Ernesto « Tito » Puentes est certainement le plus parisien des Cubains. Débarqué en France dans les années 50, il n’en est plus parti, et à Paris, ville cosmopolite, il côtoie toutes sortes de musiciens. Chef d’orchestre de Manu Dibango, musicien de Papa Wemba et autres, il forme aujourd’hui des jeunes de toutes nationalités. A 70 ans, l’artiste fête en « grande pompe » ses 50 ans de carrière.
Nous allons parler de la rencontre : celle des cultures africaines et des cultures cubaines, américaines, caribéennes.
Nous sommes les premiers à avoir dit : « musique afro-cubaine », avant que la musique africaine ne soit reconnue, c’est une culture qui existe depuis des millénaires. Même les Américains avaient oublié qu’ils font de la musique afro. Les Africains doivent énormément à Cuba qui a tout de suite reconnu que c’est une culture afro-cubaine : afro parce que nous sommes les descendants des esclaves qui ont conservé tous ces rythmes. Nos anciens propriétaires ont adopté la musique africaine, qu’ils ont adapté à leur vie. Ils ne nous ont pas retiré nos tam-tam, ils ne nous ont pas non plus interdit de parler nos langues. On retrouve à Cuba la trace des traditions orales et on y parle encore aujourd’hui des langues d’origine africaine.
Et comment Ernesto s’est il rendu compte de son origine africaine ?
Je le sais depuis ma naissance. Par la couleur de ma peau, je sais que je suis d’origine africaine. Mais je ne savais pas de quel pays d’Afrique je venais. Mon arrière-grand-mère vient de Guinée, mais je ne sais pas de laquelle. Mon père était fils de métis. D’après mon nom, il venait de Galice, en Espagne. Les Espagnols ont été les premiers à se mélanger aux Noirs. J’ai donc des origines africaines et espagnoles. A Cuba, tout le monde a deux ou trois origines différentes. J’ai appris aussi il y a quelque temps que ma mère a un côté qui vient du sud de la Bretagne. Je suis d’origine européenne et africaine.
Pourquoi tu as choisi la trompette comme instrument ?
Je ne l’ai pas choisi. Je suis né dans une famille de musiciens : j’avais un oncle contre-bassiste et chanteur, un autre oncle trompettiste classique, et encore un autre oncle trompettiste, mais sonero, à l’inverse de l’autre, et mon père jouait du treize ! La racine de ce que je joue aujourd’hui a commencé dans le son, qui vient de ma région, d’Oriente, dans le Sud, à Santiago de Cuba. Donc, je n’ai pas choisi l’instrument : j’étais entouré de trompettistes dans la famille. Tout jeune, je voulais apprendre à jouer du saxophone. Lorsque je me suis adressé à un de mes oncle, il m’a répondu : « Ici, on joue de la trompette, on ne joue pas de l’instrument dont tu parles ». Et nous les enfants, nous devions obéir. Ce côté africain dominait, c’est l’aîné qui commande et les enfants obéissent. J’ai obéi, et tant mieux car je suis content du choix de mon oncle !
Il paraît que tu n’aimes pas le mot salsa
C’est un mot qui ne veut rien dire ! Cette musique aurait aussi pu s’appeler autrement : son origine est afro-cubaine. Je tiens particulièrement à ce qu’on l’appelle musique afro-cubaine. Parce que le mot salsa ne vient de nulle part. Son nom a été changé pour un but assez précis. C’est comme supprimer les coutumes d’un pays. Aujourd’hui, on dit salsa de Colombie, salsa portoricaine, salsa française, salsa du Venezuela, mais pour moi, c’est la musique afro-cubaine. Salsa dévoile le côté commercial de la chose. Pourtant, pendant longtemps, la musique cubaine a été passée sous silence. Et lorsque je suis arrivé en Europe, cette musique a connu un certain succès. Aujourd’hui, qu’on joue du tcha-tcha-tcha, du mambo, de la guarrancha ou du boléro, on appelle tout ça salsa pour le public. Donc, il n’y a pas de définition réelle.
Comment expliques-tu que cette musique afro-cubaine connaisse un tel succès en Afrique, notamment au Sénégal, au Mali, au Cameroun, et y est même énormément jouée ?
