Pour ce Big Shoot de l’auteur franco-ivoirien Koffi Kwahulé qu’il vient de créer dans le petit théâtre de la Loge, Alexandre Zeff a choisi de convoquer le show, le big show même, avec un tandem d’acteurs magnifiques et un véritable Jazz Band.
Il explore toutes les facettes de cette étrange pièce qui met en scène un reality show mortel. Jean-Baptiste Anoumon, dans le rôle de Monsieur, le bourreau, arrive en prédicateur allumé, comme en transe, un de ces prédicateurs à l’américaine et le « flow » d’injures qui ouvre la pièce se transforme en gospel épileptique. Le plateau subit sous nos yeux toutes les métamorphoses : tour de magie, grand messe, rituel d’exorcisme, numéro de cirque, scène de crime d’un serial killer
grâce au jeu des comédiens et à l’inventivité d’un dispositif scénographique, conçu par Benjamin Gabrié et Anaïs Morisset, qui se fait autant plateau de télévision que scène de music hall : une simple boîte transparente, poussiéreuse et lumineuse aux reflets miroitants. Et nous voilà soudain comme transportés à Las Vegas, tandis que violence, beauté et métaphysique sont au rendez-vous de ce grand numéro de mise à mort, performance aussi mystique que déjantée
Mais surtout la langue-jazz de Koffi Kwahulé est sublimée par le Jazz Band qui en extrait toute la sève musicale, tout en accompagnant le jeu et le groove des acteurs musiciens. Jean-Baptiste Anoumon habite l’espace magistralement en prestidigitateur de haut vol et se laisse aussi habiter par le texte dont il saisit avec jouissance la saveur charnelle. Quel plaisir de voir cet immense comédien donner toute la mesure de son registre dans un rôle taillé pour lui, tandis que Thomas Durand son partenaire, lui aussi, « sort toutes ses tripes » de clown triste dans le rôle de Stan et convoque une figure de Deburau contemporain revisitant l’art du mime à la manière d’un Jean-Louis Barrault. C’est un bonheur de voir ces deux incroyables acteurs en véritables athlètes du jeu sur le ring magique du théâtre livrer combat avec le Mister Jazz band et donner la réplique à la guitare de Frank Perrolle, à la basse de Gilles Normand, à la batterie de Louis Jeffroy.
La pièce traite en définitive des affres de la création, de cette lutte à mort de l’artiste avec lui-même, avec l’inspiration, la muse et les chemins qu’elle lui indique et qu’il se doit d’explorer, de contester, de subvertir. La force de la mise en scène d’Alexandre Zeff, c’est qu’il parvient à faire retentir la dimension poétique du texte comme sa dimension rythmique et musicale, celle du duo improbable entre deux jazzmen, celle d’un dialogue imaginaire entre l’utopie mystique de Coltrane et la virulence démentielle de Monk. « La pièce de Kwahulé est tout entière musique » explique Alexandre Zeff. « Sons « sales », langues « étrangères », typographies, didascalies, tressage des voix, gestuelle des personnages qui donne lieu à un lyrisme visuel, tout contribue à la fabrique d’un son et d’un rythme, d’une musique : le jazz de Koffi Kwahulé ».
La mise en scène n’a pas peur de nous ramener également sur le terrain des exhibitions du monde médiatique que représentent les reality show sans évacuer la réflexion sur le théâtre et le jeu, comme le signale le fauteuil Voltaire de velours rouge qui trône sur le plateau en guise de chaise électrique ou de siège de torture. Monsieur et Stan sont deux gladiateurs des jeux du cirque médiatique, deux acteurs dans une cage transparente et réfléchissante, un aquarium de magicien, une malle mystérieuse de prestidigitateur, un ring, une cabine téléphonique de show surprise à la japonaise.
En même temps, on ne perd jamais de vue la dimension philosophique du dialogue, la variation ludique sur la dialectique hégélienne : le maître et l’esclave, l’Auguste et le clown blanc, Footit et Chocolat, Pozzo et Lucky d’En attendant Godot de Beckett. Alexandre Zeff qui voit dans Big Shoot « l’allégorie apocalyptique d’un monde sans valeurs ni repères » joue de toutes les ruptures et de cette instabilité du dialogue qui saute en somme d’un registre à l’autre comme une radio qui capte plusieurs stations et restitue ainsi toute l’ambiguïté du texte. Il ne renonce à aucune piste, tire tous les fils et nous plante avec le sourire devant l’écheveau tragique et inextricable de notre condition humaine. « Je n’y comprends plus rien » dit Stan. « Ah, parce que tu crois que j’y comprends quelque chose
» répond Monsieur.
Big Shoot de Koffi Kwahulé
Mise en scène : Alexandre Zeff
Scénographie : Benjamin Gabrié et Anaïs Morisset
Costumes : Anaïs Morisset
Avec Jean-Baptiste Anoumon, Thomas Durand et le Mister Jazz Band///Article N° : 13431