Une littérature en devenir

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Les conséquences dramatiques de la colonisation – absence de structures économiques et éducatives (en 1950, plus de 90% de la population était analphabète), développement tardif de l’imprimerie – puis les conflits qui ont bouleversé le pays sont autant de facteurs qui ont freiné la création d’une littérature écrite en Guinée-Bissau. Les organes de publication sont très restreints, ce qui réduit considérablement l’espace dévolu à l’écrit. On peut néanmoins mentionner la première maison d’édition privée Ku Si Mon Editora, et le lancement par le GREC (Grupo de Expressao Cultural) en 1994 de la revue littéraire Tcholona (en créole : traduire, véhiculer un message), ainsi que l’Instituto Nacional de Estudos e Pesquisas (INEP), la seule structure scientifique du pays, qui a brûlé en 1998 pendant les évènements à Bissau.
Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de littérature en Guinée-Bissau. Le silence autour de cette littérature contribue à la mise à l’écart d’un pays parfois considéré comme isolé au sein de l’Afrique de l’Ouest et perçu uniquement sous le biais de la guerre et de l’arriération. Malgré les menaces qui pèsent sur elle, cette littérature continue pourtant de se construire et de réfléchir les mouvements qui traversent la société guinéenne.
Si la prose est de création récente, la poésie, qui puise ses racines dans l’oralité, est profondément enracinée dans la culture guinéenne. Sa place centrale dans la société en a fait le principal vecteur de la lutte pour l’indépendance. La poésie guinéenne s’inscrit dans le vaste mouvement qualifié de « poésie de combat » qui a accompagné les luttes de libération. C’est dans ce contexte que se sont élevées les voix de Antonio Batica Ferreira et de Vasco Cabral (leader du PAIGC, membre du gouvernement jusqu’en 1994), considérés comme les premiers poètes du pays. Vasco Cabral a insisté sur l’importance de la culture dans le combat pour l’indépendance : sa poésie est une exhortation à la lutte… Avec l’indépendance, son engagement poétique se fait l’écho d’un appel à la paix, comme en témoignent ses oeuvres plus récentes non publiées : « Si l’univers pouvait tenir dans un ver/et s’il pouvait/ se transformer en prairie/ ce serait/ un bonheur/ et aussi une joie/ pour toute l’humanité ».
Juste après l’indépendance, est publié en 1977 le recueil Mantenhas para quem luta ! A nova poésia da Guiné-Bissau. Titre d’un poème de Antonio Soares Lopes (Tony Tchéka), cette anthologie, exaltation de la victoire, est un hommage à Amilcar Cabral, héros de l’indépendance. La poésie explore alors les thèmes de l’humiliation des colonisés, de l’aliénation et de la perte d’identité. Poésie mémoire, exorcisme. Tony Davyes, Agnelo Regalla, José Carlos Schwartz sont les principaux représentants de cette tendance. « J’ai vu dans le village brûlé dévasté/ les mêmes bottes piétiner le sang, le corps, la mort innocente/ d’enfants de ta couleur, de ta foi perdue ». José Carlos Schwartz musicien et compositeur à l’origine, a écrit la plupart de ses chansons en créole. Il considère sa musique comme un instrument d’éducation politique : la construction de la nation est son thème de prédilection.
La parution en 1990 de l’Antologia Poética da Guiné-Bissau amorce un tournant dans l’expression poétique. Moins soucieuse de sa dimension sociale collective, la poésie devient plus intimiste, plus personnelle et utilise de plus en plus la langue créole aux côtés de la langue portugaise dans une démarche esthétique. L’utilisation de la langue créole et de la langue portugaise illustre le débat qui traverse la société quant au recours à une langue plutôt qu’à l’autre. Ce débat générateur de doutes se répercute sur l’expression littéraire même. En outre, il ne faut pas oublier que le créole est surtout une langue de communication orale et qu’à ce titre sa compréhension à l’écrit par la population n’est pas évidente. Dans les années 80, les bandes dessinées telles que Caleron di sorti et Minjer i Venenu de Humberto Gonçalo ou Tris nkurbadus de Fernando Julio apparaissent comme média de la langue créole écrite au sein de la population, investissant ainsi un champ jusque là dévolu à la langue portugaise et permettant ainsi une appropriation écrite du créole (l’image et les sujets traités, satires sociales, rendent le texte lisible par la population alphabétisée non en créole mais en portugais).
