Comment filmer le génocide ?

Réflexion d'un chef opérateur

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L’homme à la caméra est confronté à la représentation. Le film l’expose lorsqu’il enregistre une vision du monde où la rationalité est bousculée par des croyances. De fait, il prend conscience du poids du pressenti, du ressenti et des visions prémonitoires et en libère une suite d’images. Cette vision du réel draine son imaginaire, fait aboutir le film à une transcription d’images tout autant réelles.
Le support film s’affronte à la problématique du signifiant de la mort. Le film n’a pas fonction d’immortaliser la vie mais de la faire perdurer. Quand les gens s’exposent devant la caméra, ils savent que leur image va être diffusée et sauvegardée, ce qui les amène, de façon volontaire, à montrer d’eux une image positive. La vie qui s’en dégage ne peut être que la représentation d’un idéal, que chacun porte, au-delà de sa propre mort.
Lorsque les morts se présentent devant la caméra, alors se trouve posé le paradoxe d’immortaliser la mort : rendre ces morts plus morts qu’ils ne sont, leur rendre la vie afin de les faire exister en tant qu’être et non plus en tant qu’absence d’être. Ressusciter ces morts parmi les morts afin de les réhabiliter en tant que morts aux yeux des survivants. Car la mort, au présent, fait toujours référence à l’avant mort, un passé, et l’après mort, un futur. Le présent se construit ainsi prenant ces deux paramètres pour référents. La mort violente est inachevée. Le poids d’avoir survécu, la vie intimement liée à la notion d’arbitraire, est d’autant plus difficile à admettre que les corps morts ont été interrompus dans les mouvements mêmes de la vie. Cet arrêt impromptu de la vie défie ainsi la mort. La peau collée au squelette souligne l’immobilité du mouvement en le momifiant dans l’horreur. Ces corps deviennent pour les vivants un miroir à multiples facettes : ils interpellent sur la violence de l’agresseur, sur la victime face à soi, sur soi face aux rescapés. Images de notre propre impuissance face à la mort. Exposer ces corps, c’est montrer la morphologie de la mort, la matérialiser. Objets, objets de curiosité élevés au rang de monument. Monument à la mémoire ou à la culpabilité. Monument de propagande. D’un état de victime à la victime d’un Etat.
Si l’empreinte des vivants transite par celle des morts, celle des morts imprègne celle des vivants. C’est parce que les gens vivent et meurent en laissant de leur passage une trace, un souvenir, que les images, se superposant à cette empreinte, vont montrer ce qui n’est pas visible par le truchement du visible. Si la vision de l’amas des cadavres, de corps morcelés, ne peut qu’interpeller le regard, l’axe de la vision peut être désorienté par un désordre apparent : l’inconscient intervient dans la réaction de l’oeil à ce qu’il voit. Au point où il n’est plus concevable de montrer cette réalité de façon objective, une image sert alors de relais, représentation et non reconstitution. Il existe toujours une image au-delà de la figuration, qui puise dans le symbole. Le symbole apparaît au moment où la représentation du réel converse avec l’imaginaire. Lorsqu’un homme décide de déposer le corps de son frère dans un cercueil afin de l’extraire au regard des autres, il tente, par ce geste, de le différencier des autres morts, d’en gommer l’anonymat propre au massacre, de lui rendre son identité.

///Article N° : 1469

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