« Qu’est-ce que la crise humanitaire et de réfugiés mondiale, qui s’est produite à l’été 2015 dans des proportions inégalables, peut me révéler par rapport au modèle de société que nous sommes en train de construire et que nous laisserons aux générations futures ? » C’est par cette question que s’ouvre le film documentaire Quand l’humanité a frappé à nos portes, réalisé par Yannick Oho Bambe, poète et activiste social, installé à Londres depuis 20 ans. Une question ardente, urgente, criante qui court aussi bien dans les ruelles de Calais (France), que celles de Samos (Grèce), Bidibidi (Ouganda) ou Zaatari (Jordanie). Car oui, 1% de l’humanité est aujourd’hui déplacée1, et ce chiffre, au regard des dernières actualités ne cessera d’augmenter.
Mais peut-on regarder un chiffre en face ? Peut-on l’aimer ? Peut-on en respecter les droits et les devoirs fondamentaux ? Aux statistiques Yannick Oho Bambe préfère les hommes et femmes de plein vent et le radical love. Il décide donc en 2015 de rejoindre le cœur battant du Camp de Calais pour faire bouger les lignes, interroger ce qu’il nomme une « crise civilisationnelle », à travers l’angle pudique et délicat de sa caméra.
Yannick, en tant que réalisateur, tu œuvres depuis de longues années pour l’inclusion sociale et l’éducation populaire en Angleterre, quel a été ton déclic pour la réalisation de ce documentaire ?
Yannick Oho Bambe : Mon déclic est né d’un choc : celui que j’ai eu en voyant la photo du petit Aylan sur une plage turque à l’été indien 2015 faisant le tour des réseaux sociaux. C’était l’image de trop. Je me suis dit « cette crise migratoire, c’est de la folie » et j’ai spontanément décidé de me rendre, avec ma caméra, à Calais. Tout ce que je savais c’était que je voulais apporter un autre regard sur la situation et susciter des questions que l’on doit se poser en tant que société. Lorsque je suis arrivé, j’ai d’abord arpenté les rues de cette cité et je suis tombé sur des bénévoles qui avaient fait naître la première école du Camp : L’école laïque du chemin des Dunes. C’était le jour de l’anniversaire de Zimako Mel Jone, un des fondateurs de ce lieu magique ; et au milieu de la boue et des conditions inhumaines dans lesquelles les gens se trouvaient, ils fêtaient gaiement ce jour spécial. J’ai trinqué avec eux et j’ai tout de suite su quelle allait être la direction de mon documentaire.
Tu montres avec tact et pudeur le cœur battant de « la jungle de Calais » sans parler de nationalités, de conflits, de papiers… où la cohésion sociale et l’entraide semblent dominer. Comment as-tu réussi à poser ta caméra sur place et saisir l’essence de ton message ?
Tout d’abord, il y a une façon déontologique d’appréhender les choses. La « jungle » de Calais est un endroit surmédiatisé. De nombreux journalistes y viennent avec leurs caméras et sont assez offensifs, voyeuristes dans leur manière de procéder. Les exilés sont souvent approchés, interrogés, observés et développent presque une phobie des médias. Mon idée n’était pas de filmer les exilés mais plutôt de discuter avec eux, de les écouter, de prêter attention aux liens et à la dynamique sociale qui existaient là-bas. Ce qui m’a fasciné c’est que ce lieu regorge d’initiatives et de bâtisseurs. Toutes les personnes en présence contribuent à la création d’un monde nouveau. Chaque initiative individuelle compte ‒ peu importe la qualification ou les compétences des uns et des autres -, chacun « fait sa part » pour reprendre une expression du penseur Pierre Rabhi. Ce que j’ai vu là-bas est un aperçu de ce qu’une société est capable de créer comme vivre-ensemble, c’était ça l’essence du message.
Tu as choisi de donner la parole aux bénévoles sur place. On y retrouve notamment plusieurs témoignages de professeurs de Français langue étrangère (FLE) et d’anglais. Le rapport qu’un exilé entretient avec la langue du pays d’accueil te semble-t-il essentiel ?
