Victoire d’Obama : « La fin symbolique d’une injustice séculaire »

Entretien de Christine Sitchet avec Albert Memmi

New York / Paris, nov. 2008
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Écrivain et essayiste franco-tunisien né en 1920, professeur des universités grand penseur de l' »hétérophobie » (1), Albert Memmi livre son point de vue sur le succès de Barack Obama. Enchantement lucide, baigné d’humanisme. Il évoque aussi la réédition de Nous, les Nègres, recueil d’entretiens (2) avec trois figures majeures de la révolte noire-américaine – Malcolm X, Martin Luther King et l’écrivain James Baldwin -, dont en 1965 il avait préfacé la traduction française.
Albert Memmi est l’auteur d’un essai visionnaire devenu un classique : Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur (3) (1957). Léopold Sédar Senghor dira de cet écrit qu’il représente un livre de référence incontournable. Pour Jean-Paul Sartre, qui en signa la préface (4), « Cet ouvrage sobre et clair se range parmi les « géométries passionnées » : son objectivité calme, c’est de la souffrance et de la colère dépassée ». En 2005, dans le sillage de ce Portrait du colonisé, Albert Memmi livra un Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres (5).

Quel regard portez-vous sur le résultat des élections américaines ?
Ce qui me frappe, c’est que l’on est en train de vivre un véritable changement de civilisation, marquant le début d’une ère nouvelle. Je crois que l’élection de Barack Obama augure d’une transformation de la physionomie du monde. On assiste à la fin symbolique de l’esclavage et à celle de la colonisation, qui est à mes yeux un esclavage déguisé. Ce fait prodigieux est ce qui me semble être le plus important à relever. L’élection d’Obama signifie que les Blancs seront maintenant plus aptes à accepter d’avoir un Noir à leur tête. C’était impensable avant. De même qu’il y a cinquante ans, il était inimaginable d’avoir une femme chef d’État – il y avait juste Indira Gandhi. Maintenant ça ne choque plus. Ce sont des avancées capitales.
Autre point de comparaison : l’histoire de l’Afrique du Sud. On y trouve un exemple prémonitoire de l’avancée du combat contre le racisme et la xénophobie. La première fois que j’y suis allé, du temps de l’apartheid, il était impensable qu’il puisse y avoir un chef d’État noir. Maintenant, non seulement c’est fait, mais à mon avis il y a même un retour de balancier. Une mutation similaire est en train de se produire avec Obama. Et en un sens, c’est assez merveilleux. Mais je pense qu’il ne faut pas se laisser piéger par la mythification et une forme de culte de la personnalité.
La victoire d’Obama est-elle propice selon vous à un bouleversement de l’image des Noirs et à un processus de l’ordre d’une « décolonisation mentale » ?
C’est surtout ça la victoire. Récemment, une amie de mon épouse, une femme noire originaire du Bénin, nous a rendu visite. Elle est arrivée rayonnante. Comblée par le résultat du vote américain. Elle m’a dit : « L’élection d’Obama ne va pas changer grand-chose au point de vue matériel, mais ça nous donne enfin notre dignité ». Pour cette femme, l’important est que désormais les Noirs sont considérés comme des êtres humains à part entière. Voilà, je crois, l’essentiel de cette aventure. Et j’ajouterais que pour les Blancs, c’est admettre enfin qu’un autre ordre peut exister.
Pensez-vous qu’en France on soit prêt à avoir un président noir comme aux États-Unis ?
Une femme présidente, il me semble qu’on y est prêt. Un Noir, non. Pour le moment, c’est impensable. Mais je pense que l’on peut s’attendre à un changement avec le succès d’Obama. Le fait qu’un Noir est maintenant le président de la plus puissante nation au monde – même si cette dernière est sur le déclin – va avoir un impact considérable sur tous les pays, y compris la France.
Se profilent maintenant de grandes attentes et la question en suspens de la résolution de la crise économique…
Oui, Obama va être en butte à des problèmes très complexes, dont une crise financière sans précédent. Mon sentiment est que l’Amérique est une puissance fabuleuse mais frappée d’obésité. Elle est partout. Elle a tout envahi. Que ce soit sous la forme de l’hégémonie du dollar, du port du jean ou de la consommation de coca-cola. Et là, c’est comme si cette puissance obèse éclatait. Le pays est miné de l’intérieur. Il me semble qu’il y a également une comparaison à faire avec la fin de l’empire romain, qui s’est effondré après avoir très longtemps imposé sa puissance. Il y a aujourd’hui aux États-Unis comme un ferment de dissolution analogue.
Je suis stupéfait parce que j’apprends dans les journaux à propos de cette crise. C’est incroyable ce qui se passe en termes de manœuvres financières scandaleuses. Une extraordinaire escroquerie…Obama pourra-t-il arrêter cela, je n’en sais rien. Il y a aussi la question sociale, le problème de la santé, avec des citoyens qui ne sont pas assurés. Là, je crois qu’Obama va agir. Enfin, va se poser à lui la question de la politique étrangère. Le grand problème des États-Unis, c’est qu’il leur faut s’assurer des réserves énergétiques pour cinquante ans. C’est un élément explicatif fondamental de la guerre en Irak. Comment Obama va-t-il se positionner face à ces problèmes ? J’avoue que je n’aimerais pas être à sa place. Mais il faut lui faire confiance. Il est très intelligent, habile et dynamique.
Quel éclairage apporte aujourd’hui l’ouvrage que vous avez préfacé en 1965 et qui vient d’être réédité – Nous, les Nègres ?
Ce livre donne la parole à trois figures majeures qui tentèrent, chacune à leur manière, de proposer une réponse au drame des Noirs-Américains. Il y a la solution de Luther King, le « modéré », une révolution sans violence avec un rêve d’intégration. Celle de Malcom X, la violence pure et un projet séparatiste ; rappelons ici que la violence de l’opprimé n’est que le reflet de celle de l’oppresseur. Et puis il y a la solution que l’on pourrait dire libérale, celle de Baldwin le « déchiré », qui s’appuie sur les intellectuels et les artistes ; souvenez-vous qu’il a écrit La prochaine fois, le feu [The Fire Next time, 1963]. Quelque part ces trois chemins se complètent et ont ouvert la voie à Obama, qui incarne une solution non-violente démocratique, par les urnes.
L’histoire nous montre aujourd’hui que l’on n’est plus dans une logique de nécessaire violence. Et c’est heureux. Obama n’a pas eu besoin de descendre dans la rue. Aucun coup de feu. Aucune goutte de sang. Un peu plus de 40 % des Blancs ont voté pour lui. C’est prodigieux. Mais le contexte est très différent de celui qu’ont connu King et Malcom X. À leur époque, il n’y avait pas d’autres moyens que la violence et la désobéissance pour tenter de se faire entendre et d’obtenir justice. Aujourd’hui, c’est un véritable miracle que la démocratie ait triomphé sans violence.
Considérez-vous la victoire d’Obama comme une forme d’aboutissement de cette révolte noire et un accomplissement symbolique du rêve de Luther King ?
Oui. C’est la réalisation d’un rêve. Pour les Noirs comme pour tous les sympathisants de leur cause. Une chose prodigieuse vient de se passer. La fin symbolique d’une injustice séculaire qui a pris la forme d’un double trauma : l’esclavage et la colonisation. C’est sans conteste un tournant majeur dans l’histoire. Il y a comme un renversement.
Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur votre préface ?
En relisant ce texte, je me dis que je ne me suis pas trop trompé dans mon analyse. Je suis aussi assez fier de ce que j’avais écrit près de dix ans plus tôt dans Portrait du colonisé, dont on a célébré les 50 ans l’année dernière. Je ne suis pas un prophète. J’écris ce que je sens. Je suis content de constater que les intuitions de l’écrivain précèdent parfois l’analyse des historiens.

