de Aissatou (directrice du centre social) et Geoffrey (gérant d’une boutique nouvellement installée sur l’esplanade).

Donc oui, le contexte de ces ateliers et les jeunes avec qui j’ai travaillé ont nourri ce texte. Et d’ailleurs, avant qu’il sorte, ils sont les premiers à l’avoir lu. Certains passages sont inspirés d’événements que nous avons vécus ensemble comme celui des policiers qui entrent dans la maison de quartier avec violence. Les parents d’enfants autistes ont lu le roman avant qu’il soit envoyé à un éditeur également.  80% du texte est une fiction pure, il n’y a rien de journalistique, mais je voulais que, dans le réel comme dans l’inventé, ces personnes rencontrées ne se sentent pas trahies.  Certaines m’ont par exemple dit ; “ce n’est pas notre enfant du tout, si c’était le cas, il pourrait raconter les choses ainsi etc”.

Comment as-tu alors travaillé ta fiction à partir de ta matière documentaire et ton expérience journalistique ? 

J’avais une relation à mes personnages particulières : lorsqu’ils étaient trop confortables cela ne m’allait pas. J’avais envie qu’ils me dérangent moi-même. Je ne voulais pas en faire des portes-paroles, ni des emblèmes ou des symboles. Ce n’est pas un essai. Par exemple le passé de Geoffrey qui le hante n’était pas prévu au départ. Mais je me suis rendu compte que j’étais en train d’en faire une caricature de bobo américain qui ouvre un commerce dans un quartier populaire mais dont on ne savait rien d’autre. J’ai creusé, car ce n’est pas parce qu’on ne vient pas du même monde, qu’on n’a pas des failles, des choses qui nous torturent, une profondeur. J’ai cherché à ne pas hiérarchiser mes personnages. L’idée n’est pas de faire des personnages “supers” ; ils le sont à des moments, ils sont terribles à d’autres.

C’est le narrateur, Samba, qui déconstruit les clichés justement. 

Samba a plusieurs histoires en lui, sa famille, son milieu social, son quartier, et il est autiste. J’ai choisi ce personnage car l’autisme entraîne l’impossible adhésion à une identité de groupe. Il a même une crainte voire une haine des groupes. Dans la relation d’amitié qu’il construit avec Eros, son voisin de palier, il dit “mon ami comme on dit”, parce que l’amitié ne veut rien dire pour lui non plus. Avoir quelqu’un de central qui ne peut pas adhérer à un groupe dans un espace où les groupes sont tellement définis, permettait de perturber tout cela. Ce garçon traverse ces entités. Il voit, il observe, il constate, mais ni un monde ni un autre n’est le sien. Il le dit “ce n’est pas mon monde”. Son monde c’est Mowgli. Je pouvais alors inscrire une photographie tranchée du quartier – ce que l’on reçoit dans le réel quand on va dans ce genre de lieux- mais avec quelqu’un qui n’en aurait pas une lecture identitaire. Qui reçoit ce réel et le vit d’une autre manière. Cela permettait à la fois de transmettre cette photographie et de la détruire de l’intérieur

Dans le questionnement sur les représentations, le personnage de Lascrime qui a ouvert un théâtre dans ce quartier populaire, interroge de plein fouet une certaine Gauche française engagée dans les luttes sociales

Il y a des personnes, dans cette Gauche “culturelle” qui ont une vraie curiosité artistique, une vraie sensibilité sociale etc. Mais il y a aussi, parmi cette Gauche culturelle, des gens qui ne peuvent exister que par une forme d’esthétique de la pauvreté et de l’exclusion. Quand Lascrime assiste à l’évacuation d’un camp Rom il est à la fois horrifié mais aussi exalté par l’esthétique de cette violence sociale. Sa compagne, Sandrine Rigal, s’interroge beaucoup sur cela et le questionne ; “si ce personnage de théâtre qu’il fait jouer était breton et non rom ou syrien, serait-il aussi intéressant pour lui ? “. Et auquel cas n’est-ce pas de la manipulation car il s’agit moins d’un intérêt pour la personne que pour ce qu’elle représente ? C’est une manipulation subtile mais très forte, contre laquelle le jeune Evan, Rom, se révolte ; “je ne veux pas être un expulsé, je veux être quelqu’un”.

Dans ce roman, tu abordes aussi les rapports aux corps, les regards exotisés et les fantasmes qui en découlent. 

C’est dans ces inconscients-là, je crois, que se cachent les manipulations les plus perverses de ce qu’on est et de ce qu’on s’imagine de l’autre. C’est autant dans le désir que dans le rejet que se racontent beaucoup de choses. Et ce, pour tous les personnages. C’est aussi toutes ces ambiguïtés que j’explore au-delà des postures victimes / bourreaux.

La musique est un élément constitutif du récit. De PNL à Billie Holiday selon les personnes qui écoutent. Que permet la musique ? 

Je ne voulais pas que la musique soit un vernis. Entre Samba, autiste léger, et Éros, très solitaire, la musique, tout comme le jeu vidéo OSU, est un moyen de communication. Les extraits de morceaux viennent dire ce qu’ils n’auraient pas été en capacité de dire, de se dire l’un à l’autre. Et au fil du récit je me suis dit que ce serait bien que les autres personnages aient aussi leur musique intérieure ; Geoffrey qui ne raconte rien de sa vie, totalement secret sur son passé, laisse un texte, quand Aissatou vient chez lui : “Comme un boomerang” de Gainsbourg. Une chanson avec des paroles dures sur les relations humaines. Il laisse alors une trace de ce qu’il n’aurait pas pu lui dire. La musique vient exprimer ce que les personnages ne sauraient pas dire autrement.

Tu travailles actuellement sur le scénario d’un autre texte. Que permet ici le roman que ne permet peut-être pas le cinéma ? Sachant que Et je veux le monde s’imagine facilement en film.

Un scénario c’est très intéressant à faire mais il n’est pas possible de déployer les choses comme dans un roman. C’est une autre écriture. Et puis j’apprécie, aujourd’hui, ce travail d’écriture solitaire que nécessite le roman, moi qui travaille par ailleurs beaucoup en collectif.

Quels sont les lectures qui te nourrissent ?

Je lis surtout une littérature des années 1950 à 1960 ; des œuvres de Carson Mccullers, une écrivaine qui a été beaucoup dans l’ombre de Tennessee Williams, mais qui pour moi est une auteure immense avec des livres de peu de pages, d’une force de frappe incroyable. Je lis aussi beaucoup de littérature japonaise comme Jun’ichirō Tanizaki. Pour moi c’est le maître absolu, quelqu’un qui a décrit les relations humaines dans toute leur force et leur perversité. C’est incroyable d’avoir une telle confrontation dans ses personnages et ses histoires. Peu de romans récents m’ont bouleversé. Si ce n’est Rhapsodie des oubliés de Sofia Aouine, et Rouge impératrice de Léonora Miano. Je l’ai lu comme lecteur et comme auteur ; j’ai été impressionné par cette construction très majestueuse. Et puis je lis et relis beaucoup aussi des œuvres comme Les liaisons dangereuses. Je suis par ailleurs énormément nourri par la musique et le cinéma.

Entretien de Anne Bocandé avec Marc Cheb Sun

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