A l’occasion du 4ème Panorama des cinémas du Maghreb (30 avril – 3 mai 2009 à l’Ecran de St Denis), retour sur les films maghrébins présentés lors des 22èmes Journées Cinématographiques de Carthage (JCC, 25 octobre – 1er novembre 2008), du 5ème Festival international du film de Dubaï (11-18 décembre 2008) et du 21ème Fespaco (28 février – 7 mars 2009).
Lors du festival de Dubaï, une table ronde organisée avec la Fipresci (fédération internationale de la critique) sur le thème « Chroniques du monde arabe » donnait la parole au réalisateur libanais Khalil Joreige (Je veux voir) : « Beyrouth n’existe pas, disait-il, c’est un lieu de re-création. Notre problème est de créer le cinéma comme un territoire en soi et non d’être un cinéaste libanais ou autre ». Comment sortir du cadre obligé des frontières qui pèsent ? Yousri Nasrallah, Elia Suleiman sont des étrangers mais « ils me parlent de moi », ajouta-t-il, tout en précisant que « l’industrie qui naît dans le monde arabe me semble très étrangère ». Et de conclure : « Le problème est d’être là même si vous ne me voyez pas ».
Voilà qui me semble éclairant pour aborder, à partir des films récents, les tendances des cinémas maghrébins. Ces films qui, bien que presque toujours situés sur le territoire national, remettent en cause les frontières sont bien rares à les passer : ils restent largement invisibles du public international. Même dans le circuit qui s’intéresse aux diverses expressions de la planète, le Maghreb est, comme l’Afrique noire, quasi absent. En dehors de leurs pays de production, les sorties en salles sont rares et il faut les festivals spécialisés pour y avoir accès. Cependant, même à usage local, ils ne sont pas un luxe mais une nécessité. Leur nécessité puise dans leur façon de repenser sans cesse l’être au monde des personnages qu’ils mettent en scène, et d’écrire ainsi une histoire en poésie et en images de leur société afin de contribuer à la définition de son avenir.
Et comme cet avenir est incertain, ils le font dans l’urgence du présent. D’où la rareté des films historiques. On voit cependant des figures de résistance comme sujet de quelques films récents, de production purement nationale, qu’il s’agisse de restaurer la mémoire des héros kabyles dans Arezki l’indigène (Djamel Bendeddouche, 2007, cf. notre critique [n° 7496]), de valoriser les chefs historiques de la révolution algérienne dans la super-production financée par l’Etat algérien Ben Boulaïd (Ahmed Rachedi, 2008) ou de rendre hommage aux réformateurs du mouvement national tunisien des années 20 et 30 dans Trente (Thalathoun, Fadhel Jaziri, 2008), film à gros budget produit par la société Quinta communication de Tarek Ben Hammar et présenté en clôture des JCC.
Il manquait au nationalisme tunisien une dimension universelle. Les communistes tenteront de l’introduire. Nadia El Fani leur donne la parole dans son documentaire Ouled Lenin. Hommage à son père et ainsi film de mémoire personnel, il se fait aussi, et c’est son grand intérêt, interrogation existentielle sur le devenir des idéaux politiques. Film sur la filiation, il est aussi exploration de la désillusion d’une génération de militants de gauche qui ont marqué l’histoire de la Tunisie contemporaine. Les Destouriens du mouvement national disaient que le PC voulait le pain (l’indépendance) et le chocolat (l’égalité). Tandis que Nasser avait interdit le PC en même temps que les Frères musulmans, le PC tunisien est interdit en 1963 à la faveur de l’instauration du régime de parti unique. Casser l’extrême gauche favorisera la montée de l’islamisme à l’université et repose la question de savoir quelle force peut porter l’espoir du changement vers une société multiconfessionnelle, cosmopolite et fraternelle. De tous ces militants qui ont aujourd’hui tourné le dos au dogmatisme, le père de Nadia El Fani est le plus fidèle à ce qu’il a défendu. Sans doute parce qu’il est aussi le touchant portrait d’un père, baigné dans la nostalgie des chansons de Ferrat, Moustaki, Mouloudji et Nougaro, mais aussi parce qu’il se place sans a priori à l’écoute de ces témoins de l’Histoire, Les Fils de Lénine s’impose comme un puissant moteur de questionnement historique.
Un autre documentaire interroge de façon magistrale l’histoire contemporaine algérienne, dont le titre évoque le hadith du Prophète : « Recherchez le savoir, et s’il le faut jusqu’en Chine ». La Chine est encore loin de Malek Bensmaïl s’intéresse en effet à l’école et prend pour exemple celle de Tiffelfel, bourgade des Aurès qui fut le tableau du premier attentat de la « Toussaint rouge » qui déclencha l’insurrection de 1954, dont furent justement victimes le couple d’instituteurs français du village et le caïd. Bensmaïl retrouve les témoins du drame mais ne s’y arrête guère : c’est l’école, et surtout comment elle manie les langues et les mots, qui lui semble le mieux représenter pourquoi, pour l’Algérie d’aujourd’hui, le savoir est encore loin. Mais le film montre que c’est un chemin à parcourir plus qu’un désespoir : d’une durée de deux heures, il prend le temps de la sensibilité et de la complexité, qui lui permettent d’éviter les idées toutes faites et le constat trop rapide. Certes, dans ses références au combat des martyrs de la révolution, l’école s’apparente aux cérémonies du souvenir, à mille lieues des aspirations des enfants, ce que confirme le moralisme de l’instituteur quand il s’agit de comprendre pourquoi ils n’aiment pas l’école. De même, la femme de ménage témoigne de la dure nécessité pour les femmes d’affronter les hommes pour pouvoir vivre. Mais dans ce film dédié à ses propres enfants, sans crier gare mais avec une belle détermination, tout en posant les blocages de la pédagogie comme de la société, Bensmaïl dégage une ligne d’horizon : l’ouverture sur le monde qui est à la source de toute interrogation.
