Voir The Color Line…

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Coréalisatatrice de la websérie Noire Amérique, diffusée actuellement sur Arte Creative, Caroline Blache propose une déambulation réflexive au cœur de l’exposition The Color Line qui se déroule au Quai Branly à Paris jusqu’au 15 janvier prochain.

Rendez-vous au rez-de-chaussée du Musée renommé il y a quelques semaines Musée du Quai Branly Jacques Chirac, passez les contrôles de sac, les portiques électriques et ce sera sur votre droite. Vous entrez dans l’exposition The Color Line comme dans un immense couloir qui vous bombarde de représentations sur les Noirs aux Etats-Unis à travers les siècles. Partitions musicales, affiches de minstrel show jusqu’aux couvertures de The Crisis. A record of the Darker Races, le bulletin officiel de la NAACP (1) fondé en 1910-15. Regardez attentivement si vous avez une journée entière, traversez dignement si vous ne voulez pas manquer les œuvres de la fin. Votre regard sera happé par deux ou trois toiles contemporaines mais, c’est après le vestibule qui remet en scène le Negro Exhibit de 1900, que vous déboucherez sur l’exposition.
« The Negro Exhibit » comme « The Color Line » dit comme ça, qu’est que c’est ?
Projetez-vous en 1900, à Londres puis à Paris et retenez un nom : W.E.B. Du Bois. Pour la prononciation optez pour le « wibi di boiz » comme une étudiante de Duke ou « wébeuh du bois » à la parisienne. C’est à Londres, lors de la première conférence panafricaine, que l’écrivain militant des droits civiques a fixé le nœud du problème en ces termes : : « The problem of the twentieth century is the problem of the color-line-the relation of the darker to the lighter races of men in Asia and Africa, in America and the islands of the sea » Le terme de « color-line » est communément utilisé pour décrire l’état de ségrégation raciale qui a existé aux Etats-Unis après l’abolition de l’esclavage. Toujours en 1900, pour l’Exposition universelle de Paris, W.E.B. Du Bois a collecté́ des centaines de clichés, de portraits d’Afro-américains et conçu des graphiques pour exposer ce qu’est d’être Noir aux Etats-Unis au début du siècle. Ces documents étaient exposés en marge du pavillon officiel américain dans un espace intitulé The Negro Exhibit. Des parcelles d’anciens esclaves qui travaillent les champs de coton du Sud aux premiers professeurs de la prestigieuse Howard University comme des Docteurs en calèche, cette Amérique-là, les Européens ne la connaissaient pas. Aujourd’hui, quel regard portons nous sur cette sublime collection archivée à la Library of Congress ? Beaucoup d’entre vous vont la découvrir. Dans cette France chargée de son passé colonial mal assumé, elle nous change des cartes postales Scènes et Types de l’Empire National comme des photos figées des dits premiers explorateurs.
Passé un rideau d’écrits, comme si nous entrons dans une maison, vous vous trouverez emportés par les volutes lumineuses de la toile d’Aaron Douglas Into Bondage peinte en 1936 et d’ordinaire exposée à la National Gallery of Art de Washington. Et c’est à ce poing dans le ventre, ce coup dans la rétine que l’exposition The Color Line commence ! Vous entrez dans le nœud du problème. Histoire de garder l’esprit ouvert pour l’heure à venir, et peu importe votre lieu de naissance, dépecez immédiatement vos yeux des clichés construits sur les cendres de la domination ou de l’aliénation. Encore figé-e-s devant les ombres chatoyantes de Douglas, tournez votre menton sur la droite et découvrez Deep River, l’installation poétique de Whietfield Lovell. Trois soldats noirs américains gravés au fusain dominent les globes terrestres. Avalés par cette histoire de la Première Guerre Mondiale devenue invisible, vous pourriez manquer quelques photos sur Mohamed Ali. N’hésitez pas. Approchez-vous du lumineux tableau mural d’Aaron Douglas : esclavage, chaînes, hommes de dos, navires négriers… et découvrez autant de petites pièces jamais exposées à Paris.
Gauche, droite, ne pressez plus le pas, et accommodez-vous de ces œuvres de l’Art Moderne que vous n’avez jamais vues au Centre Georges Pompidou. Dans les six mètres sur votre gauche, l’onde musicale de Strange Fruit vous appelle. A l’entrée de cette nouvelle salle, vous vous refléterez dans les microsillons cirés du premier enregistrement « Commodore » de Billie Holiday. Gravures, portraits massifs, huiles discrètes, 33 tours de Public Enemy, autant d’œuvres troublantes sur les lynchages qui entrent en résonance avec le poème d’Abel Meeropol. Ce professeur juif du Bronx mérite bien une place dans un Panthéon, à l’heure où un poète folk devient Prix Nobel de Littérature. Auteur du poème Strange Fruit, il adopta les deux enfants des époux Rosenberg à leur exécution. Sombre Amérique.
Règle d’Or : gardez votre souffle pour ne rien manquer.
L’exposition se poursuit quasi chronologiquement, divaguez au hasard mais avec détermination. Prenez le temps de regarder la contre-alto Marian Anderson devant le Lincoln Memorial dans un film étonnant de 1939 extrait des archives de UCLA. Block II de Romare Bearden vous plonge dans un Harlem aujourd’hui disparu : réponse de l’artiste à l’exposition Harlem on My Mind du Metropolitan Museum of Art de New York de 1968 qui ne comprenait aucune œuvre d’artistes afro-américains. Ne manquez surtout pas le passage intimiste orné des gravures expressionnistes d’Elizabeth Catlett. Et surtout gardez votre souffle pour pouvoir admirer les deux dernières salles de l’exposition, plus contemporaines tant sur l’art militant d’Emory Douglas et des Black Panthers, que sur les artistes d’aujourd’hui. Quelle joie de découvrir les œuvres précieuses et brillantes de la peintre Ellen Gallagher, comme ce point levé en or du généreux Hank Willis Thomas. Le parcours scénographique se termine en majesté sur un hommage à Gustave Courbet de Mickalene Thomas : Origin of the Univers I.
Cette œuvre s’accorde à être la plus belle des conclusions car il est nécessaire de voir cette exposition The Color Line. Il faut traverser le passage car nous n’avons pas toute-s la chance d’aller dans les musées américains, et que ces œuvres ne se trouvent pas dans les collections des centres d’art modernes français ou européens. Voilà une page d’Histoire de l’Art qui nous échappe que vous allez prendre en pleine figure. The Color Line vous donnera de précieuses clés pour découvrir des artistes américains que l’Amérique blanche laisse trop souvent dans l’invisibilité́.

(1)National Association for the Advancement of Colored people///Article N° : 13874

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