La référence du sous-titre à Joseph Conrad (Au cur des ténèbres) et surtout son dépassement est essentielle pour comprendre la démarche de ce documentariste réputé qui présente là son quatrième film réalisé au Congo après en avoir exploré les dérives politiques dans Zaïre, le cycle du serpent, rencontré Les Derniers colons, et surtout explicité dans Mobutu, roi du Zaïre les arcanes imaginaires de la dictature mobutiste. Tel le Marlow de Au cur des ténèbres fasciné par un Kurtz inatteignable, Thierry Michel semble poursuivre le spectre de Mobutu de film en film. Cependant, s’il se réfère à Conrad, ce n’est pas pour faire un Apocalypse Now mais plutôt pour en conserver la violente charge contre la colonisation et la relativité de nos repères lorsqu’on observe l’Afrique. En remontant le fleuve Congo, il reste ancré dans la réalité tout en fondant sa démarche documentaire dans la déconstruction du mythe africain. Il démarre ainsi son film avec un extrait de Stanley and Livingston (Henri King, 1939) où Spencer Tracy incarne le reporter Henry Stanley envoyé par son rédacteur en chef suivre les pas de David Livingston dans les ténèbres de l’Afrique. Il ne cessera ensuite de rappeler au fur et à mesure des escales par des images d’archives coloniales (notamment extraits des films de Gérard de Boe et d’André Cauvin) les dures réalités qui fondent le chaos actuel. En suivant jusqu’à sa source, petite résurgence dans un étang perdu, ce fleuve serpent de 4320 km « qui est beaucoup plus que le fracas de ses flots », il cherche à aller « au plus profond de la mémoire et du destin de l’Afrique ».
Ambitieux et délicat programme, tant la référence au mythe risque de tordre la réalité dans les distorsions de la fascination. Pour éviter ce possible travers dont il est bien conscient, il prend moult précautions, comme de commencer par une visite aux chefs coutumiers : celui qui introduit le voyage là où le fleuve se jette dans la mer fait référence aux secrets des dieux mais replace le mythe au niveau africain et non dans une vision ethnocentrique. Ses références sont bien à lui, non celles du réalisateur. C’est cette plongée qui permet à Thierry Michel d’éviter les écueils. Le voilà embarqué avec son équipe sur un véritable village flottant, plein de couleurs et de fumées, quatre barges réunies devant un bateau poussant, où chacun s’installe vaille que vaille avec animaux et cuisine pour affronter les 1734 km navigables entre Kisangani et Kinshasa. Comme les haleurs du Bateau ivre de Rimbaud, les guetteurs rythment la vie : sans cesse ils sondent la profondeur pour éviter l’ensablement, un danger bien réel qui bloque d’autres barges-villages durant des mois. Comme sur un navire, le devenir des passagers dépend des qualités du capitaine et celui qu’a choisi Thierry Michel a bien les choses en main.
Il est bien sûr tentant de saisir des anecdotes comme l’achat d’un singe et sa cuisson, mais ce genre de détails n’envahissent pas le film. La rencontre avec un commissaire fluvial qui s’installe comme les autres sur les barges pour accompagner sa femme malade vers la ville où elle pourra être soignée est l’occasion de signaler que ce sont encore les codes de l’époque coloniale qui sont utilisés pour la navigation. Le fleuve est comme le pays : il n’a ni balises ni cartes actualisées, chacun doit se débrouiller avec ses propres croquis, sa propre expérience pour y trouver sa voie. La mémoire prend des rides, le savoir tombe en poussière, comme ces 150 000 échantillons végétaux de l’université de Yangambi qui ne sont plus gardés que par un vieux professeur solitaire qui ne peut que contempler leur lente détérioration.
Entièrement reconstruit pour servir une dramaturgie remontant de l’embouchure à la source, le film multiplie les plans, accélère la succession des images pour rendre compte de l’intensité de l’activité humaine, mais il s’arrête aussi aux accents de la musique de Lokua Kanza sur le calme des eaux ou laisse doucement progresser le bateau pour rendre compte de l’écoulement du temps. Aux escales, des tracasseries administratives à l’arnaque des prédicateurs promettant la puissance aux plus offrants, un portrait du Congo se dresse peu à peu où les morbides naufrages ne donnent qu’une pâle idée du gâchis humain. Les sujets se succèdent sans qu’on ait le temps de s’y arrêter puisque ce ne sont que des escales, et le film s’épuise un peu dans ce monde de transit forcément éphémère où rien ne peut être vraiment approfondi. De la mouche tsé-tsé au déchaînement des orages, des chants patriotiques des militaires en pirogue aux guerriers maï-maï en passant par le château inachevé de Mobutu que la forêt se réapproprie comme un temple désacralisé, on feuillette ce carnet de voyage comme un album de photos.
Pourtant, lorsqu’il faut contourner les rapides par les terres pour continuer la progression, et que l’on rencontre ces hommes qui suent à rénover sur 125 km la voie de ce chemin de fer arrêté depuis six ans depuis les pillages de 90-91 et par la guerre, c’est l’extraordinaire courage d’un peuple qui nous est révélée, un peuple qui prend sa survie en mains et trouve on ne sait où l’énergie de se définir un avenir. Tout s’éclaire alors : c’est cette appréhension-là qui dépasse le mythe, et c’est aussi de cela que rend compte Congo River, ces passages éclairant les autres pour ne plus former, reliés par le fleuve, qu’une seule et même appréhension d’un pays à la dérive mais debout.
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