1. « Hétérophobie » : néologisme inventé par Albert Memmi. Peur agressive du différent.
2. Réalisés par Kenneth B. Clark, ces entretiens furent d’abord diffusés en 1963 par une chaîne de télévision américaine. Ils firent peu après l’objet d’un livre, traduit en français en 1965. La traduction a été rééditée cette année, avec une préface inédite d’Albert Memmi. Malcolm X, Martin Luther King, James Baldwin. Nous, les Nègres, André Chassigneux (traduction), Albert Memmi (préface), Paris, Ed. La Découverte, 2008, 101 p., 6,50 €.
3. Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Ed. Gallimard, 1998 [1957].
4. Le texte de Jean-Paul Sartre utilisé comme préface du Portrait du colonisé est d’abord paru dans Les Temps Modernes.
5. Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Ed. Gallimard, 2005.
Citations extraites de James Baldwin, Malcom X, Martin Luther King. Nous, les Nègres , André Chassigneux (traduction), Albert Memmi (préface), Paris, Ed. La Découverte, 2008, 101 p., 6,50 € :
Albert Memmi :
« Il n’existe pas plusieurs visages d’opprimés. […] Il n’y en a qu’un seul, qui bouge, qui se transforme lentement […]. King, Baldwin et Malcolm X jalonnent le même et implacable itinéraire de la révolte, dont il est rare que le ressort, une fois lâché, ne se détendra pas jusqu’au bout » (pp. 10-11).
Albert Memmi :
« […] la révolte c’est d’abord le constat d’une situation impossible. » (p. 27).
James Baldwin :
« Ce que les Blancs doivent faire, c’est chercher en eux-mêmes pourquoi il leur a fallu un nègre au début. Parce que je ne suis pas un nègre, je suis un homme, mais si vous croyez que je suis un nègre, c’est parce que vous en avez besoin » (p. 46).///Article N° : 8181

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