« Une des plus belles fusions dans l’histoire de la musique »

Entretien de Caroline Trouillet avec le groupe Akalé Wubé

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Honoré du titre d’ « ambassadeurs du groove éthiopien », le groupe Akalé Wubé sort son dernier album, Sost, le troisième en six ans d’exploration de l’ethio-jazz et de la pop éthiopienne des années 1960 et 1970. Amoureux d’une fusion unique entre les sons jazz et afro-américains de cette époque et ce charme décalé de la gamme abyssine, le groupe ne cesse d’explorer les saveurs de cette musique à travers la série des Ethiopiques. De reprises en compositions originales, ces cinq français reprennent les ingrédients d’une recette éthiopienne qui s’était figée dans le temps. Et ceci, sans limites et sans complexes, car ce son là, cosmopolite, n’appartient à personne, nous explique David Georgelet, batteur du groupe.

Comme de nombreux groupes occidentaux, Arat Kilo, Imperial Tiger Orchestra, Badume’s band et d’autres, vous êtes tombés amoureux du « Swinging Addis » en écoutant la série des Ethiopiques (1). Qu’est-ce qui vous a tant fasciné dans ce son éthiopien des années 1960-1970 ?
David Georgelet : Déjà, je n’aurais jamais deviné que c’était de la musique éthiopienne, j’étais très surpris. Une certaine fascination pour le pays est venue ensuite, à chercher le pourquoi et le comment de cette musique. Concernant la musique c’est une continuité de tout ce qu’on aimait avant : la musique afro-américaine, le jazz, le groove de James Brown. Et comme cette période de grande création s’est arrêtée brutalement en Ethiopie avec le Derg (2), cette musique est comme restée gravée dans le marbre. Par exemple, quand on aime le funk américain des années 1960, on est obligé de spécifier LE funk afro-américain des années 1960 parce que le funk ne s’est pas figé dans le temps, il a continué à évolué. Alors qu’avec ce son éthiopien, on n’est pas obligé de dire ce qu’on aime ou n’aime pas, parce qu’il s’est arrêté dans un temps précis. Donc quand on l’aime, on aime la globalité, on prend tout le paquet, et d’ailleurs c’est ce qu’on a fait en écoutant presque toute la série des Ethiopiques.

De quels univers musicaux veniez-vous chacun avant Akalé Wubé ?
On est plus ou moins tous des musiciens de la famille jazz, avec des affinités pour la world music. Paul, le trompettiste, faisait beaucoup de musique brésilienne, Etienne au saxophone et aux flutes a fait pas mal de musique des balkans et Loïc le guitariste venait aussi du jazz.

Comment s’est passée votre toute première découverte des Ethiopiques et donc la naissance du groupe ?
On se connaissait déjà tous mais c’est Paul, le trompettiste, qui nous a fait découvrir cette musique. Comme il jouait plutôt du brésilien, il m’a dit un jour « toi qui est dans le jazz, j’aimerais bien jouer cette musique, alors réunis moi des musiciens avec qui essayer ». Je jouais déjà avec Etienne, le saxophoniste, qui connaissait cette musique et qui a trouvé l’idée géniale. Ensuite ça a marché dès la première répète, on était exactement dans le son qu’on voulait avoir, à mi-chemin entre le jazz, le funk, dans une forme de fusion toute prête qu’on ne pouvait pas se permettre d’inventer nous même. La fusion était déjà prête, il nous suffisait de la jouer. Alors au début, en 2008, 2009, on ne faisait que des reprises, on essayait d’avoir exactement les mêmes sons que les enregistrements de l’époque. Après notre premier concert on s’est mis à composer et aujourd’hui, après six ans et trois albums, on se sent bien, on sait ce qu’on fait.

A quelle scène vous attendiez-vous en allant à Addis-Adeba ? Pensiez-vous retrouver l’héritage de cette musique des années 1970 ?
On a constaté que les gens ne jouaient pratiquement pas cette musique. Les groupes contemporains font un autre type de fusion, mais ils ne sont pas dans la même recherche du son que nous. On s’attendait à trouver des vieux instruments, des orgues de cette époque. Mais non, tout ça n’existe plus, les Ethiopiens jouent sur des synthés. C’est très contemporain en fait. Les groupes étrangers veulent refaire cette musique du Swinging Addis, alors que les musiciens éthiopiens jouent leur son d’aujourd’hui. On a découvert aussi découvert les azmaris, ce qui a beaucoup influencé notre musique. Car on ne fait pas que de l’ethio-jazz, on va aussi puiser dans la musique traditionnelle éthiopienne.

