Dak’art, vers une biennale-monde ?

Print Friendly, PDF & Email

Séduire le public local, tout en attirant des artistes et, plus largement, des visiteurs internationaux: tels ont été les défis que s’est imposé le commissaire Simon Njami lors de son royaume temporaire à la tête de la biennale de Dakar. Clôturée au mois de juin, on ne saurait comprendre la 13e édition de Dak’art sans prendre en compte sa précédente. Conçues par le même directeur artistique, elles ont été pensées comme les volets d’un même projet. Au-delà de questionner la réussite ou non de ce pari, si pertinent, il appartiendra ensuite de s’interroger sur la continuité de la démarche. D’ici là, reportage au coeur d’une capitale transformée en galerie d’art à ciel ouvert.

Arrivé depuis la Chine, le vélo-sculpture de l’artiste Nico de la Faye déambule dans les rues de Ouakam, juste après un moment de partage avec des voisins du quartier, lors de la coupure du jeûne. On est en plein ramadan, mais cela n’ empêche pas les diverses manifestations artistiques de se dérouler normalement pendant cette deuxième moitié de la Biennale, ouverte officiellement par le Ministre de la Culture le 3 Mai dernier. Plus au nord, à Pikine, le collectif brésilien Coletores lance une projection sur les murs d’une maison, interpellant sans préavis les passants au sujet des luttes urbaines et raciales en Amérique et en Afrique. Côté Corniche Ouest, ce sont les sportifs habitués des lieux qui tombent sur une installation de portraits d’hommes portant leurs enfants au dos. Une série signée par la photographe espagnole Marta Moreiras. Force est de constater que Dakar est devenue pendant presque un mois une sorte de melting pot de l’art. Outre les artistes, on recense des pélerins de tous horizons. Ensemble ils forment une curieuse tribu ad hoc dont le nombre de membres a par ailleurs sensiblement grossit  en deux ans.  «J’ai déja été dans plusieurs biennales, mais je n’en ai jamais vu une de cette ampleur, et avec un tel engagement de la société», nous raconte l’artiste angolais Januario Jano, dont l’oeuvre a été montrée dans l’exposition principale de la Dak’art. En effet, Jano tourne sans cesse à l’international et est devenu, depuis quelques années, une figure consacrée de l’art contemporain en Angola. «Beaucoup de gens ont voyagé jusqu’à Dakar,  poursuit- il, Comme si tout se passait à Dakar pendant la première semaine de la Biennale». Il n’en a pas toujours été ainsi.

Exposition internationale « L’heure rouge », ancien palais de justice, Dakar, mai 2018

Exposition internationale « L’heure rouge », ancien palais de justice, Dakar, mai 2018

Exposition internationale « L’heure rouge », ancien palais de justice, Dakar, mai 2018

Comment faire de Dak’art un rendez-vous international

Le tournant, ça a été 2016, moment où Simon Njami est entré en scène en tant que directeur artistique, faisant traîner derrière lui une horde d’adeptes venus des quatre coins du globe. De passage, il s’est adjoint des ennemis jurés, notamment au Sénégal. «Quand je fais une biennale, j’y invite le monde», insiste le commissaire d’origine camerounaise, un vétéran de l’art contemporain qui n’a plus besoin de présentation. Il entend changer le paradigme de la Dak’art, surnommée la biennale de l’art contemporain africain, pour en faire un événement de dimension internationale [1]. Et cela suscite des ressentiments au centre du secteur culturel sénégalais. Au fil des éditions, des critiques ont fusé sur le choix des artistes, considérés par certains comme des déserteurs installés dans le confort de l’Occident, voire tout simplement comme des Occidentaux noirs se réclamant de l’Afrique parce qu’elle est devenue trendy, quitte à faire l’ombre aux artistes africains qui travaillent depuis le continent. Si Njami n’a pas été épargné par ces critiques acerbes, ce qu’on lui reproche surtout, à tort ou à raison, c’est d’avoir eu recours à sa troupe habituelle d’acolytes pour remplir les exhibitions, à savoir des artistes qui l’accompagnent depuis des années dans les différentes expositions qu’il met en place ici et là, à l’instar de la célèbre Africa Remix, de la Divine Comedy ou encore, plus récemment, de Afriques Capitales.

Malgré l’obstination de ses detracteurs, Il pourra toutefois se targuer d’avoir franchi un cap à bien des égards, à commencer par la reprise de l’ancien Palais de Justice, un endroit imposant qui avait été abandonné pendant des décennies pour servir de champs de patûrage aux chêvres. L’espace est bien plus adapté à l’échelle de l’exposition principale. Quant au Musée de l’IFAN, où elle se tenait auparavant, il reste désormais le lieu réservé aux expositions des commissaires invités qui, depuis 2016, viennent de quatre continents, tels que le camerounais Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, la mexicaine Marisol Rodriguez, ou encore l’indien Sumesh Sharma. Encore une marque déposée Njami.

