Un film ancré dans la réalité algérienne

Entretien d'Olivier Barlet avec Mohamed Chouikh à propos de Douar de femmes

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Rencontré à deux reprises, à Namur et à Apt, les réponses de Mohammed Chouikh sur son film « Douar de femmes ».

On voit apparaître beaucoup de Chouikh au générique. Est-ce un film de famille ?
Ma femme Yamina (qui avait réalisé le film Rachida) l’a produit et l’a monté. Une de mes filles joue dans le film et une autre est première assistante. Maintenant que nous sommes en économie de marché, le cinéma d’Etat c’est du passé : il faut se débrouiller avec les moyens du bord.
La situation du film est-elle réelle ?
C’est un fait divers qui avait attiré mon attention : pour aller travailler les champs, les hommes laissaient des armes aux femmes pour qu’elles puissent se défendre. C’est une caricature réaliste : les situations étaient inimaginables. Il nous faut témoigner de ces réalités, dans une esthétique de l’urgence. Le film est entièrement tourné en décors naturels.
Les deux vieillards sont-ils des acteurs professionnels ?
Ce sont de vieux acteurs, un peu oubliés en raison des événements. Nous avons aussi mobilisé les vieux du village. Le problème était d’harmoniser entre les acteurs qui en font un peu trop et les non-professionnels qui sont justes en ne faisant rien.
Quelle a été l’implication de l’Etat algérien ?
Un fonds du ministère de la Culture attribue un soutien à tout scénario accepté par la commission. La gendarmerie nationale s’est également impliquée : plutôt que de me laisser prendre des figurants mal habillés par manque de moyens, elle a préféré fournir véhicules et troupes.
Le village semble apparaître comme un microcosme harcelé, sans soutien extérieur : est-ce ainsi que vous est apparue l’Algérie durant ces années terribles ?
Oui, mais aussi parce qu’on ne pouvait protéger tout le monde. Il y a eu des endroits protégés, d’autres moins et d’autres pas du tout. On avait enlevé leurs fusils aux habitants, aux paysans. Moi je suis contre les fusils, mais ils n’avaient rien pour se défendre. C’était une période où la population était prise entre l’enclume et le marteau. On sait qui est terroriste et je ne veux pas faire d’amalgame, mais c’était une période où ça tirait de partout. Les gens ne savaient pas à qui se vouer, les institutions étaient débordées. Ils étaient isolés, sur le plan national et surtout sur le plan international. L’Algérie a ainsi un peu vécu comme ce douar isolé, sans communication. On était sous embargo. On était livré à des politiques, à des situations dramatiques, aux terrorismes, à des répressions. Ce film est donc à l’image de ce qu’ont vécu les Algériens. On ne vient les voir dans le village que lorsqu’on a besoin de leurs voix. Sinon cela reste un village enclavé, dans un environnement hostile. Ce qui m’intéressait était le fait d’armer ces femmes qui ne savent pas tirer, qui ne sont pas des amazones. Les patriarches sont en quelque sorte les représentants de l’intemporel, chargés de surveiller ces femmes, en l’absence des hommes…
Le film développe un humour assez corrosif.
Oui, parce que l’histoire est comique. La situation de l’Algérie est burlesque. C’était une façon de se préserver du drame. On racontait des anecdotes folles pendant cette période. C’était une façon de tenir le coup. Les gens riaient. On voyait des cortèges de mariage croiser les enterrements. On rit parce que c’est anormal. Et puis les machistes sont partis et cela laisse naître de petits sentiments, des scènes d’amour innocentes. Une vie commence à s’épanouir. Comme ce garçon qui arrive, un musicien et qui finalement fait du business en achetant des ânes. C’est une réalité les ânes à Alger : les camions ne peuvent pas emprunter les escaliers, et ça pose un problème d’ordures. Chacun essaye de trouver son petit commerce, pour s’en sortir. Nous sommes passés à l’économie de marché ! Il y a bien sûr aussi le terroriste, le repenti, qui parlent et qui expliquent même si ça gêne certains. Mais je voulais que quelqu’un parle. Il y a ceux qui sont ridicules, ceux qui sont sanguinaires. Je fais quand même une différence entre ces deux tendances.
Aviez-vous l’impression d’un embourbement qui pouvait durer très longtemps ?
On a connu des chutes de tension ! Cela a commencé avec une telle violence qu’on a vite touché le fond. On attendait de pouvoir remonter. On se disait que ça ne pouvait pas être pire. On était tétanisé, figé, et on tenait le coup. Ce n’était pas une question de courage. Etait-ce de la folie ou de l’inconscience ? On se disait que c’était un orage qui allait passer. Et à chaque fois que ça se calmait, on respirait. Dès qu’il y avait des négociations quelque part, ça repartait. On essayait d’analyser tout ça. Les femmes sortaient dans les rues pendant que les hommes ou les démocrates étaient cachés ou n’osaient pas. D’où la phrase du film : « Laissez les hommes ». C’est une réalité algérienne. Les femmes ont donné une leçon aux hommes, avec leurs moyens.
