De tout temps, l’enfermement a servi de prétexte à raconter des histoires. Quand les corps sont emprisonnés, la parole et la narration apparaissent comme une fenêtre vers l’extérieur, vers la vie, vers la liberté. C’est ce qu’affirment, chacun à leur façon, Tanella Boni, John Edgar Wideman et Chimamanda Ngozi Adichie.
» J’ai vécu le début de ce fait divers. J’ai du mal à raconter comment cela s’est passé. J’ai retenu quelques flashs qui traversent encore ma mémoire. J’essaie de faire un effort pour me rappeler. Je ne sais pas si je vais y arriver. »
Matins de couvre-feu, troisième roman de Tanella Boni, est un immense effort de mémoire. La narratrice, une patronne de restaurant assignée à résidence dans une ville sous le couvre-feu, n’a d’autre occupation que de fouiller dans sa mémoire pour tenter de reconstituer son histoire. Est-ce une façon de réaffirmer son identité, pour ne pas sombrer dans la folie qui semble s’être emparée du monde autour ?
Ainsi vont les matins et les nuits de couvre-feu, qui s’ouvrent comme des tiroirs sur des souvenirs enfouis, sur les zones d’ombre de l’histoire familiale. La narratrice se glisse dans la peau de ses parents, dévoilant des destins individuels là où les Anges protecteurs qui gouvernent le pays ne voudraient voir qu’une histoire » nationale » commune, faite de vérités simplifiées. Le lecteur se promène dans ce labyrinthe et découvre une histoire de métissages, de rencontres improbables, de liens tissés en dépit des barrières instaurées, en pied de nez aux discours officiels.
Le métissage est aussi le socle de Damballah, roman familial de John Edgar Wideman. Née de l’union d’une esclave évadée et du fils de son maître, la dynastie s’est construite au fil des années, peuplant le quartier de Homewood, dans la ville de Pittsburgh. C’est ici qu’a grandi l’auteur. Dans ses romans, il transforme en un lieu mythique ce ghetto pauvre et violent, régi par la loi des dealers et des policiers blancs. Même s’il n’y vit plus depuis de longues années, Homewood l’habite, lui et son univers romanesque, rappelant que la mémoire de ce quartier vibre d’histoires inoubliables, de destins tragiques, de personnages à la carrure de héros d’épopée.
C’est cette mémoire que Wideman convoque dans Damballah. Il la conte à son frère Robby, condamné à perpétuité pour meurtre. Les voix invoquées par l’auteur se succèdent en une puissante polyphonie, caractéristique des romans de Wideman.
Comme chez Boni, le passé fait écho au présent. Mais là où Matins de couvre-feu s’en sert pour tordre le cou aux vérités toutes faites, Damballah semble insinuer que le tragique ne peut que se répéter d’une génération à une autre, comme une malédiction à laquelle on n’échappe pas. L’esclavage jadis, la prison aujourd’hui est-ce le destin immuable des Noirs en Amérique ?
Dans L’hibiscus pourpre, la prison prend la forme de la maison familiale. À tout juste quinze ans, Kambili vit dans la terreur constante de la colère paternelle. Le père, riche notable et militant des droits de l’homme, fait figure de combattant pour la liberté de la presse, admiré pour son courage, adulé pour sa foi. Il n’en demeure pas moins un tyran domestique qui séquestre femme et enfants et les maltraite au moindre geste de travers.
Dans une littérature africaine souvent concentrée sur la question de la violence politique, le premier roman de la jeune Chimamanda Ngozi Adichie dénote. Par la description de ce huis clos familial, elle recentre la violence dans la sphère intime, loin des combats politiques. Elle décrit, avec beaucoup de justesse, l’ambiguïté du personnage du père, héros pour les uns, tyran pour les autres, et les liens subtils qui lient la victime et le bourreau. Le silence de Kambili ressemble à celui de tous les enfants maltraités. Il faudra oser mettre des mots sur le vécu, pour enfin en mesurer la gravité.
Il n’y a d’autre liberté que celle de la parole, semblent affirmer ces trois auteurs. Face à la violence instaurée en règle, que ce soit celle de l’État, de la prison ou de la famille, ils répondent tous par la force de la mémoire mise en mots. » Prendre la parole » acquiert une tout autre dimension dans ces textes. Car la parole prise ne peut être confisquée, le mot dit ne peut être repris, la pensée exprimée ne peut être expropriée. Et c’est bien là toute la force de la littérature.
Matins de couvre-feu, de Tanella Boni. Ed. Le serpent à plumes, 2005, 320 p., 19,90 euros.
Damballah, de John Edgar Wideman. Traduit de l’américain par Jean-Pierre Richard. Ed. Gallimard, 2004, 262 p., 19 euros.
L’hibiscus pourpre, de Chimamanda Ngozi Adichie. Traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal. Ed. Anne Carrière, 2004, 416 p., 21 euros.///Article N° : 3752