Demande à ton ombre, de Lamine Ammar-Khodja

La Tauromachie comme perspective

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Avec la révolution numérique, chacun se fait son film. En général, c’est plutôt catastrophe : mine de rien, le passage par une école de cinéma ne fait pas de mal. Et puis, il y a des ovnis. Il y a ceux qui mobilisent des copains et s’improvisent un opus original et tonifiant (Donoma, Rengaine, etc.), et puis il y a ceux qui y vont plutôt en solitaire, comme Lamine Ammar-Khodja.

Film solitaire, Demande à ton ombre ne manque ni de tonus ni d’originalité : pari gagné ! On n’échappera pas à l’interrogation sur la feuille blanche mais elle est vite rattrapée par un déferlement de métaphores visuelles, de clins d’œil, d’ironies imagées sur soi, les jeunes, la société et l’Histoire algérienne, sans oublier les manifestations qui cherchaient à initier un printemps arabe.
Voici donc un jeune Algérois qui revient dans sa ville pour la filmer : c’est le Cahier d’un retour au pays natal, qu’il citera abondamment. Césaire hante de fait ce « journal réellement imaginaire ». Entre une Alger du petit matin, paisible et joyeuse aux accents de jazz hispanique, et le malaise criant des jeunes chômeurs qui ne parlent que de s’expatrier, ce sont les contradictions d’une société où l’on ne peut plus rêver que Lamine Ammar-Khodja cherche à cerner de poétique façon. La Tunisie, puis l’Égypte : les régimes craquent mais en Algérie, comme peut-être chez Camus, le peuple est absent. « Ceux qui peuvent encore rêver ne dorment plus », aurait dit Mounir Fatmi, mais face aux contrôles de police dès qu’on se réunit pour faire du théâtre dans un jardin public, face aux manifs dérisoires, le couperet tombe : « On ne chasse pas le dinosaure aussi facilement ». Le bestiaire animal renforce le coup du destin et l’humour récurrent peine à chasser le cafard : « Voici l’homme par terre et son âme est comme nue ». Encore Césaire.
Il faudra mettre le cafard en boite et toréer comme Camus avec le réel pour trouver non une issue mais une façon de vivre. Lamine Ammar Khodja a en effet découvert une archive où l’on voit Camus jouer au torero, sans doute pour amuser sa famille. On revoit cette image à plusieurs reprises. C’est cette attitude que cherche à adopter le réalisateur dans le film comme dans la vie : la tauromachie du point de vue pour trouver sa place, c’est-à-dire être à la bonne distance. (1) C’est ce positionnement dynamique qui anime nombre de jeunes réalisateurs dans des sociétés bloquées. Pour assumer cette stratégie de survie, il faut parfois se regrouper et, comme chez Teguia (Rome plutôt que vous), danser ensemble pour pouvoir se dire : « on est vivants ». C’est ainsi que la longueur de cette scène en fin de film prend tous son sens.
Si Demande à ton ombre réussit le cap difficile de décliner sans ennuyer les crises existentielle et politique pour dresser un vibrant état des lieux, c’est qu’il développe à tout moment une étonnante inventivité sans jamais paraître prétentieux. Ammar-Khodja reste au niveau du ressenti, même quand il se déplace dans la Tunisie révolutionnaire. Ni démonstration, ni affirmation : simplement, malgré un budget de bouts de ficelle, la convocation et l’entremêlement d’un maximum de ficelles cinématographiques pour dialoguer avec le spectateur. Il est dès lors aisé de se projeter joyeusement dans ce corps soumis aux lois de la pesanteur ambiante. Si bien que ce « cri d’un homme, jeune et désorienté, se cherchant et cherchant une voix » (Césaire !) résonne longtemps comme de lire du Rilke : le jeune poète a trouvé sa voie.

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1. Se pose au cinéma, avec autant d’acuité que pour un torero, la question de la juste distance, et donc du point de vue, tant sur soi-même que sur le monde. Ce qui est en cause dans ce rapport, c’est l’éthique de la relation au spectateur : l’enjeu est de combiner à la fois le lien et l’écart pour restaurer le doute comme ferment de liberté. La tauromachie que théorisait Michel Leiris consistait pour lui à rejeter toute affabulation et n’admettre pour matériaux que des faits véridiques (et non pas seulement des faits vraisemblables, comme dans le roman classique). Mais il insistait sur le fait que ce retour au réel comporte des dangers. Pour porter l’estocade, le torero doit se rapprocher du taureau. Dévoiler la vérité, c’est mettre à jour ce que Deleuze appelait « ses sales petits secrets », car la vérité n’est pas rose, pour rien ni personne. Donc la regarder en face. Restaurer cette intimité revient dès lors à aborder le réel du point de vue du sujet. C’est bien ce que fait Lamine Ammar-Khodja en se prenant comme objet du film, dans son rapport avec sa société.///Article N° : 11306

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