Le laboratoire Agit’Art présente La cloche des fourmis, une epoxisiton collective au 4 rue Joris, dans l’ancien marché malien, à Dakar dans le cadre de la programmation off de la biennale de Dakar.

Une biennale pour tous?

«En une seule journée, nous avons enregistré presque mille visites au Palais, et cela au milieu du Ramadan», martèle le directeur artistique. Selon lui, une raison simple l’explique: «Les Sénégalais qui étaient rentrés dans le Palais il y a deux ans ont vu qu’il n’y avait pas de fantômes à l’intérieur». Il ne plaisante pas. Une fois les amateurs d’art  tombés sous le charme, la grande mission, est d’atteindre un public dakarois aux profils plus “populaires” : comment démocratiser l’accès aux arts contemporains présentés à Dak’art ? Pour cela un vaste dispositif a été mis en place au coeur même de la capitale. C’est le cas de Mon Super Kilomètre, une exposition qui s’est glissée parmi les stands du marché de la Gueule Tapée, où sculptures, photographies et installations côtoient les marchandises des vendeurs de friperies ou d’ustensiles de cuisine, par exemple. Incluse dans le programme officiel, autrement appelé IN, les initiateurs de cette idée, Marcel Pefura et Nicolas Dahan cherchent à créer un lien avec les populations riveraines. Marta Moriarty, galeriste espagnole de passage à Dakar, met, elle, surtout l’accent sur les manifestations artistiques qui se sont déroulées en dehors du «fantasmagorique Palais», comme la Carte Blanche donnée au centre égyptien El Garb, le programme Afropixel au centre Ker Thiossane ou encore l’exposition de photographie à la Maison Rouge, sous commissariat de Salimata Diop. Plus de 300 projets ont été présentés dans le cadre du programme OFF ou non officiel, qui a notamment accueilli plusieurs événements musicaux. Cela ne surprendra donc pas, que  Moriarty décrit la Biennale avec le sentiment du «désespoir de ne pas pouvoir embrasser autant de projets». Un sentiment partagé par la majorité des exposants et visiteurs, qui ont passé une bonne partie de leur temps à dériver dans le tourbillon qu’est devenu Dakar, essayant de concilier les appels à tant de rendez-vous.

«Je suis entré ici pour accompagner un ami artiste qui voulait visiter. Je ne savais même pas qu’il y avait une exposition», avoue Omar, avec qui on entame une petite discussion après avoir partagé un banc, dans la cour centrale du Palais de Justice. Il ignore également la présence de guides disponibles pour accompagner les visiteurs à titre gratuit. Un espace avec programmation pour les enfants et écoliers a été prévu pour la première fois à  l’intérieur du bâtiment. Une autre nouveauté:  à l’extérieur, coté ouest, on retrouve le bar “Rouge”, d’après le titre de cette Biennale, «l’Heure Rouge». Toujours est-il qu’Omar ne s’est jamais demandé ce que cette heure rouge pouvait bien évoquer, et ce, malgré les annonces qui ont invahi rues, bureaux ou transports publiques. Il n’avait pas non plus lu, en entrant, le titre de l’exposition du Palais, “Une Nouvelle Humanité”. Nous nous improvisons en guides pour Omar en explicant l’installation de l’Haïtienne Pascale Monnin, faite à partir des volets de sa maison, détruite lors du passage de l’ouragan Mathiew en 2016.

Rapprocher l’art contemporain du grand public est sans doute une tâche qui dépasse largement le contexte du rendez-vous dakarois. On ne pourra pas s’empêcher de reconnaître que le travail de Njami vers cette direction, mais il ne se risquera pas à commettre une biennale de plus. Comme tous les directeurs de la Dak’art, ses successeurs devront faire face aux contraintes structurelles, tels que le célèbre chaos de son organisation, mais aussi à la pression de se savoir comparé à celui qui vient de quitter, marquant la Biennale à toujours. Rendez-vous en 2020.

 

 

[1]Lire à ce sujet l’interview de Rémi Sagna en 2008 : « Le grand défi de Dak’art c’est l’élargissement de son public »  (Africultures – Revue « Festivals et biennales d’Afrique : machine ou utopie ? »)

Toutes les photographies sont de Anaïs Pachabézian, en reportage à Dakar. Retrouvez l’intégralité de son reportage-photo sur Instagram : afriscope_africultures

 

 

 

 

 

 

 

 

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire