Avec Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires. Le cas du Cameroun (Presses universitaires de Bordeaux), Raphaël Thierry documente méthodiquement les enjeux de la visibilité de l’édition africaine contemporaine. Quelles sont les logiques à l’uvre qui noient aujourd’hui la production de l’édition africaine dans le marché de l’édition de littératures africaines proposées par les maisons d’éditions occidentales ? Comment d’autres logiques se mettent en place pour proposer une diversité littéraire effective dans le marché globalisé ? Une réflexion qui englobe tout autant les logiques francophones qu’anglophones, en proposant par ailleurs une étude très précise sur le marché éditorial camerounais. Rencontre avec Raphaël Thierry, aujourd’hui postdoctorant au Research & Study Centre « Dynamics of Change » de l’Université de Mannheim.
« Il n’y pas une édition de littérature africaine mais différents espaces d’édition correspondant à des champs et à des marchés plus ou moins étendus », écrivez-vous dans l’ouvrage Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires. Comment expliquez-vous l’absence relative de documentation sur ces espaces éditoriaux ?
Je vous remercie pour cette question. Vous avez raison de souligner l’aspect « relatif » de l’absence de documentation. Il serait en effet aberrant d’affirmer qu’il n’y a pas de documentation consacrée au livre en Afrique. La documentation sur le sujet est immense, et ancienne. Elle est toutefois très peu visible, et malheureusement peu attractive. Dès lors, il s’agit plutôt de s’interroger sur ce manque d’attractivité des ressources. Il y a plusieurs hypothèses possibles : la force des habitudes et les préjugés à l’encontre des cultures écrites en Afrique, la concurrence et les relations de force dans un monde éditorial de plus en plus capitalisé, l’étanchéité entre les mondes linguistiques, ou encore le phénomène de l’immédiateté technique de l’accès à l’information : on parle en priorité de ce à quoi on a le plus directement accès.
J’aimerais préciser un peu ces différents éléments : n’est-il pas frappant que Victor Hugo, un des plus grands écrivains français, ai aussi été un des plus fervents militants de la colonisation française en Afrique, ce « bloc de sable et de cendre », comme il l’appelait ? Au Nord, on a très tôt enfermé l’Afrique dans une enfance artistique, culturelle, et littéraire permanente. Tout y était naissant, en devenir. S’est-on souvenu que le livre y existait depuis près de mille ans, et les plus anciennes traces écrites attestées depuis 5000 ans ? A-t-on retenu que l’Éthiopie avait développé un syllabaire dès le 5ème siècle de l’ère chrétienne et près de deux siècles avant l’ère musulmane ? De même, qui se rappelle aujourd’hui que les pionniers de l’imprimerie en Afrique subsaharienne étaient des pasteurs jamaïcains ? Il y a une conception racialisée du monde qui s’est imposée à nous, à l’intérieur même du champ littéraire français, justifiant les hiérarchies, les relations de domination culturelle et, aujourd’hui, le mépris éditorial.
Un autre niveau du problème tient peut-être à ce qu’on a sans cesse périodisé l’histoire littéraire africaine. On confine ainsi « l’avant » : l’anté-colonial dans les limbes d’un passé romantique exclusivement oral et définitivement hors de portée ; on observe ensuite des influences/impositions et une émancipation au cours de la colonisation ; puis vient « l’après » : on note alors une émergence, une naissance avec les Indépendances. C’est cette troisième période que l’on historicise en permanence et avec le plus de précision : les pionniers, les exilés, les engagés, les témoins, les retours, les « sans lieux »
Mais l’historiographie littéraire africaine pose problème si celle-ci ne tient compte que de la période moderne, c’est-à-dire les 60,70 dernières années. Ce trinôme historique continue de faire beaucoup de mal car, se faisant, on simplifie les choses en schématisant, en inventant de l’avant et de l’après. Et c’est ainsi que certains se permettent alors de parler d’un « éternel recommencement »
De même, on s’intéresse aux littératures africaines sans forcément penser celles-ci à l’intérieur d’une économie du livre polarisée par le Nord. J’y reviendrai plus loin. Je voudrais simplement rappeler l’existence de ressources inestimables, tel l’extraordinaire travail qu’Hans Zell dédie depuis 1964 à la documentation publiée en Afrique ; je pourrais aussi parler des études d’Henry Chakava : ces travaux ne montrent-ils pas que les littératures africaines publiées au Nord ne sont en fait qu’une goutte d’eau ? Mais pour lire ces travaux, il faut soit en avoir déjà connaissance, soit avoir la chance d’être conseillé par quelqu’un comme Marine Defosse, responsable des acquisitions africaines à la Bibliothèque des Langues et Civilisations de Paris. Ça a heureusement été mon cas.
