Yvan Le Moine, bonjour. Nous sommes au festival de Durban, où vous présentez votre film « Vendredi ou un autre jour » dans le cadre d’une rétrospective de films venant des îles de l’océan Indien et notamment de la Réunion, où vous l’avez tourné. Pour quelle raison avez-vous voulu tourner l’adaptation du livre de Tournier « Vendredi ou les limbes du Pacifique » ?
Pour pouvoir répondre à un magnétophone aussi petit et aussi merveilleux que le vôtre ! On fait ce genre de métier pour être aimé, interviewé et immortalisé par cet appareil magique ! Ensuite, ce sont toujours des anecdotes : on habille toujours les choses que l’on fait avec de grandes phrases ou de grandes idées qui d’ailleurs n’existent jamais. Je rencontre très peu d’artistes qui soient vraiment doués et habités de ce souffle. En réalité, je n’en ai rencontré qu’un seul il y a vingt ans mais c’est très rare.
Il y a dix ans environ, j’ai lu Vendredi et les limbes du Pacifique ; j’en suis tombé amoureux. Comme j’avais beaucoup de mal à faire la voix-off à la fin du film, je l’ai relu mais je n’ai pas réussi à aller jusqu’au bout. Je devais être drôlement amoureux pour passer environ sept ans de ma vie à faire ce film. Je n’ai jamais fait partie d’aucune mode, d’un parti ou d’un groupe idéologique : cela me turlupinait. Je suis un ancien séminariste mais depuis lors, je ne crois plus en Dieu, après en avoir fait profession. Je ne comprenais pas pourquoi, avec des tas d’idées libérales, j’avais quand même ce démon au fond de moi : le racisme. Je ne savais pas pourquoi j’avais ce « complexe de supériorité ». J’ai essayé de travailler dessus. À la fin du tournage, j’ai discuté sur la plage avec un homme qui vendait des lunettes et j’ai eu le sentiment que cette petite bête était tuée. Cependant, elle revient de temps en temps
J’ai essayé de l’expliquer avec cette histoire assez simple : pourquoi ce comédien, avec son fusil, prend-t-il de façon naturelle la place du maître ? Dans certaines scènes, je montre comment cet homme est à la merci d’un démon. C’est celui qui est différent qu’on aura tendance à maîtriser s’il n’a pas toutes les armes telles que cette société les crée.
Mon premier film était sur les nains, sur des gens qui avaient un handicap. Comme disait un ami : « On est nain du matin au soir ». On peut passer par tous les états de la dépression, perdre nos enfants qu’on aime par dessus tout dans un accident, porter toutes les morts, les tristesses ou les déceptions amoureuses sur ses épaules : si on n’a pas une tâche de brûlure sur le visage, qu’on a nos deux jambes et une tête, les gens ne nous regardent jamais comme ils regardent ces nains
Puis j’ai voulu parler d’un autre groupe de victimes, les Noirs. Actuellement, je travaille sur les femmes, qui en sont un autre.
Dans l’histoire du film, Philippe de Nohan, comédien du Théâtre français, a recueilli un Noir rejeté par ses semblables et s’accommode de lui en le dominant. Puis tout explose, et sa domination avec. Vous insistez beaucoup sur ce moment dans le film, qui est pourtant minimisé dans le livre. Pourquoi ?
J’ai lu le livre et je l’ai oublié. Il faut en faire abstraction. J’ai repris certains dialogues mais je n’ai pas pu garder beaucoup. J’avais noté ce qui m’avait marqué. Quand un écrivain écrit : « Le pont saute », il ne fait qu’écrire trois mots ; dans un film, tourner une scène où un pont saute prend trois jours. Dans tous les cas, un film est une uvre d’art différente d’un livre. Je n’ai pas le talent suffisant pour construire une histoire de A à Z, donc j’ai la chance d’avoir eu un modèle. J’ai aimé le regard que l’écrivain posait sur le sujet. Il ne s’agit pas du bon Blanc qui éduque le Noir mais du Noir qui finit par montrer au Blanc qu’il faut oublier ses certitudes et vivre le moment présent, en adéquation avec l’endroit où l’on se trouve. Les enjeux sont différents sur l’île : il faut faire des provisions, se défendre contre des ennemis.
Cette explosion était-elle nécessaire pour que la relation à l’autre change ?