Bon maintenant ça va beaucoup mieux. Il reste encore des poches de résistance autour d’Alger, mais les gens se rendent pratiquement tous les jours. On se sent mieux. Les compagnies aériennes ont repris leurs vols et il y a beaucoup d’étrangers dans les rues. Les gens sortent la nuit et rentrent à 4 h du matin.
Quel rôle joue le personnage de la folle ? Une conscience, un miroir ?
Elle est le résultat d’une violence. Quand elle dit : « Vous êtes venus pour violer, je suis là », cela veut dire qu’elle a été violée. Elle a dû voir la mort pour errer ainsi dans les cimetières avec son chiffon rouge, comme ensanglanté. Il y a des personnages comme ça. Il y a en avait même qui sortaient dans les rues avec des drapeaux. Il y a aussi la femme en noire, qui elle va se venger, qui a vu aussi son fils. Il y a aussi l’héroïne qui raconte son drame. Si on rassemble ce que chacun raconte, cela en fait des boucheries ! Mais je gardais aussi ça au niveau des sentiments. Au niveau de cette fille qu’on trouve morte avec cette tête. C’était comme ça : du jour au lendemain, on pouvait trouver quelqu’un qui avait été kidnappé. Je ne sais pas si cette folle est une conscience, mais au moins est-ce une mémoire.
Elle est témoin pour l’Histoire ?
Oui.
Le film me rappelait celui de Rachida Krim, « Sous les pieds des femmes », sur ces femmes de la guerre d’Algérie qui s’étaient émancipées en participant au combat, et qui n’ont pas obtenu la reconnaissance de leurs droits. Le final de votre film est très clair à cet égard. Pour servir des changements à ce niveau dans la société future ?
Oui, je l’espère. Je n’ai pas fait le rapprochement avec le film de Rachida Krim, mais j’avais déjà un peu traité ce thème dans Youssef, où cette femme combattant son amour, dit : »La seule raclée que j’ai eue, c’est le mari après l’indépendance. » Il y a eu régression. Ici, ce ne sont pas des femmes combattantes mais des paysannes qui prennent leur destin en mains, parce que plongées dans des situations inattendues. Et ces femmes sauvent leurs époux. D’où la prise de conscience des vieillards. Je voulais qu’elle se fasse parmi les plus virulents. Et ces femmes défendent aussi leur corps, leur propre espace.
Les musiques sont magnifiques.
Oui, le musicien, c’est l’acteur qui joue le mari avec les chaussures dans La Citadelle. Ce n’est pas un acteur, c’est un véritable musicien, Khaled Barkat, un chanteur. Je lui ai beaucoup fait travailler ses musiques pour qu’elles correspondent au film. Comme il a vécu en Espagne, il a en lui ce mélange andalou et maghrébin. C’est un homme très sensible. On a fait ça à Alger dans de petits studios. La voix est celle d’une chanteuse que je ne connaissais pas, parmi des gens qui sont venus faire le chœur. Et on a fait un disque.
Le repenti est repris dans le village d’une manière un peu rapide. Je me demandais si c’est la réalité.
Oui, non seulement il est accepté dans le village, mais parfois les villageois sont complices. Il dit qu’il a pris les armes à cause d’une injustice. S’il n’y avait pas eu complicité populaire, il n’y aurait pas eu terrorisme. Chaque village avait son complice. A la limite, les autres étaient des étrangers. A partir du moment où quelqu’un vient se repentir, il est accepté automatiquement, même sur le plan national. Les gens ne l’acceptent pas de pleine joie mais il faut faire avec. Mon personnage central féminin lui dit que même si un océan coule de ses yeux, elle ne lui fait pas confiance. Dans le film, je ne voulais pas en faire un conflit. Parce que les gens qui se repentissent ont généralement pris des contacts avant de revenir, avec la famille, la gendarmerie. On sait qu’ils vont revenir.
Cela signifie-t-il une impunité généralisée ?
Je ne dirais pas le mot. Les gens ont accepté la réconciliation pou que ça s’arrête. Même des gens dont les enfants ont été tués par les terroristes. C’est le débat en cours : Amnesty international parle effectivement d’impunité. Il faut juger les gens. On n’a pas le même dispositif qu’en Afrique du Sud. C’est là aussi une réalité algérienne.
Il y a un côté très parlé dans le film.
Oui, chez les hommes.
Est-ce une référence à une forme de théâtre populaire ?
Non, ce n’est pas une source théâtrale. Je n’ai pas théâtralisé, au contraire : les comédiens sont justes dans leurs dialogues, je faisais attention. Là où il y a eu une théâtralisation, c’est dans le discours des vieillards, parce qu’ils utilisent les textes du Coran. Chaque fois qu’ils parlent, c’est au nom de versets coraniques. Les vieux parlent comme des moralisateurs. Cette exagération est commune.
Quelle est maintenant votre perspective ?
Je travaille sur un sujet assez lourd. J’en ai marre de faire de l’esthétique d’urgence et de travailler à des vitesses folles. Je voudrais traiter de la période qui suit la chute de Grenade (en 1492, le dernier royaume des Arabes). Un jeune interprète à la cour va s’exiler en même temps que la famille royale dans le sud de l’Espagne puis vers le Maroc. Il a un ami juif, sa mère est chrétienne et son père musulman. C’est une histoire sur seize années, une page d’Histoire, les conflits jusqu’à la mort de Barbe Rousse. C’est une histoire humaine, une histoire d’amour.

///Article N° : 4071

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