« Danser, c’est rappeler que nous sommes vivants »

Rwanda 1994-2014

Entretien de Caroline Trouillet avec Nido Uwera
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Nido Uwera est danseuse, elle s’est passionnée pour les chants et les danses du Rwanda en exil, au Burundi où elle est née. En France depuis 14 ans, elle a crée une association et une troupe de danse, Mpore, devenue en 1994 un espace central de retrouvailles pour la communauté rwandaise à Paris. Donnant des stages un peu partout dans le monde, elle est aussi soucieuse de transmettre l’image d’un autre Rwanda que celui du génocide, un pays beau et vivant comme ses danses dont elle parle avec bonheur.

Comment est née la troupe Mpore ?
Le nom Mpore est venu en 1994. J’étais en France depuis deux ans et j’avais commencé à initier quelques personnes aux danses du Rwanda. Au début on se retrouvait juste entre copines, pour des moments de convivialité. Puis le bruit a couru qu’il y avait cet endroit où des jeunes filles se rencontraient pour danser et créer une belle ambiance. A cette période a eu lieu le génocide. Beaucoup de gens qui revenaient du Rwanda venaient nous voir. Il y avait un grand besoin de se retrouver, de danser. On faisait des petites veillées, c’était une manière de continuer à vivre, d’être solidaire, de parler de tout et de rien, de rire. La troupe s’est crée à ce moment là, et on l’a donc appelé Mpore.

C’est un terme en kyniarwanda. Que signifie-t-il en français ?
C’est un mot utilisé pour encourager les gens qui sont dans la détresse, leur dire qu’on les soutient. C’est l’empathie. Ce mot semblait le plus approprié dans cette période difficile. Se retrouver était une manière de se laisser aller, de s’alléger le cœur. Je n’avais pas prévu de créer un espace presque central pour la communauté mais j’ai compris que cette culture de la danse faisait un pont. Danser nous donnait le sentiment d’exister, c’était une manière de dire « on est là ».

Aujourd’hui qui forme la troupe Mpore ?
En 20 ans, la troupe a bougé. Il y a des jeunes qui sont nés aux Rwanda et d’autres dans la diaspora, au Burundi comme moi, au Congo, en Ouganda, et aussi certains rescapés du Rwanda. Mpore représente vraiment ce qu’est le Rwanda. J’enseigne aussi aux danseurs débutants tous les mercredis et samedis après-midi, avant les répétitions de la troupe et je fais d’autres stages à Paris et ailleurs dans le monde, au Mexique ou en Suisse par exemple.

Dans ces pays, tes stages sont-ils un moyen de rencontrer la diaspora rwandaise ?
Non pas forcément. Par exemple, au Mexique c’est une personne qui participait à un de mes stages qui a voulu organiser quelque chose dans son pays. A Paris il y a un petit conservatoire Free Dance Song où je suis invitée à donner des cours. En Suisse il y a aussi une communauté de danseurs qui m’invite régulièrement. Ce ne sont pas forcément des Rwandais. Je ne me suis pas fermée dans une sorte de ghetto rwandais. Je partage avec tous les amoureux de la danse.

Et toi, comment as tu rencontré la danse ?
C’est une longue histoire. J’ai été bercée par les chants, les rythmes, les sons du Rwanda très tôt au Burundi, à Bujumbura où je suis née. J’ai toujours dansé je crois, mais j’ai commencé à apprendre avec des maitres à 6 ans. J’ai tout de suite trouvé ces danses, ces chants et ces personnes qui les enseignaient très belles. Je me suis aussi accrochée à cette culture. Un jour à l’école, j’avais 7 ans, un inspecteur a demandé aux enfants étrangers de lever le doigt. Je n’avais pas bougé mais mon maitre m’a dit « Uwera tu es rwandaise ! ». Alors j’ai compris que j’étais une étrangère. Je me suis sentie inférieure aux autres et il y a eu comme un déclic : je me suis accrochée à tous les évènements culturels rwandais. Ma mère m’amenait dans les fêtes avec ses copines, c’était ma manière d’avoir un lien imaginaire avec mon pays, parce qu’on n’en parlait pas vraiment en famille. Ces souvenirs me reviennent parfois. A certaines époques le gouvernement a interdit toute manifestation culturelle rwandaise, comme si on essayait de nous amputer. A Bujumbura, j’ai eu la chance de grandir et d’évoluer avec de superbes artistes, les derniers du ballet royal. Ces personnes m’ont appris les danses, les chants et l’histoire du Rwanda. J’ai visité le Rwanda une fois seulement, avant de venir en France, comme je passais voir mes grands-parents en Ouganda. Mais c’est après le génocide que j’ai réellement fait connaissance avec le Rwanda.

