L’intérêt suscité par le long métrage de Youssef Chebbi, Ashkal, à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes de mai 2022 invite à revenir sur son dernier opus, réalisé avec Ismaël, Black Medusa – un film lui aussi fascinant et mystérieux qui joue sur des références au cinéma de genre pour développer des thèmes originaux sans offrir les réponses aux questions qu’il ouvre. Critique et entretien avec Ismaël enregistré au festival des films d’Afrique en pays d’Apt en octobre 2021.
Un conte en neuf nuits : cette définition donnée par le carton de départ plonge dans Les Mille et une nuits. Mais déjà une distance : le noir en blanc, qui rompt la projection orientaliste pour ramener à une texture à la fois brute et superbe dans la manière de filmer la ville et la nuit. Voici donc neuf moments de la vie d’une femme énigmatique (magnétique Nour Hajri) qui piège les hommes comme une méduse et les trucide avec ce qu’elle trouve dans leurs appartements ou avec un poignard…
Dans la mythologie, la Méduse en une des trois Gorgones, la seule à être mortelle. Petite fille de l’union entre Gaïa la terre et Pontos l’océan, se yeux pétrifient tout mortel. Elle est la puissance du féminin, du regard, l’angoisse de castration, la référence aux sociétés matriarcales archaïques. Ici, la Méduse s’appelle Nada. En littérature, Nada est un roman noir de Jean-Patrick Manchette construit autour d’un projet d’enlèvement de l’ambassadeur des Etats-Unis à Paris par un groupe d’anarchistes, lequel a été adapté au cinéma par Claude Chabrol qui en reprend la charge sadique et rigolarde bien que violente et ironiquement désabusée sur les idéologies révolutionnaires. Il n’est donc pas neutre que la principale protagoniste du film soit à la fois Méduse et Nada : cette anti-héroïne bouscule à la fois le patriarcat et les illusions des temps présents.
« Quand on fait un film, on se doit surtout de faire ressentir des choses : c’est un art sensoriel. Ce n’est ni du roman, ni un essai ou un article de presse », dit Ismaël dans notre entretien (à lire ci-dessous) : comme Ashkal, sans contexte, morale ou psychologie, Black Medusa est à déguster sans forcément en saisir les arcanes, pour le laisser parler en soi en fonction de ce qu’on vit et de la société dans laquelle on vit. Nada doit gérer un trauma que nous ignorons. Elle se cherche dans une violence sans issue. En même temps, son flou nous envoûte, comme si sa bestialité était aussi la nôtre, une fois nos défenses affaiblies. Comment sortir des blocages relationnels et sociétaux ? Ce n’est pas une réponse que propose Black Medusa, mais une sensation qui nous aide éventuellement à situer la nôtre.
Nada est malentendante et ne parle pas, à l’opposé de son amie algérienne Noura qui l’accueille tout en la déstabilisant, l’ouvrant ainsi à la parole et au désir. La négation qu’exprime aussi son prénom est pour Nada une situation, au sens d’une manière de se situer autant qu’une contingence. Sa vie est ordonnée mais elle se trouve confrontée à la négation d’elle-même face à des hommes qui la nient ou l’enferment dans des assignations. Sa réponse est une crise débouchant sur une dynamique de violence qui ne peut que se retourner contre elle mais que le film se garde bien de juger car elle est le destin d’une société qui n’assume pas ses travers. Les yeux de Nada dans le médaillon nous regardent dans ce que Deleuze appelait en parlant de la famille bourgeoise « les sales petits secrets », nos incessants compromis avec nos valeurs, que favorisent aussi bien le patriarcat que les relents de la dictature. O.B.
entretien avec Ismaël à propos de Black Medusa
Olivier Barlet : Essayons de revenir aux sources : la Méduse d’une part, les codes du film noir de l’autre : noir et blanc, oppositions et contrastes de lumières et de tons, low-key (clair-obscur). Nada n’apparaît pas comme une serial killer par vocation mais peu à peu s’acharne, ne parle pas ou extrêmement peu, s’affirme la nuit comme meurtrière… Alors, pourquoi tout ça ?