C’est vrai qu’il y a pas mal de professeurs témoins dans ce documentaire (sourire) ! Je crois que la maîtrise de la langue est effectivement une arme pour quiconque arrive dans un espace nouveau. Une des enseignantes le souligne à un moment dans le documentaire « s’ils parlent français ou anglais, les réfugiés sont plus susceptibles de défendre leurs décisions, leurs choix, ce pourquoi ils sont ici et d’être entendus, compris d’égal à égal » ; je suis plutôt d’accord avec elle. Vous savez je viens du Cameroun où la langue et le verbe sont culturellement ancrés, ils se transmettent par les griots, j’y suis donc sensible. Par ailleurs, passer du temps dans les classes avec les apprenants et les professeurs était aussi une façon nourrir et montrer ce qui me semble précieux : l’apprentissage et la transmission mutuelle.
Tu filmes également le démantèlement du 22 février 2016, ordonné par Bernard Cazeneuve, alors Premier Ministre du Gouvernement Hollande. En tant que réalisateur, comment te sens-tu à ce moment-là ?
C’est une question difficile car dans ce genre de situation les sentiments sont très mêlés.
Je crois que j’ai d’abord ressenti une forme d’espoir. J’espérais que les personnes réfugiées trouvent, suite à cette action, de meilleures conditions de vie, un meilleur accompagnement…car, on le voit dans les interviews, nous n’étions pas forcément pour le maintien du camp. J’étais aussi traversé par la déception et le questionnement : avons-nous eu assez de temps pour comprendre ce qui se jouait dans cet espace ? Avons-nous loupé l’apprentissage d’une meilleure société à penser, rêver, oser, créer2 ? On le dit peu mais de nombreux sociologues et anthropologues ont fait le voyage jusqu’aux bidonvilles de Calais pour étudier les dynamiques humaines en cours. Il me semble que dans ces lieux, il y avait une graine d’humanité nouvelle à faire germer. Enfin, je ressentais de l’anxiété liée au manque de sécurité et à l’hostilité d’une partie du corps de la police envers les migrants.
Ton documentaire est-il imminemment politique ?
Si on prend le mot « politique » au sens de « polis », la « cité » en latin ou de « politikos », « qui concerne l’État et les citoyens » alors oui, il l’est. Mais je dirais que c’est surtout un objet citoyen, engagé et militant. J’aimerais qu’il soit utile, qu’il réveille des consciences et qu’il provoque des rêves au sein de l’audience !
Comment s’envisage la diffusion et la tournée de « Quand l’humanité a frappé à nos portes » ?
Et où les lecteurs d’Africultures peuvent-ils le visionner ?
À présent, je développe « The radical love initiative », un projet qui vise à utiliser des objets artistiques comme outils pour éduquer la jeune génération à la nécessité d’apprendre à traiter les « autres », soit les personnes migrantes. Une tournée de projections/débats et de formations autour du documentaire est donc prévue dans des écoles partout en Europe.
Marine DURAND
«Quand l’humanité a frappé à nos portes» est disponible, en versions anglaise et française, à la location (11,95€) sur le site de l’association Eole, partenaire du projet. 25% des acquisitions seront reversées à des projets en faveur de mineurs isolés pour leurs projets d’études ou professionnels.
> Pour visionner le film documentaire : www.associationeole.org
> Partenaires du film : Solidarités International, Solidarité laïque, Le portail Humanitaire, Association Eole.
> Vous souhaitez organiser une intervention de sensibilisation en milieu scolaire ? Contactez :
Catherine Lise Dubost : [email protected]
1 Source : Chiffre communiqué par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) en 2020. https://www.unrefugees.ch/en/node/355.
2 « Penser, rêver, oser, créer », citation empruntée au poète et écrivain Marc-Alexandre Oho Bambe extraite du poème « J’ai fait un rêve » dans ADN, 2009, aux éditions La Plume de l’ange.