Quand le dramaturge se fait romancier, le roman est un drame

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Les cinq fois où j’ai vu mon père

 

 

Guy Régis Jr, dramaturge haïtien né en 1974, a déjà créé plusieurs pièces de théâtre à partir de l’expérience cruelle du départ de son père. Il publie dans la collection « Haute enfance » de Gallimard un récit en prose mais structuré comme un drame classique: Les cinq fois où j’ai vu mon père (janvier 2020). On y retrouve, en alternance, la langue fougueuse de la formidable traversée, Le trophée des capitaux (Vents d’ailleurs, 2011) et des dialogues minimalistes. Ou comment le drame de l’enfance peut nourrir avec puissance et poésie la création artistique. Un souffle qui emporte le lecteur jusqu’aux deux dernières syllabes.   

Annoncé comme autobiographique, le récit de Guy Régis Jr est un texte si travaillé, nous dirions « chorégraphié », qu’il faut l’aborder d’abord et avant tout comme un objet littéraire accompli. Ses cinq parties correspondent aux cinq apparitions du père du narrateur, qui vit de manière fusionnelle auprès de sa mère sans comprendre l’histoire de ses parents qui est pourtant la sienne. Le chiffre cinq sera repris dans la résolution de cette énigme qu’est pour lui sa présence. Le père sera donc le héros présent et absent, l’inconnu tantôt désiré tantôt repoussé, celui qui fait tournoyer le petit garçon, qui apparaît, disparaît, qui ne parle jamais sauf pour une unique et fugitive déclaration d’amour qui va durablement bouleverser son fils. Celui-ci devenu le narrateur (« Maintenant, je suis vieux », 176) ne raconte pas son enfance mais, rétroactivement, les étapes de celles-ci marquées par les rares mots de ce père si évanescent : « Et je venais d’apprendre que mon père m’aimait. […] à l’âge que j’ai, cela me tourmente encore » (130).

L’entreprise mémorielle créée autour de cette figure mystérieuse, se noue et se dénoue comme une tragédie dans les cinq étapes annoncées, comme dans un spectacle dont on sait bien que le temps est limité : « La première fois que j’ai vu mon père, j’avais trois ans […] La deuxième fois où j’ai vu mon père, il pleuvait […] La deuxième fois où j’ai vu mon père, j’avais neuf ans […] La troisième fois où j’ai vu mon père, c’était pour me dire qu’il m’aimait […] La cinquième fois où je vis mon père, ce fut la dernière fois. » (17, 53, 101, 125, 153), à douze ans. Ces ouvertures sobres ouvrent chaque fois les vannes d’une mémoire affective qui va exprimer de manière lyrique souvenirs factuels, sensitifs et réflexions plus larges.

Les scènes se succèdent dans le cadre retiré du village haïtien où mère et enfant vivent dans une maison de terre au toit en feuilles, loin des rumeurs et des regards. Peu de personnages secondaires : l’unique ami, les villageois le jour du banquet de communion placé au centre du récit, des paysans qui lâchent quelques bribes et, in fine, la confidente de la mère qui connaît le secret. Le narrateur explore le mystère et les questionnements dans lesquels l’absence du père et le silence de la mère l’ont enfermé. Les phrases courtent se succèdent jusqu’à se bousculer : « De loin, on aurait dit mon père. Était-ce lui ? Ce monsieur, sa silhouette, était-ce mon père ? Qui pouvait lui ressembler autant ? Je pouvais me tromper. Le monsieur n’était pas le seul à porter une malle. […] Pour moi, c’était bien lui. C’était mon père au loin, que je voyais près de ma mère. « (153).

Cependant, le texte va plus loin quand chaque « acte » est placé sous le signe d’un thème, d’une image, qui commence au premier degré avec un semblant de réalisme, se développe dans une véritable envolée, pour devenir, dans la suite, la métaphore d’une situation qui, de personnelle, va s’élargir au monde. Cette amplification à la fois oratoire et philosophique change le statut du couple père / fils ou mère / fils jusqu’à la dimension d’une humanité tragique.

La seconde rencontre avec le père est ainsi placée sous le signe de la pluie qui tombe sur l’entrevue brève entre parents muets : « il pleuvait. Moi aussi. Comme le ciel, je pleurais » (53). Elle se termine par l’arrêt de la pluie et des pleurs et un départ théâtral : « Nous partions sur la terre humide et plate » (76). La mère abandonnée, emblème du tragique, clôt le chapitre : « Et pendant qu’il pleuvait, elle chantait. Elle chantait sa peine. Son chant était son combat. Son chant était plainte. Son chant était d’acier, de fer. » (96). Et revient le motif dans l’ultime appel du fils adulte au père exilé : « Il ne pleuvra pas. Nous réglerons nos problèmes. Sur cette même terre bien plate et bien sèche […] Qu’il pleuve ! Que l’eau coule. [..] Que la pluie tombe ! Que la pluie tombe et tambourine sur les toits, les tôles rouillées ! Que la pluie vacarme ! Sur tous les toits que la pluie tombe ! Qu’elle tombe et fasse rentrer les jeunes hommes qui sont partis loin de chez eux ! » (178).

En contrepoint du tragique, l’éclat du bonheur est figuré par la saison des mangues au moment de la déclaration libératrice : « Les mangues étaient mûres. C’était le temps des mangues. […] C’était en ce temps-là, de bonheur, que j’avais vu mon père. Au joyeux temps des mangues. En ce joyeux temps qu’il m’avait dit qu’il m’aimait » (127).

Dans le prolongement de ces parties denses, fractionnées qui rendent compte de la complexité de l’énigme pour un fils qui se qualifie d’« accident » (176), reviennent, presque insolites, des dialogues entre l’enfant et soit le père soit la mère, qui ne répondent rien ou par bribes. Leur sobriété, leur vide, illustrent la solitude de celui qui tente de percer l’« énigme de (sa) vie » (112).

Cependant, en dépit de l’intitulé de la collection, il ne faudrait pas réduire ce récit à une histoire d’enfance puisque, subrepticement, il glisse du drame intime aux questions d’un pays qui traverse des « temps obscurs » à cause d’« un petit homme à lunettes (qui) avait mis la main sur notre territoire » (188) si bien que tous les hommes jeunes, dont le père, n’ont d’autre solution que de partir : « Ils partaient tous. […] Tous marchaient. Malgré eux. Ils allaient tout éclopés. Derrière eux, des vies à effacer. Devant eux, la mer. Tout ce peuple s’en allait pour capituler le lit des vagues » (158). Le drame prend alors des allures de plaidoyer car il faut dire que « notre île perdue au milieu des mers caraïbes existe et brûle encore de joie » (189.

Enfin, si le texte est situé en Haïti, les questions qu’il traite débordent lieu et personnes et le romancier les pose au présent de vérité générale : « comment oublie-t-on ? » (105), « à quoi sert un homme qui ne revient pas avec quelque chose ? » (161), « nous ne sommes que les enfants de nos mères » (150). Il répond de manière elliptique à la question ontologique du sens de sa vie, lui le fruit d’une « rencontre fortuite » (183) : « Aucun signe particulier dans les astres. Rien de singulier sur terre » (183).

Ainsi, Guy Régis Jr réussit, en racontant l’itinéraire douloureux d’un fils au père absent, à rendre compte du tragique de l’absence de mots et de la difficile construction dans le flou identitaire. Il fait aussi de son histoire le drame de l’exil et du combat des femmes seules.

Ce récit, dans sa profondeur, sa brutalité, sa complexité discursive, la beauté de ses temps d’exaltation, est bien un chef-d’œuvre.

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