Comment personnellement avez-vous cheminé pour vous y intéresser et en faire votre sujet de thèse ici publié ?
C’est une suite logique de réflexions liées à la diversité littéraire francophone, d’heureuses rencontres et de conseils avisés. C’est également grâce à la générosité de plusieurs personnes qui ont su m’inciter à toujours regarder plus loin. J’ai eu la chance de faire partie d’une des premières promotions du Master « Le Monde du livre » créé par Joëlle Gleize et Cécile Vergez-Sans à Aix en Provence. J’ai ensuite réalisé un stage à Actes Sud, dans le bureau de l’éditrice qui collaborait avec Bernard Magnier, directeur de la collection « Lettres Africaines ». Puis j’ai rencontré Joseph Fumtim lors d’une conférence qu’il donnait à Marseille grâce
à une information sur Africultures.com ! C’est lui qui m’a dit de venir me rendre compte des réalités sur place. On ne peut pas parler d’un sujet uniquement à partir des livres. C’était en 2006. L’année du festival « Francofffonies ». J’ai ensuite mis deux ans à trouver les ressources nécessaires pour venir réaliser un stage à l’Institut Français de Yaoundé, au bureau du livre alors dirigé par Nadine Monchau. Sur place, en plus des retrouvailles avec Joseph Fumtim, c’est la découverte d’un univers éditorial et littéraire qui, au-delà de l’enthousiasme du néophyte que je suis toujours, représente un trésor inépuisable pour qui souhaite réaliser des recherches littéraires. Les professionnels du livre que j’y ai rencontré ont eu la bienveillance de tous répondre à mes sollicitations, dans le cadre de l’enquête que j’y réalisais sur le livre. A partir de là, lorsque je suis revenu en France en 2008, il m’était difficile d’exploiter un Master de lettres consacré au livre au Cameroun sans pousser mes recherches un peu plus loin. La suite s’est imposée d’elle-même : continuer en thèse. Pierre Halen, spécialiste des champs littéraires africains, a accepté de diriger mes recherches dans le cadre d’un doctorat à l’Université de Lorraine. Il a ensuite invité François Guiyoba, de l’École Normale Supérieure de Yaoundé, à codiriger mes recherches au Cameroun. Il a ensuite invité François Guiyoba de l’École Normale Supérieure de Yaoundé à codiriger mes recherches au Cameroun. J’ai donc pu réaliser cette thèse en France et au Cameroun entre 2008 et 2013.
Vous notez bien qu’il y a une différence fondamentale entre l’édition de littératures africaines et l’édition africaine de littérature. Et vous posez les enjeux de la visibilité de l’édition africaine face à l’édition de littératures africaines. Avec notamment la problématique première du label continental associé aux littératures. Pourriez-vous l’expliciter.
Avec plaisir. Pour répondre à votre question, je vous inviterais simplement à faire un sondage auprès du lectorat d’Africultures, forcément intéressé par les littératures africaines : « pouvez-vous citer une dizaine d’uvres africaines qui vous ont marqué ? » Regardez ensuite le lieu d’édition des uvres citées. On parle aujourd’hui beaucoup de diversité littéraire. Mais cette diversité-là est à sens unique : essentiellement publiée au Nord. Je me souviens des estimations de l’agent littéraire Pierre Astier : en France, chaque année, 70 000 nouveautés paraissent. L’ensemble de la Francophonie représenterait peut-être 120 000 nouveautés annuelles. Le Québec publie en moyenne environ 10 000 ouvrages en français chaque année, la Belgique environ 3000, la Suisse autour de 2500. On pourrait donc penser que, chaque année, environ 85 000 ouvrages en français paraissent au Nord. La francophonie du Sud publierait ainsi tous les ans plus ou moins 35 000 nouveautés. Quand l’on sait que plus de la moitié des francophones du monde vit en Afrique, on peut facilement penser qu’une bonne partie de ces ouvrages sont publiés là bas. Ajoutons à cela la production en langues africaines, non négligeable (en particulier le swahili), la production en langue anglaise, largement plus importante que la production francophone, le portugais, l’espagnol et, bien sûr, l’énorme production en arabe. Face au déficit de données précises, je ne vais pas m’aventurer à avancer des chiffres précis, mais disons que, chaque année, le Nord passe à côté de dizaine de milliers d’ouvrages publiés en Afrique. Il faut alors se demander pourquoi. L’enjeu de la visibilité de l’édition africaine me semble évident : faire émerger une véritable diversité littéraire et éditoriale dans le monde du livre.
