Janvier 2009 : la Guadeloupe est ébranlée par de violentes secousses sismiques qui font déferler dans les rues de Pointe-à-Pitre, de Basse-Terre et de toutes les communes de l’île un peuple révolté contre le capitalisme et la pwofitasyon, un peuple réclamant justice et égalité. Six semaines de grèves générales, de luttes acharnées entre manifestants et forces de l’ordre, de négociations interminables entre patronat et syndicats, entre représentants du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) et représentants de l’Etat français ; ténacité, persévérance, endurance pour parvenir à un accord d’augmentation des plus bas salaires et à des mesures tangibles contre la vie chère.
Quelques semaines après l’éruption, le volcan est encore en ébullition et les artistes prennent la relève : ils se rassemblent en mars 2009 pour former un nouveau liyannaj, celui du Kolektif Sonny Rupaire. Les artistes s’associent au combat mené par les travailleurs guadeloupéens, celui de la solidarité et du bien commun, et par-delà le bien, le beau. En lutte contre la marchandisation de la culture, le consumérisme et l’utilitarisme, les créateurs du Kolektif Sonny Rupaire revendiquent le droit à l’originalité, à la beauté, ainsi que la liberté d’imagination et de création, la pensée critique tout autant que le devoir de solidarité et l’accès à la culture pour tous. Ce collectif rassemble des artistes de plusieurs disciplines (écrivains, comédiens, musiciens, cinéastes) parmi lesquels Frantz Succab (dramaturge et parolier), Philippe Calodat (comédien), José Jernidier (dramaturge et metteur en scène), Claire-Nita Lafleur (ancienne directrice de L’Artchipel) et Gérard Poumaroux (musicien et directeur du centre culturel Sonis).
En se plaçant sous l’égide de Sonny Rupaire (1940-1991), poète guadeloupéen, défenseur d’une littérature en langue créole, le collectif marque son aspiration à la résistance et au combat. Ce n’est ni à Glissant, ni à Chamoiseau et Confiant, ni même à Césaire que les membres du collectif se rallient mais à Sonny Rupaire qui incarne la résistance et la défense de la culture guadeloupéenne. Ils replacent la Guadeloupe au sein du bassin caribéen tout en affirmant sa spécificité et en se recentrant sur l’héritage culturel créole. Les créateurs du collectif revendiquent une culture marronne qui se veut celle de la liberté et de la réinvention, que ce soit dans la langue, le verbe, mais aussi dans les corps, les musiques et les danses. Ouverts à une société pluriraciale et multiculturelle, ils valorisent l’action collective, le « nous » tout en prônant la rencontre avec l’autre. Ces artistes entendent poursuivre le chemin ouvert par ce poète militant engagé dans la lutte pour l’indépendance de la Guadeloupe et qui n’a pas hésité à se rallier aux combattants algériens de libération avant de rentrer clandestinement en Guadeloupe pour continuer son combat dans l’ombre. C’est lui qui participa à la fondation du premier syndicat guadeloupéen non rattaché à la France, l’UTA (Union des Travailleurs Agricoles de Guadeloupe), tout comme à la création en 1973 de l’UGTG (Union Générale des Travailleurs Guadeloupéens). Sonny Rupaire reste donc le chef de fil de toute une génération de Guadeloupéens en quête de leurs racines, en lutte pour la défense et le respect de la culture créole.
En choisissant la date symbolique du 19 mars 2009 – date anniversaire de la loi de Départementalisation ratifiée par l’Assemblée Nationale Française en 1946 – pour signer leur charte, les membres du Kolektif Sonny Rupaire se situent simultanément en continuité et en rupture avec l’histoire guadeloupéenne et celle de la départementalisation. Souhaitent-ils entretenir ou rompre le lien à la nation française ? Telle n’est apparemment pas la question pour ces créateurs qui se placent avant tout du côté de la culture et de la création, comme en attestent les quatre principes fondamentaux énoncés dans la Charte du collectif :
Le premier principe est de toujours veiller à ce que nos imaginaires soient libres de toute contrainte, sauf d’une seule : participer, avec ce que nous sommes, de la beauté du monde.
Le second principe est la désobéissance absolue à toute injonction à l’oubli, d’où qu’elle vienne et, plus généralement, de livrer une guerre sans concession à l’ignorance.