Ismaël : Pour revenir aux sources, c’était comme pour Babylon. A l’été 2019, je reviens à Tunis après six mois de tournage à Beyrouth pour un documentaire et Youssef Chebbi, qui évolue entre Tunis et Paris, est là. On se voit, on boit des coups, on discute de nos désirs de films et de cinéma. On avait envie de faire un film rapidement. Cela fait des années que Youssef me dit qu’il a envie de faire un remake d’un film américain des années 80 : Miss 45, d’Abel Ferrara. Comme d’habitude, j’étais un peu froid, peu intéressé par ce réalisateur et ce film. En fait, mes idées de films viennent d’une image, vue en rêve ou sous substance illégale, ou dans le métro une scène quotidienne. Cette image m’habite et me rend insomniaque. C’est l’image de Nada qu’on voit au tout début du film, en train de pénétrer le corps d’un homme inanimé avec un objet. Le lendemain, je commence à écrire et donne les 25 ou 30 pages écrites en quelques jours à lire à Youssef. Cela lui semble correspondre à son attente et on se met à écrire un scénario ensemble, une quarantaine de pages, ce qui représente un court métrage de 20 ou 25 minutes. On prépare le film très rapidement et on le tourne, un peu comme Babylon lorsqu’en 2011 il y avait un afflux de réfugiés dans le sud du pays. On a été happé par le regard de ce personnage, qui va de l’avant. Nous allions de l’avant comme le personnage ne cesse de le faire, explorant les limites de son humanité et de l’humanité en général. Elle fonce, elle a cette énergie. Lorsque l’équipe a lu le scénario, elle a été happée, pour le coup pas du tout pétrifiée ou médusée, mais dans cette énergie de ressentir quelque chose dans nos boyaux et de le faire, sans attendre de déposer des dossiers à des fonds d’aide et d’attendre l’argent durant des années.
Olivier Barlet : Nada est vengeresse. A un moment sous-titré, apparaît une histoire entre un homme et une femme, ce qui induit que Nada pourrait être dans une démarche de vengeance vis-à-vis d’un homme, et pour le coup des hommes en général, avec l’envie de bouleverser le patriarcat en soi. Le film n’offrant pas beaucoup d’éléments de compréhension, ce pourrait être une direction ?
Ismaël : Oui. Ce qui était évident pour nous dès le départ, c’était de ne nullement psychologiser, moraliser ou expliquer les actes du personnage. Nous voulions juste la comprendre. C’est généralement le processus pour moi d’écrire un film. Comprendre cette première image, pourquoi elle a surgi à ce moment-là de cette façon-là. On ne voulait pas non plus avoir un regard extérieur, omniscient, omnipotent sur sa vie. On sent qu’il y a un trauma dans sa vie. Il y a tout un pan du cinéma tunisien, que nous n’aimons pas particulièrement d’ailleurs, qui traite de ce trauma, mais nous ne voulions pas nous rattacher à ce tropisme, plutôt le chambouler, le brouiller, le contaminer pour utiliser un terme dominant aujourd’hui. Le cinéma qu’on essaye de faire n’est pas explicatif. Quand on fait un film, on se doit surtout de faire ressentir des choses : c’est un art sensoriel. Ce n’est ni du roman, ni un essai ou un article de presse. J’essaye de faire en sorte que l’écran déborde de ces images et de ces sons, et qu’il imprègne un peu les spectateurs dans leurs sensations, sentiments, instincts, etc. Bien sûr, cela va remonter au cerveau : le spectateur se construit sa propre lecture, sa propre expérience.
Olivier Barlet : Le ressenti est effectivement très fort dans le film : l’accent sur les surfaces, les géométries, les décors mais aussi le jeu de Nada, très présente et mystérieuse, qui déborde complètement l’histoire de fond dont on comprend bien que ce n’est pas le plus important.