Vous constatez également que la production locale dans les pays africains est supplantée par les éditeurs étrangers. Soulignant notamment l’accaparement du secteur du livre scolaire par les pays occidentaux. C’est-à-dire ? Est-ce cela qui illustrerait notamment un « néocolonialisme littéraire » ?
Ma foi, c’est Vivan Steemers qui utilise cette expression. Elle parle mieux que moi de la priorité donnée par la critique aux uvres publiées en France. Je ne lui donnerai pas tort, mais il ne faut pas non plus se réfugier derrière un déterminisme culturel, et se souvenir que la France n’est pas l’ensemble de la planète livre. Et heureusement ! Il y a une mainmise de l’édition du Nord, française en particulier, sur les programmes scolaires en Afrique francophone, c’est entendu. Si l’on regarde les chiffres des douanes, la France exporte chaque année plus de 70 000 000 d’euros d’ouvrages en Afrique, lorsqu’elle n’importe guère plus d’1 million d’euros de livres africains : on est sur un ratio d’un 1/70ème. En Afrique francophone, à l’exception notable de la Côte d’Ivoire, le livre étranger représente entre 80 et 90% des programmes scolaires. Hachette Livre en tête, l’édition française, avec le truchement des appels d’offre internationaux coordonnés par la Banque Mondiale, gagne beaucoup en Afrique. Mais je crois que je n’apporte pas grand-chose de nouveau en disant cela. Il suffit de relire le numéro 57 d’Africultures Où va le livre en Afrique ? Isabelle Bourgueil disait la même chose il y a 12 ans. Fabrice Piault en faisait autant dans Livres Hebdo en 1999. Il en va de même pour Robert Estival, qui parlait du néocolonialisme éditorial français en 1980. Je commence à penser qu’à trop se focaliser sur ces problèmes, on fini par oublier de regarder la réalité dans toute sa diversité.
La réalité, c’est aussi que l’édition africaine a été primée à la foire du livre de Francfort en 1980, qu’elle a remporté la moitié des Grands Prix littéraires d’Afrique noire dans les années 60-70, qu’elle a été dans la course au Prix Goncourt en 1979. Qui se souvient du CREPLA, ce grand programme inter-africain, de coédition mené entre 1977 et 1982 ? Qui en France sait qu’elle est diffusée et commercialisée sans interruption à Oxford par l’African Books Collective depuis 1990 ? Qui entend parler de l’African Publishers Network, qui existe depuis 1992 ? Elle est de même partie intégrante de l’aventure de l’édition équitable depuis les années 2002 (Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants), diffusée professionnellement en France depuis 2009 (l’Oiseau Indigo), et présente sur différents stands au Salon du livre de Paris depuis 2011 : le néocolonialisme, c’est ne pas vouloir voir tout ça. Penser que le livre en Afrique est un ensemble homogène et en difficulté, qu’il faut indistinctement aider, c’est une forme de néocolonialisme. Penser « aider l’Afrique » en soutenant des ONG qui donnent des livres français sur le continent, avant de penser à simplement acheter des livres africains, c’est aussi du néocolonialisme. C’est à chacun de nous de créer sa propre diversité du livre.
Dramane Boaré (Les classiques ivoiriens) confiait à Jeune Afrique en décembre dernier que sa maison d’édition dépend à 85% des manuels scolaires, tout en regrettant par ailleurs que ce marché ne soit pas davantage libéralisé en Côte d’Ivoire comme cela semble être le cas au Sénégal où plusieurs maisons d’édition sont sur ce créneau. Est-ce que cela signifie qu’il y a des évolutions en la matière ou que c’est réellement dépendant du territoire concerné ?