La tendance actuelle consiste à mêler au texte portugais des incursions créoles et inversement. Helder Proença, Antonio Soares Lopes Jr (Tony Tcheka), Felix Siga inaugurent ce déplacement poétique vers l’intime concomitant au désenchantement des utopies révolutionnaires. « Je me rends aux pleurs, aux tambours qui ne vibrent plus, à tes mains calleuses de sans emploi, à cette misère qui nous menace ». Tony Tcheka, journaliste depuis 1974, s’attache quant à lui à recréer l’atmosphère de Bissau presque 15 ans après l’indépendance, dans une langue innovatrice et foisonnante. Felix Siga, également musicien et compositeur, est aussi l’un des tenants de cette nouvelle tendance, son poème Passa ku mom (parti trop loin) déroule le quotidien d’une vendeuse de rue… Odete Costa Semedo, intervenante culturelle, occupe une position originale et signifiante au sein de cette nouvelle impulsion : « je me conçois dans l’appartenance à deux cultures, j’ai donc décidé de publier quelques écrits en édition bilingue : portugais et créole, afin d’ouvrir aux lecteurs un espace de réflexion, de critique et de rencontre avec soi-même ». Son poème Djiu sin numi / Ilhas sem nome est représentatif de ce double mouvement :  » Na udjus /No udjus…udjus di tudu djinti /Djius sin nomi / Ku bida / Udjus ke na purfia » écriture créole de  » Meus olhos / Nossos olhos, todos os olhos / Ilhas sem nome / Ganharam um nome / Passaram a ser / Olhos-que-jà-nao-acreditam » (Mes yeux, nos yeux, tous les yeux / Iles sans nom / ont accédé à un nom / ont cessé d’être / des yeux-qui-ne-croient plus-désormais).
Parallèlement à cette évolution, les années 1990 ont vu l’apparition de la prose. Avec le recueil de nouvelles A Escola, publié à compte d’auteur à Bissau en 1993, première oeuvre de littérature féminine traitant de la condition de la femme dans la société guinéenne, Domingas Barbosa Mendes Samy inaugure la fiction. Mais c’est la maison d’édition Ku Si Mon Editora qui a publié en 1994, Eterna Paixao, le premier roman d’Abdulai Sila considéré comme le premier roman guinéen. Abdulai Sila, ingénieur en électronique, traite de la transition de la société guinéenne, du passage des structures coloniales à l’installation d’une nouvelle élite issue de la lutte pour l’indépendance. L’Ultime tragédie est à ce jour le seul roman disponible en français ! Il y revient sur la période coloniale à travers le personnage de Ndani dont on dit qu’elle porte malheur mais « Quelqu’un a-t-il déjà entendu cette histoire ? Celui qui l’a entendue peut la raconter mais ne peut pas dire qu’elle fait partie de l’histoire de Ndani (…) Les deux histoires mises en parallèle, ce qui n’est pas légal en ces temps de marché parallèle ». Ici le créole présent sporadiquement relate sans doute en substrat une histoire parallèle…
Ces quelques jalons sur la littérature de Guinée-Bissau ne constituent qu’un éclairage qu’il faudrait mesurer à l’aune des évènements récents. 

Bibliographie :
Augel Moema Parente, « Guinea-Bissau » in Patrick Chabal The postcolonial Literature of Lusophone Africa Witwatersrand UP, Johannesburg 1996
Gomes Aldonio, Cavacas Fernanda A literatura na Guiné-Bissau, Grupo de Trabalho do Ministério da Educaçao para as Comémoraçoes dos Descobrimentos Portugueses 1997
Kihm Alain Kriyol syntax The portuguese-based creole language of Guinea-Bissau, Creole Language Library vol.14 1994.
Lobban R.A, Mendy P.K Historical dictionnary of the Republic of Guinea-Bissau, Scarecrow Press 1997
Massa Jean-Michel Dictionnaire bilingue portugais-français, Guinée-Bissau vol I, EDPAL-GDR 817 CNRS 1996 ///Article N° : 1280

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