Ismaël : Oui, ce qui nous importait dans la Méduse, plus que la castration, c’est le regard, l’acte de voir, ce qu’il peut et ne peut pas aujourd’hui, ses limites et ses possibilités – d’où l’utilisation importante dans le film de ce qu’on a appelé « les surfaces réfléchissantes » : les vitres et miroirs, les cadres dans le cadre, les reflets dans l’eau, les écrans de télévision ou de téléphone. L’univers du film est fait de cet archipel ou cette constellation de formes, puisque c’est le propre de notre travail : puiser des formes et en faire du sens ou des sensations. On s’est retrouvés à filmer Tunis en noir et blanc, ce que je voulais faire depuis longtemps. C’est ma ville natale, mais je la trouve assez laide. J’avais cependant envie de la comprendre et d’en faire ressortir la beauté, même si c’est très relatif dans cette laideur. Le noir et blanc est clairement une référence au film noir, et le low-key est une technique d’éclairage développée dans les films noirs américains des années 30-40 par des chefs opérateurs, qui s’est un peu perdue mais qu’on a essayé de retravailler en filmant cette histoire mais aussi cette ville qui n’a pas été montrée à sa juste valeur. On a essayé de la filmer dans son essence.
Débat avec la salle
Question : Pourquoi Nada est-elle sourde et muette ?
Ismaël : Je reviens à Babylon mais c’est normal : ce sont des obsessions de réalisateurs ! Babylon a été tourné dans un camp de réfugiés qui parlaient des langues différentes. Nous avions choisi de ne pas sous-titrer le film, ce qui nous a amenés à ce titre. Il nous paraissait intéressant de plonger le spectateur dans cette incommunicabilité, cette incompréhension que nous étions en train de filmer. Pour Black Medusa, la question de la langue ou du langage prend une grande place dans la problématique du voir. Il se trouve qu’au cinéma, le voir est très lié au son. C’est un voir sonorisé ! Il y avait cette idée de travailler cette réflexion sur le cinéma. Elle est malentendante et refuse de parler : elle n’est pas sourde et muette. C’est un choix qu’elle a fait à un moment de sa vie, qu’on ne voit pas dans le film. Quand elle rencontre Noura, qui est un peu son inverse, la bipolarité ou la dialectique sentimentale qui se crée entre elles pousse Nada à davantage s’exprimer par la voix. C’est ce qui fait du film sa particularité, par rapport par exemple aux récits de vengeance, les films de rape and revenge, où on assiste à une vengeance dure et violente contre l’agresseur qui a causé un trauma, une prise de puissance après avoir été innocent et fragile. Le film est à l’inverse de ce narratif. Nada est forte, a une vie ritualisée et ordonnée : elle contrôle ce qui l’entoure. C’est la rencontre avec Noura et le couteau qui font qu’elle va se fragiliser et perdre le contrôle sur la ville et la réalité de son environnement. Elle découvre aussi des sentiments qu’elle croyait ne pas ressentir. C’est une sorte de quête, qu’elle refoulait ou n’avait jamais ressentie. Elle finit par être fragile, emportée par des attractions qu’elle ne ressentait pas. Mise à part cette question, il y a aussi la présence des langues : Noura est Algérienne et parle avec cet accent, on entend du tunisien, du français, de l’anglais, on a le langage des téléphones portables avec des sms à l’écran : c’était une manière de réfléchir sur ce qu’est communiquer aujourd’hui. Cela me travaille car je viens d’une formation littéraire : je suis fasciné de voir comment les langues nous façonnent et font ce qu’on est.
Question : Qu’y a-t-il dans le médaillon et comment la police met-elle la main sur elle ?
Ismaël : Dans le médaillon, il y a deux yeux, d’ailleurs ceux de l’actrice elle-même, qu’on a photographiés et mis dans le médaillon. Pour la police, cela rejoint la narration et l’écriture : il y a beaucoup de trous dans le film, du hors-champ, des ellipses. On ne voulait pas en faire un thriller, qui consiste en général à suivre le point de vue du policier ou de l’enquête. On voulait inverser ce narratif et rester dans le point de vue du bourreau, même si je ne crois pas qu’elle soit un bourreau. La femme fatale est un tropisme assez connu : on a là aussi essayé de casser ces codes très classiques du cinéma.