Je ne prétends pas connaitre toutes les situations nationales, ni parler à la place des éditeurs. Dramane Boaré est un éditeur brillant, en pleine croissance. Il explique dans Jeune Afrique écouler 200 000 exemplaires chaque année, et c’est ce que je retiens avant tout. Certes, au Sénégal, le marché scolaire est sans doute plus libéralisé, mais en Côte d’Ivoire, sauf erreur de ma part, les appels d’offres pour le scolaire sont nationaux, ce qui assure à l’édition ivoirienne une place de tête dans le marché du livre africain. Il me semble que l’éditrice sénégalaise Antoine Correa rappelait récemment que la France est toujours le premier fournisseur de livres scolaires au Sénégal. Les situations sont très variées d’un pays à l’autre, avec une politique du livre à la ligne plus ou moins claire et, surtout, plus ou moins dotée de moyens d’action.
« On importe les talents, on exporte les livres mais on n’exporte ni les labels ni les droits ». Vous citez alors Pierre Astier. Pouvez-vous expliciter cette citation.
Chacun fera sa propre interprétation de cette citation. Pour ma part, je pense qu’on a certaines difficultés à traiter sur un pied d’égalité les éditeurs africains. Difficile de trouver des exemples d’ouvrages français dont les droits ont été cédé en Afrique, et vice et versa. Il y a un problème lié à la langue : pas évident pour un éditeur français d’accepter de vendre les droits d’un livre qui sera à nouveau publié en langue française. L’Alliance des Editeurs Indépendants a réussi le tour de force d’obtenir les droits chez certains éditeurs (Actes Sud, Denoël, Julliard
), à condition que ces livres ne soient pas commercialisés en France. Symboliquement, c’est important. Économiquement ce n’est pas une concurrence. Ces ouvrages restent en marge du marché international du livre. Sur un autre plan, je serais également intéressé de savoir si les éditions Gallimard, qui sont sans doute le meilleur vendeur français de littératures africaines, cèderont un jour leurs droits à un éditeur africain. Henri Lopès, une des principales plumes de « Continents Noir » a commencé sa carrière d’écrivain chez un éditeur africain : les éditions Clé de Yaoundé. On oublie ces « détails » de l’histoire du livre en français !
Plus spécifiquement vous mettez en miroir deux logiques émanant du 1er Congres des artistes et écrivains noirs de 1956 : la bipolarisation francophone structurée par des économies closes (fonctionnement en vase clos) et la décentralisation éditoriale anglo-saxonne avec intérêt pour ce qui se passe dans le monde francophone.
A partir du congrès de Présence Africaine de 1956, les littératures africaines de langue française commencent à rayonner dans le monde entier : elles influencent la création de la revue Black Orpheus au Nigeria, à Ibadan. C’est là que Wole Soyinka ou encore Amos Tutuola vont commencer à être édités. C’est aussi à partir du congrès que les littératures africaines vont commencer à circuler, non seulement dans un axe Sud-Nord, mais aussi Est-Ouest. On a aujourd’hui oublié qu’en 1959, il y a eu le Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs à Rome, mais aussi la Conférence de Tachkent, en Ouzbékistan, où étaient invités les représentants de la Société Africaine de Culture issue de Présence Africaine. La fin des années 50, c’est un monde en plein bouleversement : la guerre froide, le début des indépendances, l’émergence du Tiers Monde. A partir des années 60, le livre africain existe sur deux tableaux, en Afrique, et hors d’Afrique, sans que ces deux mondes communiquent forcément. Il y a des échanges jusqu’aux années 80, mais à partir de là, le fossé ne va faire que se creuser entre le livre africain édité au Nord et celui édité en Afrique.
Concernant l’édition britannique, oui, les éditions Heinemann ont implanté des filiales en Afrique, d’abord à Ibadan, grâce à l’impulsion donnée par le Mbari Club d’Ulli Beier. C’est là qu’elles vont lancer leur célèbre collection « African Writers Series ». C’est aussi là que Mongo Beti va être traduit pour la première fois. A partir de cette période, les littératures africaines francophones d’abord éditées à Paris vont être traduites à l’Est comme à l’Ouest, et particulièrement vers l’édition anglo-saxonne. Je ne crois pas que l’édition africaine ait bénéficié d’un rayonnement équivalent à l’époque. Ou alors les uvres étaient rééditées en France, avant d’être traduites vers d’autres langues
Vous développez l’idée que si l’enjeu de la valorisation des livres produits en Afrique par le numérique est essentiel, il semble pour le moment reproduire une fracture Nord-Sud. C’est-à-dire ?