Si la résistance serait le maître-mot actuel, beaucoup de films récents s’inscrivent en continuité avec une histoire du cinéma que le récent livre de Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, envisage magnifiquement à partir d’une cinquantaine de films marquants : « Les cinémas du Maghreb se développent essentiellement non dans la geste héroïque mais dans la volonté critique et dans l’expression sans ambages d’une désillusion, voire d’un mécontentement. Dans ce domaine de la création, comme d’ailleurs dans celui de la littérature, on accède très vite, dès les années 1970, à ce qu’une essayiste et philosophe tunisienne, Hélé Béji, a appelé le « désenchantement national » ». (p.11)
Les JCC rendaient hommage au producteur Ahmed Baha Eddine Attia, figure marquante du cinéma tunisien, décédé le 10 août 2007 et auquel Hamid Miduni a consacré un livre (cf. [livre n° 10942]). Dans un entretien qu’il m’avait accordé en 1998 ([n° 615]), il indiquait : « J’ai toujours sélectionné des projets traitant des blessures de la société : les regarder en face sont déjà les guérir un peu. » Mettre à jour le non-dit, c’était le programme du célèbre Omar Gatlato (Merzak Allouache 1977) mais aussi du premier film du Marocain Latif Lahlou, Soleil de printemps (1969), que le Panorama des cinémas du Maghreb donne à redécouvrir en même temps qu’il présente Les Jardins de Samira en ouverture, qui a valu le prix d’interprétation féminine à Sanaa Mouziane au dernier Fespaco pour son interprétation d’une femme cloîtrée (cf. [article n° 8467]). On se prend à se demander ce qui a changé d’un film à l’autre, tant la problématique est semblable. Superbe film à la fois serein et souverain en noir et blanc, en phase avec les méthodes de la Nouvelle Vague de tournage en lieux et lumières réels mais aussi dans une grande économie de dialogues, Soleil de printemps fait lui aussi corporellement sentir l’étouffement de la société à travers la vie d’un fonctionnaire à Casablanca.
Dans son va-et-vient avec une enfance meurtrie, Les Curs brûlés du Marocain Ahmed El Maanouni place lui aussi les blessures personnelles au rang de celles de la société. Dédié « à ma mère que je n’ai pas connue », il aborde « les cris étouffés au fond de moi », comme le dit un des chants qui ponctuent le film. Le puzzle du souvenir structure ce beau film en mosaïque. Comme Hachemi dans L’Homme de cendres de Nouri Bouzid (1986), le problème pour Amin est de sortir de l’engrenage du ressentiment et de trouver la voie d’un devenir autonome.
Attia poursuivait : « En deux mots, ma stratégie serait : sincérité et crédibilité. Sincérité dans le propos, ce qui comporte l’émotion. Crédibilité dans l’emploi des acteurs appropriés aux situations dans une sorte de cinéma-miroir de la réalité quotidienne. » Ce miroir sincère reste au cur des films, mais dans un impressionnant renouvellement de la forme. Cité par Denise Brahimi (p. 201), Férid Boughedir déclarait à L’Intelligent en 2001 : « La nouvelle génération qui arrive, nourrie de spots et de clips, n’a peut-être plus le même rapport à l’image, elle ne la « sacralise » plus, et cela conduira à une nouvelle façon de filmer, à un nouveau regard, et toutes proportions gardées, à un nouveau cinéma ». Un nouveau cinéma ? On voit effectivement nombre de films développer des esthétiques « modernes », influencées par les codes en vigueur dans l’audiovisuel, avec la question de savoir si elles sont signifiantes ou mimétiques, c’est-à-dire si elles retravaillent ces codes pour les démystifier ou bien les imite par effet de mode pour connecter avec le jeune public.
Le succès foudroyant de Casanegra de Nour-Eddine Lakhmari ne tient pas seulement dans sa façon de faire de la face cachée de Casablanca un personnage en soi, mais aussi dans son souci de chercher des effets qui renforcent ce portrait : plongées et contre-plongées, perspectives, ocres, montage saccadé, musique d’enfer, tout y passe pour le rendre efficace, ce qui a valu au chef opérateur italien Luca Coassin le prix de la meilleure image à Dubaï. Casanegra met en scène des marginaux, deux amis, Adil et Karim (Anas Elaz et Omar Lotfi, qui partagent le prix d’interprétation masculine à Dubaï), dont la vive relation porte le rythme du film. Ils survivent de petits trafics et de larcins, et tandis qu’Adil rêve de pouvoir « acheter » un visa et un contrat de travail pour émigrer, le souci de Karim est surtout de trouver une femme riche pour profiter du Casa des nantis et être respecté. On célèbre le réalisme de Casanegra mais son expressionnisme exacerbé n’a rien de réaliste : ce qui est nouveau, c’est qu’il ose être immoral et qu’il ne retient pas ses mots. Casablanca la blanche, espoir d’ascension sociale pour beaucoup de ruraux qui viennent s’y réfugier, y trouve une noirceur qui colle à la peau des chômeurs. Une masturbation, un baiser : le film devient sulfureux. Du racket au sexe, de la violence au langage ordurier, il brise les tabous, parlant ainsi par une énonciation du non-dit et une affirmation de l’interdit à une société consciente que l’émergence d’une parole libre signifie aussi devoir vivre avec sa face sombre sans la renier. Si les jeunes Marocains peuvent s’identifier à Adil et Karim au-delà des clins d’il à une esthétique qui puise autant dans la publicité que dans le smurf ou le break danse, c’est qu’ils courent comme les deux héros pour échapper aux normes autant qu’à la solitude que leur ménagent les enfermements du système. Il y a quelque chose de tragique dans la façon du film de leur rappeler que c’est peine perdue, mais cette lucidité et le simple fait de pouvoir essayer constituent en soi un espoir de faire sauter les verrous. Le cofinancement du film par la commission d’aide du cinéma marocain (le reste étant apporté par la chaîne 2M et des producteurs indépendants) vient confirmer cet espoir, de même que la réalisation par Yassine Fennane et Ali El Mejboud de la série au rythme effréné Une heure en enfer avec Saïd Taghmaoui diffusée par la chaîne Al Aoula. Avec un budget hyper serré de 160 000 DH par épisode tourné en 5 ou 6 jours, elle décrit elle aussi Casablanca sous l’angle du « bordel ambiant propre à cette ville », comme le dit Fennane, par ailleurs réalisateur de Squelette que nous abordons un peu plus bas et qui tourne maintenant un film de zombies dans les bidonvilles !
