Une voix indienne en Afrique du Sud : Achmat Dangor

Print Friendly, PDF & Email

L’écriture allégorique et singulière d’Achmat Dangor est un exemple de la générosité actuelle de la nouvelle littérature sud-africaine qui tente de témoigner et peut-être de pardonner pour retrouver sa dignité.

Les écrivains d’origine indienne ont toujours été une composante importante dans la  » nation arc-en-ciel  » sud-africaine. Pendant la longue période de l’oppression, des romanciers comme Ahmed Essop ou des poètes comme Farouk Asvat ont réussi à exprimer haut et fort leur spécificité au sein de leur dénonciation du régime de Pretoria. Mais, depuis quelques années, des voix nouvelles s’élèvent de cette communauté et tentent de façonner une littérature qui, tout en revenant sur les horreurs de l’apartheid, essaie d’en cerner toutes les étranges composantes.
Achmat Dangor, par exemple, est un  » métis  » qui a du sang asiatique, hollandais et même français dans les veines. Il est né dans une township de Johannesburg mais a quitté très jeune sa famille pour venir vivre seul au Cap où il a connu une jeunesse difficile. Militant au sein du Mouvement de la Pensée Noire, membre de l’ANC, il a parcouru, comme tant d’autres, les ghettos pour y lire des poèmes ou y jouer des pièces de théâtre. Il a commencé à écrire dès l’âge de 16 ans mais a été  » banni  » pour six ans, c’est-à-dire qu’il lui était interdit de publier toute œuvre et même de rencontrer plus d’une personne à la fois. En fait, ces terribles années de  » mise à l’écart  » lui ont permis de se consacrer à l’écriture et, depuis le début des années 80, il publie régulièrement poèmes et nouvelles.
Dans sa poésie, Bulldozer (1983) et Private Voices (1992), il revient sans cesse sur les horreurs de l’apartheid. On y voit :  » Des enfants brûler comme des effigies / Dans les jours sombres de Soweto  » ou des hommes tomber sous les balles :  » Il y a maintenant un autre mort dans les rues / Un coup de feu, du sang, un corps / Un visage que nous connaissions « . Mais la plupart de ses poèmes se veulent avant tout des armes militantes  » qui frappent en retour l’ennemi « . Pour ce faire, le poète refuse de trop écouter les sirènes de sa  » voix privée  » qui le conduiraient à des plaintes narcissiques :  » Nous d’avions à offrir / Que la douleur de nos souvenirs morts « . Au contraire, il s’efforce de célébrer ceux qui sont morts pour bâtir un avenir de liberté :  » C’est le moment / De chanter de nouvelles chansons / D’écrire des symphonies / En l’honneur de notre nouveau monde.  »
Lorsqu’il s’exprime en prose, Dangor porte à son paroxysme cette dualité entre vie privée et vie publique. Waiting for Leila (1981) est, par exemple, une longue nouvelle qui se passe dans ce fameux quartier du Cap, District Six, que l’auteur a bien connu et que les autorités ont fait raser. Le texte mélange avec force la brutalité des faits au désespoir des victimes :  » Maintenant, au cœur sombre de District Six, dans les profondeurs de nos vies, nos arrachons le linceul fragile des cadavres de nos souvenirs inutilisés et nous nous en revêtons en les utilisant au mieux. Nous rendons nos derniers soupirs et seront enterrés sans qu’on nous accorde les cérémonies qu’on offre aux hommes. Sans cendres ni prières, nous qui avons dormi jusque mort s’ensuive derrière nos mémoires grillagées.  »
L’écrivain utilise là une écriture hallucinée qui va être sa marque et qu’il va cristalliser sur un personnage de femme, cette Leila que le narrateur attend et qui ne viendra pas parce qu’elle est allée vers un autre. Belle mais insaisissable, cette jeune fille symbolise, de toute évidence, l’Afrique à la fois séduisante et cruelle :  » Leila, Enfant de la Lumière. La première fois que je t’ai vue, c’était parmi des pique-niqueurs. Tu folâtrais dans les vagues. La mer scintillait sur ta peau olive, mûre comme un fruit orgueilleux. Oh, Afrique, frais paradis de l’Afrique, pourquoi serres-tu tes entraves aussi impitoyablement ?  »