Tous les tortionnaires, ceux qui ont une âme de bourreau, attendent le moment de ne plus l’être. Le plus abominable est de pouvoir continuer à perpétuer des horreurs. Le personnage dit : « Tout mon être crie le contraire, j’ai envie d’en faire mon égal mais je n’y arrive pas ». Quand on a le fusil, on est tout de suite le maître. S’ils avaient été quatre Noirs et qu’il avait été prisonnier, les choses auraient sûrement été renversées.
Il est difficile de se débarrasser de ce sentiment de supériorité. Il semble être très ancré culturellement.
Tout ce qu’on a pu voir, du chocolat Banania aux Tintins, tout ce qui fabrique l’âme d’un enfant, est ancré en nous. On reconnaît la supériorité dans le corps ; peut-être en a-t-on peur ? Il doit y avoir un sentiment profond d’extrême frayeur par rapport à la beauté des corps des Noirs. On cantonne ce corps aux athlètes, à la musique, à la danse. Mais il se peut que l’histoire tourne : j’ai entendu dire qu’à l’époque, les Egyptiens et les Incas avaient une longueur d’avance sur les Gaulois
Quand les gens sont d’un racisme notoire, c’est toujours plus délicat à pister. J’ai toujours pensé qu’à chaque fois que je devais me battre face à une idée ou des groupes, je me battais contre moi-même. Qu’y avait-il en moi qui déterminais mon mépris pour certaines choses ? Je sentais cette petite bête en moi. Aujourd’hui, si on me vole des choses, je me dis qu’il faut bien que ces voleurs mangent. C’est toujours plus dur d’être voleur que volé.
Fallait-il sept ans de travail sur un film pour arriver à faire cette démarche ?
Non. D’une part, à chacun son travail. Ensuite, je n’ai pas le talent de filmer dans l’instant. Les métiers sont des musiques différentes : j’ai une écriture plutôt lente. Ensuite, la Belgique n’a pas la chance de bénéficier de la même ‘machine de cinéma’ française, donc nous sommes obligés de faire des coproductions. C’est pour cela que les génériques paraissent longs. En effet, passer sept ans à faire un film est long mais qui a la chance de recevoir de trois à dix millions d’euros pour faire ses névroses ? Cela correspond au prix d’un dispensaire dans une grande ville. Heureusement que le processus de création d’un film est long et difficile ou ce serait vraiment trop honteux.
Vous avez fait des choix de couleurs : votre précédent film, Le Nain rouge, était en noir et blanc ; puis vous avez choisi une dominante grisée ou sépia pour celui-ci, tourné dans les paysages magnifiques de la Réunion. Ils sont transfigurés. Les montrer en couleurs réelles aurait-il impliqué une déviation vers la belle image ?
Oui. C’était une idée première qui s’est adaptée au film. Le personnage était dans une terre hostile. Il fallait s’adapter à l’histoire. L’endroit était inhospitalier donc on a joué sur les couleurs. Je voulais éviter les palmiers et la page blanche traditionnelle. Notre travail consistait à adapter chaque situation avec le ressenti que l’on avait en émotion. Cela devrait être l’essence de notre travail en permanence.
Les deux acteurs sont remarquables : comment les avez-vous trouvés ?
Je devais travailler avec Jacques Villeret ; je savais qu’il avait fait la Comédie française. Mais je suis arrivé au mauvais moment, quand il faisait des insomnies et de la dépression. J’avais souvent eu l’occasion de voir Philippe de Nohan dans les festivals et je le trouvais sympathique. Le film aurait bien évidemment été très différent avec Jacques Villeret ; il aurait eu un rôle très différent de ses rôles habituels. Philippe de Nohan avait cette part de noblesse que nous avons travaillée. L’homme était merveilleux humainement. Il aurait pu être apparenté à un comédien anglo-saxon.
Pour le personnage de Vendredi, je savais que l’acteur serait difficile à trouver. J’étais ami avec un réalisateur sénégalais, Moussa Touré, avec qui j’ai parcouru tout le Sénégal. Un mois avant le tournage, je n’avais toujours pas trouvé d’acteur. Puis, un jour, est arrivé un type des montagnes, dans un casting qu’on avait organisé. Il ne parlait pas, il baissait les yeux : sa mère lui avait demandé de venir mais le football l’intéressait beaucoup plus que le cinéma.