C’est justement sur la question de faire sauter les verrous que se termine le pendant tunisien de Casanegra, et grand succès des JCC auprès des jeunes qui se pressaient pour le voir, Le Projet, un 26′ de l’acteur et cinéaste Mohamed Ali Nahdi : les remarques du responsable du ministère de la Culture qui en démonte le scénario s’il veut pouvoir être financé ! En gros, il casserait l’image d’un pays touristique et ce n’est de toute façon pas la réalité. Le réalisateur présentait d’ailleurs son film à la salle en disant : « Il n’y a pas d’uvre artistique sans liberté d’expression ». Ici encore, les effets se succèdent pour soutenir la tension et permettre à ce public de connecter : poursuites, musique, castagnes. Mais ici encore, la dérive du jeune Sami qui s’habille comme dans une émission de télé touche en plein cur une jeunesse frustrée de liberté. Chômeur et rejeté par son père autant que par sa copine, Sami violente et vole, jusqu’à se trouver embourbé dans une histoire qui le dépasse. Le cul-de-sac est patent et la solution du réalisateur est, ici aussi, de faire sauter les verrous.
Ces deux films rencontrent un public jeune enthousiaste, qui voit volontiers un « nouveau cinéma » dans cette levée des tabous et l’usage de ses codes. C’est pourtant moins dans cette esthétique proche du clip que se situe à mon sens la liberté de ton que dans celle d’autres films récents. Le cinéma indépendant égyptien me semble offrir à cet égard avec Ein Shams (Eye of the Sun) d’Ibrahim El Batout un des regards récents les plus novateurs. Il a fait l’ouverture au Caire du Festival du film indépendant (qui se tient en marge du Festival international du Film et en constitue un off contesté puisqu’interdit en 2007), et a reçu une mention pour sa démarche narrative aux JCC ainsi que le grand prix du festival de Taormina en Italie. Film désargenté, Ein Shams réussit son projet en passant par des trucs qui finalement lui font gagner en sincérité. Il n’avait par exemple pas les moyens d’une scène de mariage. Qu’à cela ne tienne ! Batout plante ses acteurs dans un vrai mariage où ils allument un joint et tourne ! Mais cela ne l’empêche pas de développer une forme qui connecte avec le public égyptien : la place donnée à la musique et au commentaire ancre Ein Shams dans un style que les Egyptiens reconnaissent, de même que son inscription dans le quartier populaire du Caire qui donne son titre au film. Par contre, la mosaïque du montage les emmène sur un terrain inconnu. Sa façon d’annoncer ce qui va arriver aux personnages installe le spectateur dans une tension tout en maintenant une grande fluidité. Dans ce jeu de va-et-vient qui mêle la guerre d’Irak aux soubresauts du quartier, le taxi de Ramadan devient le lieu du monde et la leucémie de sa fille Shams un dramatique écho. Fiction et documentaire se nourrissent mutuellement. L’humour vient aussi bien des mises en perspective que des anachronismes. Les changements de registre nourrissent une vision plurielle du quotidien mais lorsque Ramadan prend la parole dans un meeting politique local, c’est pour rappeler que les problèmes du quartier, du cancer des enfants à la pollution, sont les problèmes du monde. De cet enchevêtrement des séquences élargissant sans cesse le propos sourd une poésie ouvrant à l’émotion. En détournant les codes du cinéma égyptien, Ibrahim El Batout livre une critique toujours acerbe mais jamais frontale. Sa méditation sur l’état du monde en dégage l’insensé sans jamais le mépriser. Ancrant son film dans le quotidien, il s’en déclare partie prenante.
30 000 $ de budget, une paille. « On savait qu’on n’avait rien, déclare Batout : pour faire un film qui nous soit proche, il fallait faire avec ce qui a de la valeur, la vie des gens ». Plutôt que de mettre des années à monter un financement, il a préféré travailler dans l’urgence : « Chaque minute qui passe ne revient pas ! » Acteurs et techniciens ont renoncé à leur salaire, et Batout assume les imperfections : « Je suis prêt à faire des films éventuellement faibles techniquement pour qu’ils existent ». Cette urgence, Batout la puise dans son expérience de cameraman reporter de guerre. « Les héros ne racontent jamais leur histoire, ce sont d’autres qui la font », dit-il en indiquant que c’est devenu pour lui une raison de vivre. « La famille de Ramadan gagne au maximum 300 $ par mois : je dois avoir l’intelligence d’être modeste et n’ai pas besoin de dolby ou de grue pour la montrer ! ». Fait en dehors du système et donc sans autorisation de tourner dans les rues, le film remporte dans les festivals un succès qui a fait changer la censure d’opinion et lui permet de sortir dans les salles égyptiennes.
C’est dans le détournement autant que dans cette poreuse frontière entre le documentaire et la fiction que s’affirme ce cinéma clairement indépendant qui se contente de budgets-clopinettes pour se faire malgré tout. « Les créateurs sont porteurs de la modernité, disait encore Attia : ils sont l’avant-garde d’un peuple. Et ils sont la fierté de ce peuple. Leurs créations sont une façon de lutter contre l’obscurantisme du rejet sans nuance de l’Occident. Ils résolvent le problème identitaire autrement que les intégristes en proposant des lectures personnelles. »
Sektou (Ils se sont tus…), le court métrage du comédien algérien Khaled Benaïssa (Mascarades)qui a obtenu le poulain d’or au Fespaco, va loin dans ce ton personnel, soutenu par Mohamed Soudani à l’image, et laisse déborder son imaginaire. Dans une émission de radio, on raconte ses rêves, des rêves pour réveiller ! Et quand l’animateur va se coucher et rêve, c’est l’Algérie qui se réveille ! Sa vision surréaliste mêle dans une rue d’un quartier populaire d’Alger message patriotique, drapeau, interdictions, peur d’un attentat mais aussi danses et gnawas
C’est déjanté et réjouissant à souhait, et n’est-ce pas cette distance qui convient lorsque la réalité est kafkaïenne ?