Dans son roman The Z Town Trilogy (où la lettre Z renvoie au mot zombie), on retrouve cette même inquiétude énigmatique. La petite ville peuplée de Métis et d’Indiens où se déroule l’action est en proie à une succession d’états de siège qui évoquent, sans ambages, les jours les plus sombres de l’Afrique du Sud :  » Nous vivions au jour le jour, créant chaque matin une réalité qui nous permettait de vivre en étant inexorablement conscient de l’asservissement et de la terreur que nous avions dû subir la veille « . Pris au piège de cette barbarie, les habitants sont victimes de symptômes psychosomatiques comme par exemple le mutisme :  » Vous l’avez rendu muet parce que vous êtes vous-mêmes muet. Que pouvez-vous faire ? Prier, boire et vous battre. Mon fils ne peut pas parler. C’est en se brûlant qu’il nous dit sa peine parce que Z Town est muette.  » La réponse à cet univers catatonique est la violence qui semble être le seul mode de communication possible :  » Nous tuons pour la liberté, la dignité, pour toutes sortes de choses… Nous savons mieux tuer que vivre. Ils nous ont appris cela.  » Ce roman si sombre, si mystérieux est, d’une certaine façon, une radiographie de l’Afrique du Sud passée car, comme l’a très bien souligné le critique Njabulo Ndebele, Dangor y  » aborde des sujets dont les auteurs avaient jusque là peur. Les contradictions, les rationalisations, les sincérités mais aussi les faussetés de ces gens sont mis à nu avec tant d’amour et de compassion que le pire d’entre eux inspire paradoxalement le respect.  »
En fait, ce qui intéresse au premier chef Dangor, ce sont les problèmes d’identité, voire d’identité raciale si difficiles à définir dans une société qui prétendait séparer définitivement les gens selon la couleur de leur peau. Le héros de son dernier texte Kafka’s Curse est justement inclassable selon les normes officielles :  » Il était une mélange de Javanais, de Hollandais, d’Indien et de Dieu on ne sait trop quoi d’autre « . Il profite de cette hybridité pour changer de nom, pour se faire passer pour un Blanc et pour mener une vie confortable. Mais il est puni pour s’être ainsi renié et est victime d’une étrange maladie : il inhale le carbone et exhale l’oxygène et meurt de toutes les toxines qu’il accumule. Le message politique de cette  » malédiction  » transparaît derrière la fable allégorique. Le Musulman Omar Khan qui a osé devenir le Juif Oscar Kahn est sanctionné pour avoir profité d’une disposition raciste des législateurs du  » développement séparé  » :  » Ce pays où régnait l’oppression et qui avait un gouvernement néo-nazi accordait une place, une toute petite place mais une place quand même… aux Juifs. Quoi ? Une place à cette race éternellement persécutée ? Oui. Tout simplement parce qu’ils étaient Blancs.  »
C’est de cette façon  » kafkaïenne  » que Dangor – et avec lui beaucoup de jeunes écrivains sud-africains actuels – entendent décrire les méfaits dont ils ont souffert pendant de longues années. Travaillant sur le thème de l’évolution, de la métamorphose même, ils proposent des paraboles magiques où ils prônent la fidélité aux origines,  » ce petit coin dont on vous parle dès votre enfance « . Ces textes souvent singuliers permettent cependant de mieux comprendre la transformation incroyablement généreuse de l’Afrique du Sud actuelle. La nouvelle littérature de ce pays enfin libéré devient une sorte de  » commission pour la Vérité et la Réconciliation  » où chaque auteur vient lui aussi témoigner et, si possible, pardonner pour retrouver enfin la dignité dont on l’avait si longtemps privé.

///Article N° : 243


Laisser un commentaire