Parce qu’elle n’en est jamais partie. C’est-à-dire qu’elle est revenue avec des sons différents, mais elle y a toujours été jouée. Et c’est pour cela que j’insiste pour dire musique afro-cubaine. J’ai aussi entendu des musiciens en Afrique jouer de la musique dite brésilienne. Toutes ces musiques, africaines en fait, ont été mélangées et mises au goût de celui qui dominait, c’est-à-dire l’Européen. On l’a fait pour s’accrocher, on a utilisé des instruments européens, leurs harmonies. En Afrique, à cette époque, il y avait la rythmique et les mélodies. Et cette musique a été adaptée au son européen qu’on entendait. C’est pour cela qu’on l’appelle afro-cubaine : c’est la musique africaine de nos ancêtres. Aujourd’hui, ces mélanges continuent ; on mélange la musique africaine à la musique cubaine et on va même vers la musique classique espagnole ou française avec la contredanse. Cette musique se joue avec des violoncelles, des violons, piano, flûte. A l’époque, on mélangeait cette musique aux tambours africains. C’était un sacrilège, mais on le faisait pour s’approcher du goût des Européens tout en gardant le côté rythmique africain.
En 50 années de carrière, quel a été ton souvenir le plus marquant ?
Un grand souvenir, c’est une tournée avec Manu Dibango, qui est aussi un très grand compositeur. Il m’a fait la surprise de me laisser orchestrer ses chansons. Un jour, il m’a dit qu’on allait jouer ses chansons comme je le voulais. Ce qui m’a énormément touché, j’étais ému, on se regardait sur scène, nous sommes très complices. Et de notre époque, il ne reste que lui et moi.
De quand date ta rencontre avec Manu ?
Des années 50. Je l’ai connu en 53-54. Je l’ai connu dans un studio d’enregistrement où il jouait du vibraphone pour un chanteur cubain. A cette même époque, j’ai connu un trompettiste qui nous a quitté, Sonny Grey. Il était d’origine jamaïcaine.
Ayant dirigé l’orchestre de Manu Dibango, qu’as-tu apporté à cette musique africaine et que t’a-t-elle apporté ?
Je ne sais ce que je lui ai apporté, mais elle m’a conforté dans mes convictions rythmiques et mélodiques. C’est une musique très forte. J’ai aussi eu l’occasion de travailler sur deux albums de Papa Wemba : c’est aussi ma musique, c’est mon passé, et ça ressort tout de suite, on ne peut pas le nier.
Ton album s’intitule El Alacran, le scorpion. Pourquoi ce titre ?
A l’origine, c’est une chanson de carnaval. Elle se joue dans la rue avec des orchestres. Cette chanson parle d’un scorpion qui coupe la canne à sucre. Et puis, c’est le premier titre de l’album.
Je me disais que c’est parce que c’est aussi ton signe ?
Il y a aussi un peu de cela, je suis né un 7 novembre
Ton album ne comporte que cinq titres, mais pourquoi sont ils aussi longs ?
Parce que dans un Big Band : il faut qu’on entende tous les instruments. Dans un trio par exemple, c’est différent, les phrases sont répétitives, alors que dans mon orchestre, chaque instrument s’exprime.
Il y a aussi du chant
La chanteur s’appelle Rodolfo Pacheco ; il est aussi percussionniste, et d’origine colombienne.
On retrouve aussi le pianiste Bibi Louison, d’origine antillaise.
Oui, c’est toujours le mélange, c’est la rencontre ! Il y a aussi le percussionniste vénézuélien Orlando Poléo.
Cet album a été enregistré en France. Pour tes 50 ans de carrière, tu aurais pu choisir Cuba ?
Je suis assez fidèle dans mes rencontres, mon travail et mes choix. Ramener tous ces musiciens à Cuba aurait été difficile. Il y a beaucoup de musiciens que j’ai formé ; c’est ce qu’il y a d’intéressant, et ça prouve que ces musiciens jouent aussi bien que celui qui est né dans le pays de cette musique. On ne naît pas avec cette musique, ce n’est pas vrai, on la découvre, en sachant des choses.
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