Même réponse de Fatma Zohra Zamoum, qui a abordé le cinéma par un court métrage apprécié, La Pelote de laine, et rompt avec ce style plutôt classique pour oser une approche très personnelle où elle fait de son projet de long métrage un sujet. Tourné en vidéo, Z’har est aussi une intéressante tentative d’exprimer les contradictions à l’uvre quand on travaille sur un sujet. Z’har est donc un film de repérages. Documentaire sur un film mais fiction sur ce documentaire, Z’har est une réflexion sur le cinéma autant que sur l’impasse. Le film doit porter sur la violence des années 90 et oscille entre 1997 où un homme qui cherche à rejoindre l’Algérie dans un taxi tunisien a sa photo dans le journal et 2007 où Fatma Zohra Zamoum propose à son frère de l’accompagner pour les repérages de son long métrage. Il faudra faire 2000 km en dix jours, de quoi explorer l’Algérie. La violence, sujet de 97, est encore à l’uvre en 2007 dans les relations entre hommes et femmes. Un commentaire littéraire agit comme un second niveau tandis que la reprise du fil dramatique en décors et en noir et blanc déplace la réalité vers le repérage. Tout s’entremêle ainsi pour dresser un puzzle contradictoire d’où émerge comme un leitmotiv la question de la représentation tant photographique que cinématographique. Avec pour constat final que lorsque ce sont les armes qui la remplacent, le ratage est complet et qu’il n’y a plus qu’à s’enfuir pour trouver sa voie.
« Ceux qui peuvent encore rêver ne dorment plus ». La phrase se trouve dans l’album Hard Head / Tête dure du plasticien marocain Mounir Fatmi (publié en 2008 par la Rijksakademie van beeldende kunsten d’Amsterdam en prolongation du prix W.F.C. Uriôt 2006). « Je pense, donc je continue » : c’est ce credo en forme de manifeste qui pousse ce plasticien provocateur à explorer sans cesse de nouvelles voies et se saisir ainsi du cinéma. Le Panorama montre quelques uvres tandis qu’un dvd également intitulé Tête dure les rassemble (www.lowave.com ou www.mounirfatmi.com). L’enjeu est de libérer la parole du spectateur. C’est notre monde qui se rejoue sur l’écran, nos peurs et nos désirs, extraits de ce flux tendu d’informations visuelles et sonores qui chaque jour nous submerge. Cette façon extrêmement originale de faire des liens par la poésie ouvre à la critique et devient appel à la résistance. L’album évoqué de Mounir Fatmi, grand prix de la 7ème Biennale de Dakar de 2006, se termine par : « Et si quelqu’un débarquait qui change soudain, non pas tant la façon dont vous pensez à propos de tout, mais tout à propos de la façon dont vous pensez ». Face à l’invasion hollywoodienne ou cybernétique, c’est bien de résistance qu’il faut parler. Non pour se réfugier dans ses racines mais pour interroger ses croyances, à commencer par celle que nous avons dans l’image. Nous la pensions depuis Platon comme un reflet et voilà que depuis Foucault elle est un art de penser. Comme le suggérait Nicole Brenez dans son séminaire sur le corps aux Etats généraux du documentaire de Lussas en 2008, cette image comme mouvement de pensée en soi n’est plus seulement idéologique mais nous apprend à désapprendre. Elle n’est plus seulement suspecte mais problématise ce dont elle traite. Elle déstabilise et inquiète pour mieux faire bouger. C’est bien là encore la question de la représentation qui est en cause. Lorsque dans Les Ciseaux Mounir Fatmi se saisit des images censurées au Maroc de la scène de sexe du film Une minute de soleil en moins de Nabil Ayouch et les mêle à celles d’un mariage, de la mise en lien d’un garçon qui court, de l’énergie d’enfants faisant de la balançoire, du temps des gouttes d’un robinet à l’envers, etc., il fait de ces images des arguments critiques. En les entrelaçant, il leur confère une capacité de dissidence. En superposant les images censurées du rapprochement des corps avec un poème d’amour de Musset, il met en lumière l’idéologie qui pousse à la censure.
En détournant ainsi les images pour valoriser leur force critique, Mounir Fatmi s’attaque à son grand ennemi : l’intégrisme. Et fait uvre politique. Où chercher l’actualité de ce verset du Coran en forme de boule calligraphique qui se met en rotation dans The Machinery jusqu’à imploser si ce n’est dans une distance avec l’idéologie meurtrière qui prétend aujourd’hui prendre le livre saint pour appui ? Ce vidéaste né en 1970 à Tanger dans un contexte pauvre ne voyait que les images officielles et les cérémonies de mariage. Trouvant une caméra d’occasion sur un marché, il se saisit de l’outil vidéo, apprend le montage pour pouvoir combiner des images de diverses provenances et développe peu à peu un uvre poétique d’une extrême audace politique.
L’approche minimaliste des vidéos du Tunisien Ismaïl Bahri est quant à elle fondées sur la captation d’une incertaine mutation : c’est une fascination d’un autre ordre qui s’exerce. Les gouttelettes qui coulent le long de fils durant les trois minutes de Coulée douce déconcertent, jusqu’à se dire que ce mouvement en évoque un autre, en l’occurrence la délocalisation de l’usine textile dans la toile du capitalisme mondialisé. Le goutte-à-goutte de Résonnances s’ouvre aux mots inscrits sur une baignoire qui trouveront leurs connexions en de rhizomiques constellations dont l’eau fluidifie les contours et trouble la perception.
Chez Mounir Fatmi comme chez Ismaïl Bahri, la vidéo expérimentale orchestre le lien et donc le déplacement spéculatif, ce que Foucault appelait la passion, pour être en prise sur le monde et mobiliser le spectateur. Amel El Kamel ne fait rien d’autre quand, dans Abena, il reproduit en français et en arabe, sur un écran blanc qui se révèle être la grosse couverture du trousseau des femmes tunisiennes, des phrases dites en voix-off par des immigrés. « On n’apprécie la valeur des choses que quand on la perd », écrit-il ainsi. Pour en témoigner, il préfère l’imaginaire de la représentation à la réalité de la fiction.
C’est aussi le déplacement que joue le Marocain Yassine Fennane dans son long métrage Squelette, mais d’un autre genre : clin d’il ou détournement, il use des codes du film d’action, commercial ou d’horreur, et ici encore plus de la comédie et du clip, pour composer un récit engagé et si déjanté qu’on en reste pantois ! Après un générique endiablé, trois hommes font face à la caméra avant qu’un gamin ne sorte un panneau « Acte 1 » durant lequel on découvrira les personnages principaux, leurs relations étant résumées au tableau noir avant de passer à l’acte 2 ! Tout le film sera de cet acabit, convoquant sans cesse le spectateur sur un registre décalé et le mode de la farce pour décrire les jeux de pouvoir au sein d’un village. Une équipe de télévision, un narrateur burlesque, des scènes de théâtre ou d’interview, un fquih roublard et sorcier qui puise son pouvoir sur internet
les niveaux de narration et d’information s’entremêlent en une pléiade d’effets dont le danger est qu’ils finissent à la longue par lasser, mais la richesse visuelle du film est indéniable. Ce qui en définitive ressort de cette grande salve d’humour est d’interroger la manipulation à l’uvre dans les images en fonction des jeux d’intérêt. Il n’y a là rien de nouveau : Lang, De Palma, Lynch et une bonne partie du cinéma américain contemporain sont passés par là. Par contre, en manipulant lui-même l’image avec un aussi visible plaisir, Fennane ne trompe personne mais subvertit la réalité. Les cinémas maghrébins avaient peu exploré jusqu’ici l’esthétique et non le récit comme support de démystification.
Grand prix du Festival du film amazigh 2008 de Sétif en Algérie, Squelette a été tourné en tachelhit (chleuh) et en 15 jours à Agadir avec un budget de téléfilm avec pour acteur principal Hicham El Joudoudi, 29 ans, chanteur de chaâbi au physique comme « tout droit sorti du Bronx », dit Yassine Fennane. Ce réalisateur lui aussi âgé de 29 ans s’est fait les dents en réalisant trois films dans le cadre du programme Film industry – made in Marocco, que son producteur Nabil Ayouch présentait à la conférence sur le numérique aux JCC comme « une nouvelle opportunité de faire du cinéma différemment » (cf. [document n° 8151]). Le budget moyen est de 100 000 euros par film et le résultat forcément très inégal mais l’enjeu est de faire émerger des talents.
Le risque est bien sûr de confondre imitation du cinéma de genre et nouvelles formes d’une expression autonome. Opérer des ruptures avec les conventions esthétiques pour rendre compte de son époque suppose d’avoir davantage à dire que des effets. La démarche n’est pas nouvelle. Le Panorama a la bonne idée de programmer Les Hors-la-loi de Tewfik Farès, un bijou de 1969 dont la copie vient d’être restaurée. Comme le Nigérien Moustapha Alassane dans Le Retour d’un aventurier en 1966, Farès, scénariste du Vent des Aurès et de Chronique des années de braise, réalise pour son premier et unique long métrage de cinéma
un western. Tous ses codes y sont repris : la division de l’espace entre la liberté de la montagne et le danger de la ville, la communion entre le paysage et des héros aventuriers et justiciers, les fusils, le jean, les chevaux, les mauvais coups, l’attaque du fort par la ruse, l’affrontement final dans une mise en scène circulaire, etc. Farès y ajoute la satire en ridiculisant la cruauté et la bêtise de l’autorité coloniale aussi bien que des caïds collaborateurs, et fait de ses héros des victimes qui savent réagir pour défendre la famille, la liberté et l’honneur, valeurs ainsi attribuées à l’insurrection nationale que leur révolte prépare.
Face à la gangrène intégriste et à son expression armée, le terrorisme, les cinéastes ne remettent jamais en cause l’islam en tant que religion mais la déviation de ses interprétations. Outre le danger mortifère pour la jeunesse, directement traité par Nouri Bouzid dans Making of (2006), leur inquiétude porte surtout sur la tension liberticide qu’installe dans leur société la montée de l’intolérance et du contrôle social. Il est frappant de constater dans les films anciens combien par exemple l’habillement des femmes a évolué : les employées ou les passantes de Soleil de printemps portent des minijupes et des cheveux courts tandis que le foulard ou le voile restent rares en milieu urbain. De nombreux débats largement médiatisés portent sur des scènes ou thèmes considérés comme osés. « Le public est devenu intégriste dans sa pensée », nous déclarait déjà en 2004 le producteur tunisien Hassen Daldoul (cf. [entretien n° 3568].
Pour dénoncer cette montée de l’obscurantisme, Les Anges de Satan du Marocain Ahmed Boulane s’inspire d’un fait divers de 2003, l’affaire dite des satanistes rockers : le procès kafkaïen de 14 jeunes d’un groupe de hard rock et de heavy metal accusés d’ébranler la foi musulmane qui fait la cohésion du pays. Les obstacles posés au réalisateur pour pouvoir tourner dans des lieux publics confirment combien le sujet reste délicat, mais avec 85 000 entrées au Maroc le film a réalisé le meilleur score des films marocains en 2007. En s’appropriant lui aussi les codes du clip et en donnant à son récit un rythme soutenu, Boulane connecte avec le jeune public. Chronologique, le scénario est centré sur la mobilisation de la société civile pour défendre les jeunes, la détermination du regroupement et la solidarité étant clairement présentés comme la solution face à l’intolérance. Dans la première partie du film, jouant sur la corde comique, Boulane ridiculise volontiers les policiers et les juges, mais annonce déjà les compromissions d’un pouvoir soucieux de ménager la chèvre et le chou. La lettre ouverte au Roi du journaliste molesté précise dans la deuxième partie le danger de la surenchère pour moraliser la société. Les Anges de Satan est à cet égard emblématique de jusqu’où un film marocain peut aller aujourd’hui. Le grand public autant que le ministre perçoivent les comportements des jeunes comme de l’apostasie et une secte satanique, que l’avocat intégriste dénonce comme une intervention extérieure (ce que renforce le parallèle régulièrement établi avec l’invasion de l’Irak par les forces alliées en mars 2003 qui précise le contexte du procès). Face aux arguments de l’avocat à qui une tribune est ainsi offerte, le journaliste ne peut que défendre les droits de l’homme et la démocratie que l’intégriste balaye vite comme étant eux aussi des systèmes importés de ce même Occident qui est en train de bombarder l’Irak. Quant aux notables cravatés plus influents qui se mobilisent, ils n’évoquent qu’une jeunesse sacrifiant à des phénomènes de mode pour demander la tolérance. Ni eux ni le procès ni le journaliste ne mettront sur la table ce qui semble le moteur de la révolte vestimentaire et comportementale des jeunes : la distance avec les valeurs collectives (famille, hiérarchie sociale, religion) que veut leur imposer la société dans laquelle ils vivent pour revendiquer non un individualisme mais une individuation qui fasse chacun libre de ses propres choix. En choisissant une jeunesse délibérément provocatrice, Boulane dit soutenir son droit à l’autodétermination, sans forcément ressembler aux adultes, mais il n’en adopte pas le point de vue. Il s’en tient à celui des parents. Si bien qu’au-delà du concert final réunissant tout le monde dans une paix retrouvée, cette individualité ne sera représentée que par la décision d’un musicien de repartir du pays, ce qui semble confirmer qu’elle n’est encore accessible qu’en Occident. Pour l’heure, la revendication du film est celle de la manifestation : « notre dignité et notre droit à la créativité ». Il s’en tient à cette étape pragmatique et demande comme le journaliste au Roi : « ne laissez pas une poignée d’obscurantistes prendre notre jeunesse en otage ».
Le cinéma se fait ainsi miroir lucide de la société, mais en privilégiant une chronique politique multipliant les personnages sans en approfondir aucun, Boulane ne pouvait aller plus loin. C’est une tout autre approche que choisit Mohammed Zineddaine, dont Réveil avait été un ovni expérimental dans le cinéma marocain, dans Tu te souviens d’Adil ?. Il met davantage les corps en avant et les relie à leur environnement urbain, lequel devient ainsi à même d’influencer le récit. Ici, Casablanca, captée en travellings dynamiques, a le statut de personnage familier, tandis que Bologne est plutôt filmée dans le flottement du steadycam, en des lieux historiques comme la Villa Aldini où Pasolini avait tourné l’enfermement dans Salo. De violentes ellipses (enfance > Casa actuel > Italie) suivent l’évolution de deux amis, Adil et Rachid. Tandis que Rachid veut faire son trou en montant un magasin de cd et dvd, Adil ne pense qu’à émigrer mais ses tentatives sont autant de coups foireux. Il y parviendra en retrouvant son frère handicapé et malade en Italie. Tandis que le frère de Rachid roule pour les Islamistes à Casa, Adil doit composer à Bologne avec leurs pressions. Très physique, Adil joue avec le feu. Il est comme le chien errant qu’il prend en laisse et appelle Bush : fougueux mais le cou lié. Quant à Rachid, il ne lui restera plus que la mélancolie comme refuge.
Adil et Rachid portent leur inquiétude comme une incertitude. Ils sont tous deux coincés. Ils sont les deux visages d’un même personnage tiraillé entre son ancrage traditionnel et son désir d’ailleurs. Ils voudraient forger leur destin avec leurs propres armes et prouver qu’ils en sont capables. Alors qu’ils se cherchent dans un monde qui se replie, les dogmes veulent leur imposer des limites et les enjoignent à fuir. C’est ainsi que Tu te souviens d’Adil ? poursuit le malaise, le spleen et la confusion de Réveil mais en élargit l’horizon aux deux rives de la Méditerranée.
Sous le soleil rien de nouveau : le désenchantement motive la quête de l’ailleurs et débouche sur la marginalisation et l’émigration. Nombre de cinéastes sont à l’image de leurs sujets, entre deux cultures, dans une errance valorisant leurs racines (« jusqu’à quelle profondeur s’enfoncent-elles ? », demande Mounir Fatmi) mais aussi l’individualisation à l’uvre dans les pays occidentaux tout en en rejetant les déviances individualistes au nom de leurs valeurs d’origine. Cette tension vers l’ailleurs est, comme le rejet de l’intégrisme, une récurrence plus ou moins affirmée. Une série de courts métrages la prennent comme thème. Le plus beau est incontestablement Les Beaux jours de la Tunisienne Meriem Riveill. Une grande poésie d’image et un immense respect du sujet se combinent dans un va-et-vient de la mémoire pour nous faire sentir ce qu’exil intérieur veut dire et combien évolue le lien avec son passé. L’émotion sourd de cette sensibilité, de cette attention aux objets chargés de souvenirs mais aussi et surtout de la sensualité que dégage le film en évoquant le désir qui avait motivé le départ avec l’homme choisi. On se noie dans l’exil, même quand c’est pour celle qui reste, la sur, qu’on avait peur. Mais la conscience de la mort fait que ce n’est pas un drame. Jouant sur l’intensité de la lumière tunisienne et l’impressionnisme de celle de Paris, le film ne les oppose jamais : il fait juste en sorte que l’une éclaire l’autre, pour que les beaux jours ne soient pas seulement ceux de l’enfance endiablée mais aussi la sérénité du crépuscule de la vie.
Nous avions déjà évoqué la qualité de Le Bal des suspendus du Marocain Azzam El Medhi (cf. article [n° 8221]), que reprend le Panorama. Ici encore une tension, un désir d’ailleurs et un ancrage que l’on ne veut pas renier. Une suspension, comme l’évoque le titre. Mais le drame de l’émigration clandestine des brûleurs et harragas est dans toutes les têtes, au point de provoquer la folie comme dans La jeune femme et l’instit du Marocain Mohamed Natif. Pour être réussi, un court métrage se doit d’être une idée assez forte pour évoquer le monde, c’est-à-dire dépasser les limites de son espace et de sa durée pour embrasser l’universel. Dans de telles limites, ce ne peut être que l’intériorité qui fait l’épaisseur des personnages et révèle leur complexité. Cet instituteur à qui une femme devenue folle d’avoir perdu son mari dans l’émigration demande de lui écrire des lettres d’amour se voit écrire celles qu’il aurait écrites à sa propre femme qui vient de mourir
« Le tombeau des morts est le cur des vivants », conclut ce réalisateur qui a perdu son propre frère entre la Tunisie et la Sicile.