Question : Nada et Noura ne sont-elles pas les deux aspects du même personnage ?
Ismaël : Je ne pense pas mais elles sont les deux composantes d’un personnage complexe. Noura est Algérienne, une outsider, qui assume son désir envers les femmes, et Nada est elle aussi à la marge et est confrontée avec Noura à des ressentis que la société ne lui ouvre pas. Ce sont des extrêmes qui s’attirent. Pour l’électricité, il faut du positif et du négatif. L’idée est de créer ainsi une étincelle. Le projet de Noura serait de la sauver, elle se fait complice légalement, elle devient plus grave, en fait les deux changent. Noura, excentrique et pleine de joie de vivre et de sentiment amoureux, se laisse contaminer par la personne qu’elle aime. Peut-être que le film est simplement une histoire d’amour entre deux femmes. Dans leur rencontre, elles vont muter entre désir et impossibilité du désir.
Question : Avez-vous l’impression de faire du « cinéma africain » ?
Ismaël : On peut se poser la question d’un point de vue de production : d’où vient l’argent, quelle langue est parlée, etc. Sinon, pour moi, le cinéma est indivisible. Pour ce film, l’univers cinématique est plutôt le cinéma américain. Il ne comporte pas d’inspiration venant d’un film africain. Si l’on définit la nationalité d’un film avec celle de son réalisateur, c’est un film africain, mais chacun peut définir la nationalité d’un film selon ses propres codes.
Question : Que vise Nada au fond ?
Ismaël : Il faudrait lui poser la question ! Je crois qu’on peut avoir plusieurs rapports à une œuvre, pas forcément explicatifs. J’essaye de donner à voir, comme un poète le fait avec des mots, des images. Reverdy disait qu’une image, c’est le rapprochement de deux réalités éloignées. C’est ce qui me stimule : travailler l’image et le son pour vous donner à voir, pour que vous soyez troublés, pour qu’à la sortie, vous ayez plus de questions que de réponses car ce n’est pas mon rôle de vous donner des réponses. Vous pouvez en trouver dans les films mais il y a plusieurs manières de les chercher. Avant le film, il y a un noir. Ici, nous avons mis 30 secondes de noir pour le marquer, prolonger la transition entre l’extérieur et l’univers du film.
Olivier Barlet : A force d’épurer, tout ce qui est identification est impossible : il ne reste que le passage à l’acte, sur lequel on pourra construire quelque chose. Il reste aussi des clins d’oeil, comme les pommes qui tombent de l’arbre.
Ismaël : Oui, quand on était enfant, on devait relier des points et une figure apparaissait : c’est un peu mon rôle, je vous donne des points éparpillés et c’est à vous de faire votre propre image. Chaque séquence est un point et c’est au spectateur de créer l’entièreté du film. Chacun de nous est unique et regarde le film avec ses propres yeux. Il est vain de vouloir imposer un regard au spectateur. Je ne suis pas prophète. C’est à lui de faire une moitié du chemin pour qu’on se rencontre. La salle de cinéma est essentielle : on se déplace pour voir un film ensemble. C’est la première séance qu’on retient comme début du cinéma.
Question : Le film me semble répondre aussi à la forme du conte. Y a-t-il une référence aux 1001 nuits, même s’il n’y a ni récit qui sauve, ni possibilité de salut.
Ismaël : Le conte ouvre et ferme le film, mais c’est la dernière chose qui est venue, au moment du montage. J’ai senti qu’il manquait quelque chose. On voyait ce que faisait le personnage dans le monde extérieur mais il manquait quelque chose de son être intérieur. C’est un texte que j’ai écrit en « conte noir » que j’ai adapté pour le film. Les films noirs ont souvent une voix off, notamment en début et fin. Par contre, ni Youssef ni moi n’y avons pensé. C’est vrai que le sous-titre en anglais est Tale, qui est le conte. J’ai monté le film et je trouvais qu’il manquait de rythme : j’ai voulu créer quelque chose de conscient, un état qui ressemble à un rythme répétitif, un état mental de transe.