Rejouer cette musique n’est-ce pas aussi une manière de puiser dans cette fusion, derrière la gamme pentatonique éthiopienne, des sons qui faisaient danser en Occident dans ces années 1970, et que les Ethiopiens se sont réappropriés : le swing, la soul, le Rhythm and blues ?
Oui bien sûr, d’ailleurs l y a très peu d’éléments éthiopiens dans cette musique mises à part les gammes. Et puis on fait un peu l’amalgame. Il y a l’éthio-jazz qui est le style d’un personnage, Mulatu Astaské. Cette musique est instrumentale, ce qui est rare en Ethiopie et on y retrouve les éléments du jazz et des musiques afro-américaines. Ensuite il y a tous les chanteurs éthiopiens qui ont utilisé les cuivres et les rythmiques jazz des années 1970 dans les groupes qui les accompagnaient. Mahmoud Ahmed par exemple, ne fait pas de l’ethio-jazz mais plutôt de la pop. L’identité éthiopienne se retrouve bien plus dans la mélodie et l’harmonique que les rythmiques d’ailleurs. Lorsque nous faisons des reprises de Mulatu ou de Mahmoud, on ne nous reproche jamais de copier un son qui n’est pas le notre parce que cette musique n’est pas seulement éthiopienne. En écoutant notre première maquette, des personnes pensaient entendre des morceaux éthiopiens de cette époque-là, parce qu’on jouait comme des Américains auraient pu les jouer ou comme les Ethiopiens jouaient de la musique américaine. C’est ce qui est fascinant, on ne peut pas savoir qui joue la musique de qui, et donc on se sent complètement décomplexé.

En tant que batteur, d’un point de vue technique, qu’est ce qui sonne tout de même éthiopien dans la rythmique de vos reprises ?
Dans certains morceaux il n’y a carrément rien d’éthiopien, c’est la rythmique de James Brown, une espèce de soul ou alors carrément quelque chose de très jazz, très swingue. Après il y a des morceaux ou la rythmique est plus africaine, proche du Maghreb, en 6/8. Mais dans plus de la moitié des enregistrements, l’identité éthiopienne se retrouve au niveau de l’harmonique et du mélodique, avec certains codes. Par exemple, un musicien joue en mesure de 4 temps pendant qu’un autre joue en trois temps. Cette superposition est devenue un code lorsqu’on compose. On se dit « tiens tu le fais en 4 et moi je vais le faire en 3 ! ». Même si je pars sur un groove très occidental, ce décalage par rapport au bassiste donne un son éthiopien. C’est une petite complexité que je n’ai pas retrouvé dans d’autres musiques. Avoir deux personnes jouant des choses différentes ensemble crée un mouvement de transe où l’on ne sait jamais quand s’arrêter. Mahmoud Ahmed notamment est un spécialiste, il chante dans des cycles complètement décalés par rapport à la rythmique. C’est génial. J’ai intégré cette recette dans ma vie de musicien.

Est-ce que cette fusion a un charme et des traits savants qui manquent justement sur les scènes actuelles de la « world music »?
Oui, c’est difficile de faire de la belle fusion. Eux l’ont réussi à merveille, c’est une des plus belles fusions dans l’histoire de la musique. C’est toujours délicat de s’approprier des éléments traditionnels et de poser des instruments occidentaux par dessus. Mais avec cette musique éthiopienne ce n’est pas le cas. Le batteur des années 1960 jouait le funk et le rhythm’n’ blues comme moi, ce n’était pas sa musique donc je me sens d’égal à égal avec lui. Je joue différemment mais objectivement, pas mieux ni moins bien que lui. Parfois je travaille des percussions africaines mais jamais je ne jouerai avec les tambours de Guinée par exemple, parce que n’importe quel musicien guinéen le ferait mieux que moi, de manière intuitive. Je pourrais jouer ces rythmes avec des potes mais jamais je ne le défendrai sur une scène. Avec l’éthio-jazz je n’ai pas ce complexe car ce son n’appartient à personne.

Au fil des albums vous composez de plus en plus, la moitié des morceaux de Sost sont ainsi des créations.
Oui, nous pourrions être un groupe qui ne s’est jamais arrêté de jouer depuis 1974 parce que le Derg ne serait pas tombé sur nous. Et puis on a envie de faire notre musique et les gens le demandent. Même si je suis d’accord, on pourrait faire que des reprises, il n’y a pas de mal à ça. Mais aujourd’hui nos tubes sont nos compositions.

Aussi, il y a moins de cuivres sur cet album, mais les reprises et les compositions s’enchainent dans une ambiance plus intimiste.
C’est lié au fait que Paul, le saxophoniste, joue maintenant du krar. Donc on ne peut plus parler de section cuivre, ça sonne autrement. Paul a découvert le krar en Ethiopie et on compose maintenant avec un instrument traditionnel, on fait le chemin inverse en fait ! C’est un krar électro-acoustique, comme une guitare, tu mets un micro et tu peux faire ce que tu veux du son.