Comment es- tu arrivée en France par la suite ?
J’ai rencontré mon mari au Burundi et je suis partie avec lui en France. Au Burundi, je faisais mon métier de vétérinaire et je dansais en parallèle. Mais lorsque je suis arrivée à Paris, je n’avais pas envie de m’occuper des petits chiens et des petits chats. Aussi je n’arrivai pas à danser sur enregistrements, sur cassettes. A l’époque il n’y avait très peu de matériau pour écouter la musique rwandaise. J’ai dû faire un énorme travail sur moi pendant un an et demi. Puis j’ai commencé à rentrer vaguement dedans, j’ai pu dire aux gens on va commencer quelques chose, j’ai cherché des lieux, et au fur et à mesure, ça a pris une dimension que je ne contrôlais plus. Et aujourd’hui je ne vis presque plus que de ça.

Parle-nous de ce Rwanda avec lequel tu as fait connaissance après le génocide.
Tu idéalises toujours un pays. Evidemment il y a cet évènement qui casse tout mais dans ma tête il était comme entre parenthèses. Au Rwanda, après le génocide, j’ai retrouvé beaucoup de personnes avec qui j’avais grandi au Burundi, mais j’avais l’impression de ne plus les reconnaitre. Il n’y avait plus la chaleur avec laquelle nous nous retrouvions à Bujumbura parce que je les revoyais dans un espace habité par des atrocités. Je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait plus de spontanéité dans nos relations, j’avais envie de rentrer vite en France. Chaque année je venais voir ma famille et je revenais malade. Puis j’ai compris que ces gens n’étaient plus les mêmes. Alors que moi je vivais en France pendant le génocide, eux sont rentrés dans un pays d’où ils ont vu ce qui s’est passé. Ils ont dû se débrouiller avec ces atrocités qui ont frappé leur famille, il fallait qu’ils croient encore à la vie. J’ai compris que ça allait prendre du temps. Alors j’ai fait un break. J’y suis retourné plus tard après avoir fait un travail sur moi pour accepter cette situation qui nous suivra de génération en génération. Il y a eu un génocide, et c’est un travail de longue haleine mais je suis aidée par la danse. Danser c’est comme rappeler à ceux qui ont voulu nous exterminer que nous sommes vivants. Par moment lorsque je danse, je ressens ça. Danser m’aide à être ancrée partout. C’est grâce à ce bagage que je me sens bien où je suis, en France. Les odeurs me manquent et j’ai besoin d’aller me ressourcer là-bas mais j’ai l’impression que je convoque tout cela dans la danse, ces lumières, ces odeurs.

Quelle place occupent les danses traditionnelles dans la société rwandaise ?
Elles ont une grande place. On les retrouve à chaque évènement social, chaque fête, comme des retrouvailles dans la famille, des mariages. On ne va pas danser pour les morts ou pour les jumeaux contrairement à certaines danses d’autres régions d’Afrique. Il y avait aussi des danses pour le départ des hommes à la guerre ou quand ils en revenaient. On trouvait certaines danses spécifiques à la cour royale, différentes de danses populaires pratiquées dans d’autres régions. Il y a aussi ces danses que je trouve très belles, de l’ethnie Batoua, apparentée aux pygmées. Ce sont de grands artistes dont les techniques ont beaucoup influencé les danses du Rwanda.

