Gaston-Paul Effa : qu’est-ce qu’être africain ?

Phase critique 17

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Je ne suis rien que cela : la trace en moi de ma vie passée.
Gaston-Paul Effa.

L’année dernière, je projetais de reprendre ma chronique avec Nous, enfants de la tradition du Camerounais Gaston-Paul Effa. Mais c’était sans compter avec 2008, qui fut l’année de toutes les surcharges. Je dois reconnaître que lorsque l’occasion m’était offerte de me pencher sur ce roman, je butais invariablement sur son titre. Je me souviens de l’avoir rectifié plus d’une fois, le réintitulant de la sorte : Nous autres. Le Russe Zamiatine avait déjà donné ce nom à l’un de ses plus célèbres romans et, cette année même, Stéphane Audeguy, aux éditions Gallimard, s’en était approprié. C’est dire sa fécondité, sa souplesse.
Si j’ai eu l’outrecuidance de réécrire – en pensée, tout au moins – celui de Gaston-Paul Effa, c’est à cause de l’insistance que celui-ci affiche de façon excessive. Pourtant, lorsqu’on lit l’ouvrage, rien ne colle tant à son propos que cette forme d’accentuation, tout compte fait, légère. Cela qui jure sur la couverture se révèle d’une justesse à toute épreuve sous la couverture. Ce paradoxe n’a pas cessé de me surprendre tout au long de ma lecture. J’avoue n’avoir pas encore su lui trouver une explication satisfaisante.
Le second paradoxe de Nous, enfants de la tradition, c’est le drame bien connu des cadres africains en exil, contraints qu’ils le sont, dans leur quasi-totalité, à envoyer des mandats toutes les fins de mois à une nombreuse et insatiable famille. Dire que Gaston-Paul Effa aborde frontalement le problème, c’est négliger l’essentiel : le poème d’une enfance narrée comme un récit des origines, le poème d’une prose amoureusement concertée, qui perle à chaque syllabe et, par là, inscrit d’emblée l’auteur au nombre des grands précieux que sont Valéry et Rilke, Virginia Woolf et Robert Walser. Je dois ajouter deux autres noms qu’on n’attend pas à ce registre : Senghor et Césaire, les deux grands précieux que nous ayons jamais eus. D’ailleurs cela crève tellement les yeux en ce qui concerne Césaire. Nous avons fait de lui un poète révolutionnaire – et le poète révolutionnaire dédaigne les afféteries bourgeoises… Et pourtant. La sensibilité à laquelle se rattache Gaston-Paul Effa est certainement celle qui avait été inaugurée par V.Y. Mudimbe (1), au quadruple sens de l’aveu autobiographique, poétique, théologique et philosophique. Si je devais reconnaître là une veine, une voie, une « tradition », Gaston-Paul Effa en serait sans conteste le prince.
Son écriture est l’une des rares dans la création africaine d’aujourd’hui qui parte toujours du fonds intime pour composer des récits d’une singularité rare. S’il s’était agi d’écrivains français, on aurait volontiers parlé d’autofiction. Ossele, le narrateur, (ce nom signifie « âne », c’est le prénom des enfants qui naissent un mardi chez les Fang) est ingénieur. Originaire du Cameroun, c’est un brillant sujet de l’École des Mines de Paris. Il s’est marié à une Alsacienne, professeure agrégée. Elle s’appelle Hélène. Ils ont deux enfants. Leur ménage avait tout pour filer le parfait bonheur si Ossele n’envoyait pas les trois-quarts de son salaire à ses parents au Cameroun. Hélène craquera, ils se sépareront.
Ossele est l’aîné de la famille et, à ce titre, doit aider tout le monde sans émettre la moindre plainte. Un âne obéit. À lire le romancier, on se demande bien quels philosophes ont pu forger pour les Fang une pensée aussi sadique. Un âne obéit : il faut être dénué de tout sens d’observation pour affirmer cela. L’appliquer à l’homme, c’est courir à un échec certain – le même que l’âne manifeste régulièrement en refusant d’avancer. Or, pour l’aîné de la famille, en cas de désobéissance, la tradition n’a pas d’autres recours que la menace de mort. L’inhumanité de cette correction fait froid dans le dos, car elle est la négation de la liberté. De même le chantage auquel Ossele est soumis de la part de ses parents. Sa mère l’appelle pour qu’il envoie de l’argent pour des banalités du genre : payer un barbier pour qu’il vienne à domicile raser son père, lequel n’est pas malade, qu’on se le dise ! Et puis, il y a l’argent pour la nourriture du mois, pour les enterrements d’une tante, et encore une autre tante. Il y a le soutien des uns, l’honneur des autres. Ossele, c’est la banque du Cameroun.
Ce que Gaston-Paul Effa peint d’un tableau à l’autre, d’un paragraphe à l’autre et d’une phrase à l’autre, ce ne sont pas seulement les travers de la tradition. Plus que dans ses précédents ouvrages, le romancier revisite ici une veine qui lui est chère : son enfance. Il est de ceux qui ont eu une et qui aiment à la rappeler, en la saluant avec la rosée du matin, comme si un bonze, dans un jardin japonais, se mettait à écrire sous un lotus bleu. C’est ainsi qu’il enchante la prose et les faits, la France et l’Afrique, la modernité et la tradition. L’initiation, la vie conventuelle (car Ossele est passé par le couvent avant de devenir ingénieur), les obligations familiales, Gaston-Paul Effa les analyse comme la trace en lui et nous des valeurs qui nous ont fondé, lesquelles nous « tiennent », dictent nos comportements sans que nous ayons à nous en demander raison. Cet écrivain est un amoureux authentique de sa prime jeunesse. Il a beaucoup donné de lui-même à son personnage. Aussi le chantage des parents de ce dernier ne pouvait à terme que le rebeller. C’est en effet un sujet de scandale pour un enfant que de voir des êtres chers devenir – par pur égoïsme et par pure haine de soi – des mendiants et des profiteurs sans scrupule. Où est passé l’amour ? Où, la tendresse africaine ?
Pour cette famille indigne (c’est aussi le terme qu’emploie Hélène à l’égard d’Ossele), l’antihéros de Nous, enfants de la tradition va sacrifier sa femme et ses enfants. Par la suite, il perdra son emploi, survivra pendant un temps au sein d’un foyer Sonacotra, dans la dépression et la maladie, avec des travailleurs africains semi-lettrés et trafiquants à la petite semaine. Ossele connaîtra la déchéance. Sa famille camerounaise n’en aura cure ; elle a besoin d’argent, dut-il crever.
C’est en touchant le fond que son âme s’émancipe. Ossele remonte peu à peu de son enfer, plus fier que jamais de se sentir enfant de la tradition, quand bien même il n’envoie plus d’argent à ses parents, ne se soucie plus de leur devenir. Il a retrouvé du travail et la santé. Il vient d’emménager dans un studio où il redécouvre la joie de recevoir et de jouer avec ses enfants les week-ends et les congés scolaires. Hélène, on le sent, se remettrait volontiers avec lui, mais c’est l’aspect du roman qu’Effa n’écrit pas. Il lui importait seulement de nous faire toucher du doigt la liberté du protagoniste, la liberté de l’Africain réputé être un éternel adolescent.
Raconter de la sorte, le roman dérobe une part de sa profondeur. Nous, enfants de la tradition est en fait construit en réponse (ou en dialogue) à l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Si leur économie narrative diffère, l’initiation (ou ses variantes) est au cœur de ces deux ouvrages, qui fait d’Ossele et de Samba Diallo deux splendides incompris. Tandis que le héros peul meurt, assassiné, Gaston-Paul Effa sauve le sien pour la simple raison que celui-ci ne revient pas au pays. Ossele se perd en ville (Strasbourg) et en France, et l’une et l’autre lui offrent une urbanité qui « recharge » ses forces, lui donnant accès à la liberté individuelle, donc à une vie nouvelle. Tradition et liberté, telle est la grande trouvaille de Gaston-Paul Effa. C’est ce qui manquait à Cheikh Hamidou Kane dans les années 60 – comme au système de pensée de ces années-là. Samba Diallo se fait assassiner, Wangrin (2) meurt dans un caniveau – la tradition est incapable d’ouvrir ses portes à la vie, dont c’est pourtant la mission.
Est-ce pour cette raison que le roman d’Effa, contrairement à l’Aventure ambiguë et L’étranger destin de Wangrin se fait remarquer par son absence de structure chronologique ? Ce n’est pas un récit du temps ou, plutôt, c’est le récit du temps empilé. Il importe avant tout pour l’auteur que les sensations nous donnent le sentiment d’être. Ce rescapé du couvent a pratiqué son Rancé à la manière de Chateaubriand. À chaque page, c’est De Profundis. Aussi l’écriture accumule-t-elle les échos, si bien que le temps coule sans couler : il coagule et, par là, nous rend poreux à l’indicible. Laissons le dernier mot à l’auteur qui, de fait, a triomphé de façon sereine de tous les paradoxes auxquels j’ai butés à travers ce livre : « Et j’entends une voix en moi me dire que, quoi que je fasse, je me tiens à la frontière ».

1. Cf. Entre les eaux, roman, 1972, Shaba II, roman, 1983, roman, tous deux aux éditions Présence africaine, Paris, Cheminements, journal, 2006, Montréal, éditions Humanitas et Les Corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, autobiographie, Montréal-Paris, Humanitas-Présence africaine, 1994 : j’en avais rendu compte dans ma précédente chronique.
2. Cf. Amidou Hampâté Bâ, L’étrange destin de Wangrin, Paris, 10/18.
Gaston-Paul Effa, Nous, enfants de la tradition, roman, Paris, Anne Carrière, 2008, 166 pages, 17 €.///Article N° : 8628

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