Je veux tout simplement dire par là que si les technologies et les modèles économiques sont ceux du Nord, il ne faut pas forcément espérer une révolution dans le livre africain. Mais les choses vont vite dans ce domaine, et des opérateurs africains proposent de plus en plus de modèles numériques originaux (Kusoma Group, Librairie Numérique Africaine). L’enjeu numérique n’est peut-être d’ailleurs pas tant économique pour les éditeurs du continent : il s’agit surtout de ne pas laisser le marché être monopolisé par les opérateurs du Nord. Concernant les bibliothèques, j’ai remarqué que si les catalogues sont aujourd’hui accessibles pour tout le monde grâce à internet, on retombe sur le même problème des seules bibliothèques ayant de réelles collections de livre africain : Bibliothèque du Congrès (Etats-Unis), Bibliothèque des Langues et Civilisation (France)
Le livre africain est donc disponible en bibliothèque, mais uniquement accessible au Nord
Il y a ensuite la question de l’accès internet : j’ai donné l’exemple de l’extraordinaire collection du Centre Æquatoria à Bamanya, en République Démocratique du Congo : tout est numérisé. Mais si, sur place, l’accès à internet n’est pas suffisant, il est donc plus facile pour un internaute français (par exemple) d’avoir accès à tout moment aux collections Æquatoria que pour un lecteur de Bamanya. C’est un exemple qui me parait édifiant. Le numérique ne renforce-t-il pas des fois une autre forme de fracture ?
Dans la question de la visibilité de l’édition africaine, vous pointez aussi la responsabilité des médias et de la critique. Avec cette question de confusion entre édition africaine et édition de littérature africaine. De même pour les corpus universitaires. Comment pallier cette problématique ?
Même si c’est tentant, je ne vais pas me lancer dans une diatribe contre les médias français. Je vais simplement prendre un exemple : Kamel Daoud a obtenu le Prix des 5 continents de la Francophonie, et le prix Goncourt du premier roman pour Meursault contre enquête. C’est un livre qui nous rappelle la dimension coloniale de l’Étranger de Camus et qui vient donner un nom et une existence à la victime du début du roman. Meursault contre enquête a été publié aux éditions Barzakh d’Alger, a reçu le Prix des 5 continents pour son édition algérienne. Il avait entre temps été réédité par les éditions Actes Sud. Tous les médias ont parlé de ce livre, mais combien, à l’exception notable de Livres Hebdo, ont souligné qu’il s’agissait d’un roman édité en Afrique, dont le travail éditorial avait été réalisé par un éditeur remarquable, Sofiane Hadjadj ? D’une certaine manière, je trouve qu’on oublie Barzakh comme on a oublié « l’Arabe » de Camus. Vous me demandez comment pallier à ce problème, je n’ai pas forcément de solution miracle
Il serait sans doute bon que les médias français commencent par créer des services de presse solides et ouverts sur le monde du livre, plutôt que sur la diversité de l’édition française. Je serais par exemple curieux de connaitre le destin d’un ouvrage africain envoyé à la rédaction du Monde sans recommandation préalable. Alain Beuve-Méry avait pourtant signé quelques beaux articles consacrés au livre en Afrique il y a un certain nombre d’années, si je me souviens bien.
Depuis les années 2000, le concept de « bibliodiversité » et d’ « édition équitable » se développe selon vous. Que recouvrent ces termes ? Qui sont ses acteurs ? Et dans quelle mesure vous les mettez en opposition avec la dynamique du « Tout Monde » et de ses ressorts « francophones » auxquels vous vous référez ?
Le mouvement de la bibliodiversité a fait sa place depuis la fin des années 1990. Il est issu d’éditeurs d’Amérique latine et d’Espagne. C’est à partir d’une rencontre en Espagne que l’Alliance des Éditeurs Indépendants a été fondée en 2001 avec le support de la fondation suisse Charles Léopold Mayer, poursuivant des logiques altermondialistes. Le « livre équitable » est une forme de label efficacement véhiculé par l’Alliance. Il y a eu plusieurs déclarations en faveur de la bibliodiversité des éditeurs indépendants depuis, avec notamment le soutien de l’Unesco. Je pense que la force de l’Alliance a aussi été de s’associer la caution d’André Schiffrin, qui avait très tôt décrit le phénomène de capitalisation de l’édition, et de ses dégâts. Il y a ensuite eu une rencontre à Lille, organisée par des opérateurs français, au cours de laquelle le collectif Afrilivres a été créé dans le giron d’Africultures, avant de prendre son indépendance au milieu des années 2000. Des éditeurs africains ont donc trouvé une passerelle symbolique dans l’Alliance, concrétisée par la création de la collection « Le livre équitable » en 2006 et la coédition de plusieurs ouvrages jusqu’alors publiés en France. Un des plus importants est sûrement A quand l’Afrique ? de Joseph Ki-Zerbo qui a eu un grand succès et plusieurs rééditions. Après, on pourrait aussi penser que la bibliodiversité est aussi un concept bibliologique, et qu’il concerne en fait bien plus qu’une seule association. En cela, je ne sais pas si on peut vraiment parler de mouvement, ou simplement d’une dynamique stratégiquement en marge.