Pourrais tu nous décrire un peu ces danses dont tu t’inspires?
Je peux dire que ce sont des danses très puissantes mais d’apparences très légères. Il y a cet ancrage dans le sol commun aux danses de l’Afrique de l’Ouest, mais elles n’ont pas la même énergie, le buste va être utilisé autrement. Il y a une sorte de lâcher-retenu en permanence, quelque chose de très aérien. Le rythme est très important au niveau des pieds, comme s’ils jouaient le rôle de percussions. Parfois, quand les gens nous voient danser avec les tenues traditionnelles, avec nos grelots aux pieds, ils nous disent on dirait des danses indiennes ou orientales. D’autres disent qu’elles ressemblent au flamenco, ou aux danses du Sri Lanka, avec lesquelles il y a c’est vrai une ressemblance improbable.

Quelles sont les évolutions de la danse au Rwanda depuis 20 ans, selon toi ?
Les danses restent importantes dans les divers évènements au Rwanda. Évidemment entre temps elles évoluent. Je risque d’être considérée comme une conservatrice mais j’ai l’impression qu’il y a une forme d’uniformisation, ça m’inquiète. Lorsque j’étais petite, on nous apprenait par la mémoire, la curiosité. Maintenant avec l’image, la vidéo, les gens reproduisent les gestes facilement mais j’ai l’impression qu’il manque une saveur. J’aimerais qu’il y ait au Rwanda des écoles avec des professeurs expérimentés. Il y a eu beaucoup de casse avec le génocide et peu de personnes âgées sont encore là. Alors c’est inévitable que des jeunes groupes innovent parce qu’ils n’ont pas de référence.

Est-ce que ces danses suivent aujourd’hui d’autres influences pour devenir populaires ?
Le Rwanda a été amputé de sa culture. Le génocide a cassé le tissu social et culturel parce que beaucoup de détenteurs du savoir ont été tués. Au Burundi il y avait un grenier d’artistes réfugiés et j’ai puisé dans cette source. C’est dans la diaspora je crois qu’on peut encore trouver un vivier. Lorsque les Rwandais du Burundi sont rentrés au Rwanda, comme mes parents et mes frères et sœurs, ils ont ramené ces danses, ces chants qu’ils avaient gardés dans la diaspora, comme les personnes qui étaient en Tanzanie ou en Ouganda. Ils ont trouvé aussi ce qui restait de cette culture, parce que pendant longtemps, tout ce qui pouvait rappeler les Tutsi a été interdit au Rwanda.

Quelle est la portée de faire connaitre ces danses à l’international où souvent, c’est vrai, le Rwanda est associé avant tout à l’horreur ?
Quand j’étais au Burundi je me disais que danser me réconfortais dans mon identité rwandaise parce que j’étais considérée comme étrangère. A l’étranger, au début je dansais simplement parce que j’en avais besoin et que je voulais transmettre. Puis avec les ateliers et les stages que je donne un peu partout, je me rends compte que j’ai envie de dire « le Rwanda ce n’est pas que le génocide des Tutsi, venez voir la beauté de ses danses ». Aujourd’hui quand les gens viennent dans mon atelier, je leur offre un voyage au Rwanda. Danser c’est aussi voir le Rwanda autrement, passer à autre chose.

Est-ce aussi le sens de l’évènement de commémoration du 11 avril auquel Mpore est associé ?
Oui, un exemple : j’ai été invité dans un petit festival en avril. On me dit « mais tu ne peux pas aller danser pendant cette période de la commémoration ». Justement, danser c’est exister, danser c’est commémorer. La danse c’est la vie et aussi la mort. Au Rwanda, beaucoup de jeunes de la rue ont été aidés par la danse. Certains, sans diplômes, se sont retrouvés dans des groupes. Ils en tirent aujourd’hui un petit revenu grâce à des évènements sociaux et politiques où ils interviennent dans le pays.

///Article N° : 12113

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© Antoine Rebeyrol
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