Parfois, l’épure suffit. C’est le pari d’Anya de la Marocaine Bouchra Khalili où une réfugiée irakienne raconte le temps de l’exil. La caméra suit les rives du Bosphore, dans cette ville que cette femme a dû apprendre à connaître, à décoder, à s’approprier, longtemps femme de ménage illégale avant d’avoir un statut. Le minimalisme de l’installation mais aussi l’écho de ces architectures qui se dévoilent peu à peu amplifient la dimension terriblement humaine de son récit.
« La question des femmes, précise Denise Brahimi, a toujours passionné les cinémas maghrébins, soit parce qu’elles ont été juridiquement émancipées dès l’indépendance comme c’est le cas de la Tunisie, soit parce que cette émancipation devait faire partie d’un programme révolutionnaire comme en Algérie, soit parce que le monde féminin était particulièrement ignoré et écrasé comme au Maroc. » (p. 204) Aujourd’hui, c’est l’aspiration à l’amour qui domine, dans un contexte où le tabou intégriste sur la sexualité met son expression sous contrôle.
C’est dans cette tension que les deux amies de Dis-moi si tu sais (Goulili), sympathique 17’de l’Algérienne Sabrina Draoui discutent d’amour et de sexe au réveil avant d’aller en cours. Est-il impossible de concilier la prière et « vivre un peu » ? « Je suis libre mais je ne suis pas pute », dit finalement cette jeune femme qui ne fait qu’un en assumant ses contradictions. Mais si plus tard elle entrouvre un peu son corsage, on lui en fera la réflexion !
« Vierge à ta fenêtre pour être ta Valentine, vierge jamais elle n’en sortit » : voilà qui annonce la couleur de Choisir d’aimer, premier film du jeune acteur Rachid Hami (L’Esquive, Rois et Reines) qu’il interprète en compagnie d’excellents comédiens (Louis Garrel et Laïla Bekhti) et où Arnaud Desplechin est narrateur et conseiller au scénario. Pourtant, Choisir d’aimer traite de la difficulté d’aimer. Deux couples mixtes, l’un à Alger, l’autre en France, ne se disent pas tout, ont du mal à s’engager. Ils connaissent mal la culture et les contraintes de leur partenaire. Mais la difficulté est aussi l’environnement familial qui veut déterminer le devenir de leur enfant. Choisir d’aimer est ainsi à prendre à double sens. Classiquement tourné et un peu théâtral mais touchant, le film aligne des saynètes très ancrées dans le présent de la jeunesse actuelle. Il se situe du point de vue des jeunes, adopte leur langage et oppose la spontanéité de leurs rapports avec les manigances de leurs parents. La fin sur la douleur de la mère de Sarah n’en prend que plus de poids.
Outre le rap, Rachid Hami a choisi de donner épaisseur à son film avec une chanson de la chanteuse israélienne Chava Alberstein. Ce choix n’est pas neutre. Le conflit israélo-palestinien oblitère et pervertit la nécessaire réflexion sur la composante juive de la diversité maghrébine et sur les circonstances de son départ (cf. à ce propos Adieu mères de Mohammed Ismaïl, abordé dans notre compte-rendu du Fespaco [article n° 8467]). A ce titre, Mémoire d’une femme de Lassad Oueslati, que les JCC avaient placé en compétition vidéo, est courageux. Esther, issue d’une famille juive italienne, se convertit à l’islam et devient Hédia en se mariant au « bras droit » de Salah Ben Youssef, militant nationaliste qui s’opposera à Bourguiba. Son parcours est passionnant et révèle une femme volontaire et libre. Son fils, par contre, est déchiré entre ses origines juives et son impossibilité de les assumer en Tunisie. Frontal et très parlé, le documentaire aurait pu jouer de davantage de respirations mais il constitue un témoignage rare du courage des femmes.
A ce titre, J’ai tant aimé de Dalila Ennadre offre également un étonnant témoignage sur une femme marocaine qui fut engagée par l’armée française comme prostituée pour accompagner les soldats marocains durant la guerre d’Indochine. Le film est évidemment passionnant par ce qu’il révèle mais il l’est plus encore par le portrait qu’il offre d’une femme incroyablement vivante et sincère. « J’ai tant aimé que ça m’a fait des boutons sur le cur », dit-elle avant d’adopter une crudité de langage qui fait mal : « Seuls les Français savent faire l’amour ! Les Marocains apprennent à la télé mais ils n’arrivent pas au niveau ! » N’en montrant que les têtes au départ, le film se termine par les bustes nus des femmes des cartes postales coloniales.
Cet appel à davantage de délicatesse dans le rapport aux femmes est une dominante des films des réalisatrices maghrébines. La Tunisienne Sonia Chemkhi illustre ainsi très humainement cette aspiration à l’amour dans Borderline où deux êtres socialement marginalisés se rapprochent peu à peu. De même, dans le cinéma égyptien, Rasha, la bonne à tout faire de The Maid (Il Shaghala) de Heidi Saman, aspire à l’amour avec son ami. Confrontée à la tromperie de son patron, elle cherche une voie pour trouver sa place dans cette famille avec ses propres valeurs. Délicat, le film prend le temps d’une attention aux êtres et aux choses.
Du côté des réalisateurs de courts métrages, l’esbroufe est davantage recherchée. Il s’agit souvent d’amener un coup de théâtre emportant l’adhésion du spectateur. Ainsi, si Coup de cur du Tunisien Farès Naanaa (qui avait été remarqué pour Casting pour un mariage) met lui aussi en scène un homme amoureux, c’est d’une femme idéale qu’il n’ose aborder avant que le film ne s’inverse au final. Du coup de foudre hors contexte aux clichés du style « les femmes aiment les hommes qui sont sûrs d’eux », le film distille sans clairement la remettre en cause une vision bien conservatrice de l’amour. A cet égard, Double voix des Marocains Rachid Zaki et Driss Roukhe amène une interrogation vivifiante : ils mettent en scène les difficultés de communication d’un couple marié qui s’écrit finalement des mots pour se dire les choses. S’il se veut divertissant par la tension qu’il instaure avec l’énigme des messages, le film replace la relation de couple dans une dynamique ouverte face au piège de la routine.
Il conviendrait ici de rappeler combien Mascarades de l’Algérien Lyes Salem travaille lui aussi la question du respect des femmes (cf. notre critique [n° 8106]). En définitive, l’aspiration à l’amour s’exprime aujourd’hui sans poser de rapports de force mais elle aussi dans le cadre d’une individuation lucide, soucieuse de ne pas renier ses racines.
Ce souci d’ancrage reste une permanence dans le double contexte de l’incompréhension du monde arabe et d’une mondialisation laminant les cultures, mais les cinéastes en profitent pour interroger le rapport aux coutumes et aux croyances. Cela passe dans Le Poisson noyé du Tunisien Malik Amara par une féroce dérision. Un poissonnier que tout le monde déteste pour son avarice meurt et renaît à plusieurs reprises. Face à la superstition qui se développe et dont il profite, tout le village tombe d’accord pour l’enterrer pour de bon ! Ghanem Ghaouar n’a pas la même maîtrise ni la même légèreté dans Le Fossoyeur, lequel est amoureux d’une jeune femme dans un village du sud tunisien. Les notables lui refusent le mariage sous prétexte d’une incompatibilité avec son métier, qui se transmet de génération en génération. Ce fossoyeur d’âge mûr qui veut vivre et prendre femme fait alors du cimetière un espace de vie
Lorsque le jeune Lazhar, qui vient de s’acheter une paire d’Adidas vertes avec sa première paye, va à la mosquée, il ne les retrouve plus à la sortie. Désespéré, il les cherche partout jusqu’à les retrouver aux pieds d’un homme inquiétant… Avec sa trouvaille finale, Lazhar du Tunisien Bahri Ben Yahmed est une jolie réussite de court métrage ancré dans la réalité maghrébine. Il fait partie de la série « 10 courts, 10 regards » régulièrement produite par Ibrahim Letaïef qui favorise ainsi l’émergence de nouveaux réalisateurs.
Parmi les confirmés, Mourad Ben Cheikh développe une écriture à contre-courant, littéraire et esthétisante. Il situe Une saison entre enfer et paradis (14′) dans le huis clos d’un bistrot baigné de lumières ocres. Un professeur de littérature arabe passe ses soirées à se saouler en corrigeant ses copies, évoquant les poètes d’antan. Avec l’Epitre du pardon écrite il y a mille ans par le poète El Maari, il revit avec la serveuse l’entrée du poète en paradis tandis que le patron du bistrot devient le diable. La joute littéraire dans cette atmosphère monochrome et le mélange des genres entre comédie tirant sur le burlesque et drame créent une atmosphère diaphane, mais la flageolante tentative d’Ahmed Hefiane d’incarner l’ivresse durant un bon quart d’heure plombe le film. On se détourne alors de ce qu’il porte, cette angoisse du poète entre ange et démon, cette interrogation sur l’avenir à la lumière du présent vécu comme un échec, semblable à celle de Rimbaud dans Une saison en enfer.
« Etre là même si vous ne me voyez pas », disait Khalil Joreige, qui ajoutait que « même en tournant ailleurs, il y a un ton arabe dans nos films ». L’Année de l’Algérie de May Bouhada, présenté au Panorama, a une belle et émouvante façon d’y répondre. De jeunes acteurs maghrébins se présentent au casting d’un film historique algérien en France. On les veut « typés » mais ils répondent que ce n’est pas une marque de camembert ! Le réalisateur qui se plaint de ne pas trouver de vrais Arabes sera finalement saisi par ceux qui le sont le moins
C’est dans ce type de ruptures que le cinéma émeut, lorsqu’il contre les idées reçues et les fixations identitaires pour ouvrir les portes d’un imaginaire débarrassé de ce qui l’enferme pour être en prise sur le monde.
Documenter les résistances, faire sauter les verrous, oser de nouvelles représentations de soi, déjouer le contrôle grandissant des intégristes, appeler au respect des femmes seraient ainsi les tendances actuelles des cinémas du Maghreb. Ils le font dans la même tension qu’éprouve leur public jeune : l’il vissé sur l’individuation à l’uvre dans le monde et notamment dans les démocraties occidentales qui deviennent ainsi un ailleurs désirable, et les tripes liées à ce qu’ils valorisent dans leur propre culture. L’enjeu est bien sûr l’articulation d’un libre choix respectueux de cet ancrage et qui débouche davantage sur une revendication locale qu’une invite à l’émigration.
Mais dès qu’ils tentent d’en cerner les contours, ils sont confrontés au piège de la critique : face au danger intégriste, il leur est délicat de déstabiliser les pouvoirs en place, ceux-là même qu’il faut faire bouger pour que les choses évoluent. Le social n’est plus un sujet. Par contre, les cinéastes interrogent l’adéquation entre la vie intérieure de leurs personnages et la réalité de leur société.
Soucieux de connecter avec un public jeune mais aussi d’en exprimer les aspirations, nombre de réalisateurs, notamment dans le court métrage, reprennent les codes esthétiques télévisuels ou publicitaires. Clins d’il ou détournements permettant de les démystifier ? Le danger est une américanisation dans le sens d’un cinéma qui, à l’instar des tendances mercantiles à l’uvre à Hollywood, ôte la parole au spectateur pour en faire un consommateur de faux-semblant, dans un cinéma d’apparence plutôt que d’illusion, et d’uvrer ainsi à la déréalisation du monde.
La vigilance critique est ainsi plus nécessaire que jamais, alors même qu’avec la progressive disparition des ciné-clubs et l’absence d’uvres du répertoire à la télévision, le public a de moins en moins accès aux films qui contribuent à structurer son appartenance culturelle. Car comme le conclut si justement Denise Brahimi (p.210) : « La conscience du spécifique ne peut venir que d’une comparaison implicite, qui elle-même n’est rendue possible que par la culture – ou plutôt qui est, elle-même, une des formes de ce qu’on appelle la culture ».
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