Il a d’ailleurs le même comportement dans le film
C’est ce qui vous a plu ?
Oui, j’ai aimé son humanité, son émotivité. Dans les castings, je fais souvent des tests : avec lui, je lui ai dit que j’avais appris que, jeune, il avait volé dans un vestiaire. Certains comédiens prennent très mal ma fausse accusation. C’est un bon test car cela permet de voir s’ils sont susceptibles : je peux juger si travailler avec eux pendant le tournage sera un calvaire ou pas. Lui m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit : « Jamais ». Au Sénégal, j’avais trouvé des « sauvages », qui ne parlaient pas la langue. Lui ne comprenait pas ce que j’attendais de lui. Il était un peu impressionné et pas sûr de lui. Il me prenait pour un fou ! Certaines fois, on a fait dix à trente prises. On l’a fait venir pour faire le doublage à Bruxelles et on a commencé à s’apprécier.
Par rapport au livre, vous n’insistez pas beaucoup sur l’apprentissage de Vendredi.
Oui, c’était un choix. Je n’avais pas envie de faire un ‘manuel de survie’ à l’usage des jeunes et des anciennes générations. J’étais un peu vide dans le langage, je l’avoue. Il y a quelques scènes avec le baobab avant qu’il ne parle mais j’ai peut-être été un peu vite. Je me suis intéressé à une réflexion, une intelligence…
Ornella Muti et Hannah Schygulla sont des actrices célèbres : comment peut-on demander à des actrices comme elles de jouer des rôles secondaires ?
Ornella Muti joue environ quinze secondes dans le film et Hannah Schygulla environ deux minutes. Effectivement, c’est d’une ‘pitoyabilité’ sans nom. J’ai rencontré Ornella Muti quand j’étais avec un réalisateur tunisien, Kamel Cherif. Elle était entourée de photographes qui nous ont bousculés et elle est venue s’excuser. Pour mon premier film, on était un groupe de sept cinéastes belges et Robert Mitchum a participé. Puis pour Le Nain rouge, le second film, on avait pris Anita Ekberg. Pour mon prochain film, le challenge est d’avoir une très grande vedette car, après vingt ans de production, je me rends compte que c’est désormais la seule chose qui compte. Malgré qu’il soit difficile de les approcher, c’est moins difficile que de séduire toutes les commissions qui ne liront jamais aucun scénario en entier s’il n’y a pas de vedette. Donc pourquoi pas Johnny Depp ou Brad Pitt pour le prochain ?
Le film est sorti en France mais n’a pas eu un grand succès
Ce film est un film-type de festival. On a eu de grands prix et de la reconnaissance essentiellement dans les pays anglo-saxons. Peut-être parce que je ne suis profondément que belge et que j’ai le sentiment de faire partie d’une éducation fondamentalement anglo-saxonne. En France, j’ai eu du mal à « payer la colle des affiches ». Je ne me sens pas partie de cette famille française du cinéma. Chacun essaie d’aller au plus loin dans ce qu’il fabrique et les instruments et les écoles belges nous ont vraiment poussés à cet individualisme forcené. La France n’a pas la même conception du cinéma que la Belgique. En France, le cinéma est souvent une affaire de famille. En Belgique, c’est véritablement de l’artisanat. Il y a très peu de cette mauvaise odeur qu’on appelle la jalousie entre les cinéastes.
Comment votre film a-t-il été perçu en Belgique ?
J’ai eu du mal avec la distribution car le système est différent. Mais le responsable de la cinémathèque de Belgique est tombé amoureux du film. Mon film est donc sorti pendant un mois à la cinémathèque, dans une salle de 210 places. J’étais quand même content.
Y a-t-il eu un meilleur accueil à la Réunion ?
J’y ai tourné le film, donc les gens avaient de l’empathie : ils reconnaissaient la grotte de St Joseph, etc. C’était assez simple : je suis tombé sur des gens bien qui m’ont vraiment apporté une belle aide, même si faire venir l’équipe jusque là m’a coûté aussi cher que cette aide.
Vous n’étiez pas dépaysé ?
J’ai vécu ce tournage comme un bonheur. J’avais la jungle devant moi et derrière moi la nationale, le bureau DHL et l’aéroport. J’ai fait mon Robinson en étant très belge au niveau de l’économie !
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