La chanteuse Genet Asefa, qui joue en Angleterre dans le groupe Krar collective, pose sa voix sur trois morceaux de Sost. Est-ce que les collaborations se font plus facilement avec des artistes Ethiopiens de la diaspora, parce qu’ils auraient accès cette émulation occidentale des Ethiopiques ?
Pas du tout, Genet vit à Londres depuis 10 ans seulement. Elle est « complètement éthiopienne », elle vit avec la diaspora et je ne suis pas sûre qu’elle connaisse beaucoup mieux Londres que toi ou moi. Il y a eu cette rencontre avec Krar collective et on voulu travailler ensemble. Après il y a aussi des questions de logistique, forcément c’est plus facile de faire venir une chanteuse de Londres que d’Ethiopie.

Samuel Yirga, jeune pianiste éthiopien, me disait qu’il ne voulait pas spécialement s’inspirer de cette musique parce qu’elle avait énormément d’emprunts aux Etats-Unis. Il recherchait une fusion plus éthiopienne.
Il a raison, les musiciens contemporains en Ethiopie ne s’identifient pas vraiment à ce mouvement, ce n’est pas leur musique mais plutôt un son cosmopolite. Je pense aussi que c’est une notion assez occidentale, faire de la musique vintage. Notre génération vit constamment dans le revival, que ce soit à partir des musiques des années 1970, 1930 ou 1940. Moi-même, j’aime tellement tout ce qui s’est fait avant, et je n’en suis pas encore arrivé au bout, que je n’écoute pas de musique d’aujourd’hui. Je pense que c’est une démarche intellectuelle assez occidentale. Les Ethiopiens ne vont pas aller réparer le vieux synthé pour retrouver ce son des années 1970. Autant aller chercher le dernier cri. Mais c’est cyclique. Par exemple dans les années 1950 en France, il y a eut un rejet du musette, les jeunes ne voulaient plus entendre parler de ce que faisaient leurs parents et leurs grands-parents, ils ne voulaient surtout pas d’accordéons, c’était ringard, alors qu’aujourd’hui ça revient.

Est-ce que l’exploration de cette musique a influencé votre manière de jouer en général, avec d’autres formations notamment ?
Evidemment, je ne suis plus du tout le même musicien depuis Akalé Wubé. Découvrir cette musique a beaucoup changé mon jeu. J’ai trouvé le détonateur. Je savais que je voulais faire une musique exactement comme celle-là, un mélange savant et intelligent de tout ce que j’aime. C’est comme si le gâteau était déjà fait et qu’on avait retrouvé la recette. Et cette recette est en perpétuelle évolution, je ne sais pas ce qui pourra nous arrêter. Peut-être qu’un jour on s’appellera toujours Akalé Wubé mais qu’on ne fera plus de musique éthiopienne. Et puis je pense que nous faisons partie des groupes occidentaux qui propose le son le plus inspiré de ces années 1970. Arat Kilo s’est plutôt développé vers l’électro, Les Tigres du Platane font de la musique contemporaine éthiopienne, uKanDanz jouent d’une manière très jazz contemporain et de ce que j’écoutais de Badume’s band, ils faisaient plutôt le backup band et la rythmique sonnait plus pop qu’éthio-jazz. Alors que nous, nous pourrions être un groupe des années 1975 qui ne s’est jamais arrêté de jouer. On ne se donne aucune limite, on fait tout ce qui nous passe par la tête. C’est fascinant et c’est presque le seul groupe où je ressens cela, notamment en jazz ou on fait toujours la musique de quelqu’un qui la joue mieux.

(1) Les Ethiopiques est une série d’une trentaine de disques compacts dédiés aux chanteurs et musiciens de musique éthiopienne et érythréenne des années 1960 aux années 2000. Ils sont édités par le label français Buda Musique. A lire l’article Et Addis swingue encore sur Africultures : //africultures.com/php/index.php?nav=article&no=12511

(2) Le Derg était une junte militaire qui gouverna l’Éthiopie après la chute de l’empereur Hailé Sélassié en 1974, jusqu’en 1991 avec la République populaire démocratique d’Éthiopie – See more at: //africultures.com/php/index.php?nav=article&no=12496#sthash.Wjh5S5eS.dpufAkalé Wubé sera en concert le 5 décembre au studio de l’Ermitage, Paris 20eme.///Article N° : 12529

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Les images de l'article
Akalé Wubé (David Georgelet premier à gauche) © Ji-Yun





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