Le troisième principe, est d’enrichir notre science de nous-mêmes par une meilleure connaissance des identités culturelles proches des nôtres par la géographie et l’histoire : celles des peuples de la Caraïbe et des Amérique.
Le quatrième principe, puisque la culture est échange, donner et recevoir, c’est de demeurer toujours « poreux à tous les souffles du monde », d’aimer tous les peuples en frères sans qu’aucun soit tout pour nous.
Le volcan est loin d’être éteint ! Pour preuve le manifeste « On bon lyannaj our lyanné poubon » (expression créole qui pourrait être traduite en français par « Une alliance solide pour lier pour de bon ») qui accompagne la charte. La lecture publique de ce manifeste fut donnée le 20 mai 2009 par Gérard Poumaroux à l’ouverture du Festival Téat Zabym dont l’édition hors-série, maintenue contre vents et marées par la détermination de sa directrice Marie-Lyne Jaleton, a mis à l’honneur la culture et la langue créoles (1).
MANIFESTE DES CREATEURS CULTURELS
On bon lyannaj pou lyanné poubon
Il n’y a pas de Guadeloupe. Pas encore. Dans le désordre, qui veut dire, la désorganisation temporaire de l’ordre DOM, elle a hélé quelque chose au passage. Un chalvari de mots, de sentiments, de tout, défiant les vocabulaires encravatés qui, du coup, sont devenus désuets : en combien d’euros évaluer ce qu’on a vécu, qui s’appelle VIVRE, quand La Pointe Jarry pointait aux îles désertes, quand Carrefour n’était plus le quatre-chemin de personne, quand le port était contraint d’écouter la mer en silence ? Et puis, quels Etats Généraux pourraient contenter un peuple dans tous ses états, quand souffle ce vent folâtre, cet avant-goût de liberté, sur tous les articles 73-74 ékèk, comme sur des bougies inutiles en plein soleil ?
Elle ne sait pas encore dire où elle va, la Guadeloupe. Elle annonce seulement qu’elle vient. A grands pas. Dans la cosse d’une grammaire apprise sous DOM, où la raison économique prétendait être la seule à devoir nous relier d’homme à homme tout comme une religion, germait violemment notre étrangeté de peuple. Ce grand wélélé à ciel ouvert, ces tambours en drivaille, ont épelé tant d’inimaginables possibles ! Ceux qui, auparavant, faisaient métier de tout comprendre pour tout mettre à la norme afin d’apprendre au peuple ce qu’il doit être, les ont entendus comme jamais. Mais les voilà ababa, feuilletant des pages mille fois lues et tant apprises, tout étonnés de constater que rien de tout cela n’était écrit.
Alors, il est peut-être venu, le temps de lâcher les capteurs d’âme, les plongeurs qui de l’effervescence pourraient nous ramener ces trésors de nous-mêmes, que nous ne savons pas, mais aimons déjà. Auteurs, écrivains, poètes, musiciens, comédiens, danseurs, plasticiens, cinéastes, raconteurs de toutes sortes, nous que relient d’autres valeurs que l’euro, bim-partons ! Oui, c’est bien la Guadeloupe que nous sentons submerger le DOM. Ce sont les balbutiements d’une pensée renouvelée qui ont occupé la rue, faute de lieu où se faire voir ou entendre, et de page où s’écrire. Ce sont les gestes des sans voix et des sans plume pour se dégager de l’engrenage consumériste, et pouvoir comprendre, maîtriser et traduire un destin de peuple.
Quand l’homme s’extrait des mécanismes biologiques du manger et du boire pour clamer son existence collective au monde, alors, il y a, pour de bon, un appel d’air de culture, puis d’uvre. Tout ce qu’il faut pour nous construire et nous maintenir en tant qu’humanité. Nous en appelons donc aux créateurs de culture, non en tant que supplétifs du mouvement, mais en acteurs, pleinement AN LIYANNAJ, capables de mettre en lumière tout ce que nous aimons de nous-mêmes, nos valeurs partagées, de faire surgir nos symboles nécessaires, de retisser tout notre imaginaire. Et, par-dessus tout, d’aider la Guadeloupe à changer de stature par une reformulation inédite et multiple de son vouloir.
1. L’article d’Alvina Ruprecht « Le festival Téat Zabym » (contenu dans ce numéro) retrace l’histoire de ce festival.///Article N° : 9331