Le mouvement du tout-monde est une toute autre histoire. Il a pris place dans le débat public à partir d’une tribune du Monde, et d’un ouvrage publié l’année suivante Pour une littérature-monde. Ces parutions concernaient en fait une minorité d’écrivains africains. Ensuite, il est intrinsèquement lié aux Étonnants Voyageurs. Aujourd’hui, quand les Étonnants Voyageurs déboulent à Brazzaville, il n’y a quasiment aucun éditeur africain représenté. Par contre il y a une foule de médias français invités par le festival
mais pas les éditions Clé, premier éditeur de Henri Lopès, un des parrains du festival, ni, non plus, les éditions Tropiques de Yaoundé, chez qui Alain Mabanckou a édité un ouvrage collectif en 2006. Le tout-monde est une belle idée, mais c’est une idée vide de sens pratique : construisez une pensée du « divers », mais si le « divers » se fait en France, il n’est pas très, très grand ce monde-là… Mabanckou avait lui-même reconnu après la disparition de l’éditeur et écrivain malien Moussa Konaté, qui avait coordonné les éditions maliennes des Étonnants Voyageurs, que c’était de ce dernier qu’était issue l’idée d’une « littérature-monde ». Or, si l’édition africaine était au cur des projets de Konaté, les Étonnants Voyageurs ne la prennent plus tellement en compte aujourd’hui. Leur adhésion à la World Alliance ne me parait pas annonciatrice d’un meilleur rayonnement de l’édition africaine. Mais il en va de même pour l’Unesco, qui soutient la bibliodiversité, mais la nomination de Port Harcourt (Nigeria) « Capitale mondiale du livre » n’a pas signifié grand-chose pour l’édition continentale. A voir ce qu’il en sera lorsque Conakry sera capitale en 2017 !
Vous insistez sur la notion de « repenser les dominations littéraires » en matière de langues et d’indépendance des maisons d’éditions. Est-ce que, par exemple, selon vous le lancement d’une collection, intitulée Céytu, en wolof par l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop aux éditions Mémoire d’encrier (Canada) et Zulma (France) en mars prochain va dans ce sens même si c’est encore une fois initié de Paris ?
Vous avez tout à fait raison de relever cet évènement encore passé trop inaperçu ! Je trouve le lancement de « Céytu » très intéressant et à suivre, et surprenant parce que cette collection est issue de deux maisons française et québécoise et d’un écrivain sénégalais dont la sensibilité éditoriale est connue de tous. Il faut aussi souligner le fait que Zulma (certes, basés dans le 6ème arrondissement de Paris) et Mémoire d’Encrier sont des partenaires de l’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants. Et puis Le Clezio, Prix Nobel de littérature, va être édité là-bas, ce n’est pas rien. Sauf erreur de ma part, il sera le premier Prix Nobel dont un ouvrage est d’abord diffusé en Afrique après son prix. Je ne sais pas si ce projet a été présenté au Salon du livre et de l’écrit en langues africaines (Saella) qui s’est tenu en cette fin janvier 2016 à Bamako. C’est en tous cas un signe encourageant pour l’avenir : si les éditeurs français rechignent à céder les droits vers le français, peut-être le feront-ils plus volontiers vers les langues africaines ? Repenser les dominations littéraires dépend selon moi de tels projets, pas forcément adressés aux lectorats du Nord. Maintenant, l’étape suivante est de savoir si les éditeurs africains en langues africaines peuvent avoir les mêmes possibilités que Zulma ou Mémoire d’Encrier, sans passer par des opérateurs français. Espérons-le.
(1) Discours sur l’Afrique, 18 mai 1879. Victor Hugo.
(2) Les trois premiers ouvrages réédités sous le label Céytu en wolof sont L’Africain de JM Le Clézio, Une si longue lettre de Mariama Bâ et Une saison au Congo de Aimé Césaire.///Article N° : 13429