Ecrivain engagé, artiste impliqué ?

Entretien de Tanella Boni avec Khal Torabully

Paris le 4 avril 2004
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Que pensez-vous de l’engagement ? Le débat ressurgit aujourd’hui dans un monde ravagé par les guerres, les famines, les maladies et toutes les horreurs que nous vivons en ce début de siècle. Dès 1946, au cours d’une conférence à la Sorbonne, organisée par l’UNESCO, Jean-Paul Sartre prenait position pour l’engagement de l’écrivain, dans un texte mémorable sur  » la responsabilité de l’écrivain « . Au 19ème siècle Victor Hugo, dans son exil, après le coup d’Etat de 1851, s’engage dans son écriture, prend la défense des plus pauvres et, politiquement milite en faveur de la République. A la fin du 19ème siècle, Zola semble donner ses lettres de noblesse à une certaine forme d’engagement… Les écrivains de la Négritude, au milieu du 20ème siècle, mènent le combat pour la reconnaissance et la réhabilitation de valeurs  » nègres « … Pour vous, en quoi consiste aujourd’hui l’engagement ?
Je pense que de nos jours être artiste dans le sens plein du terme, c’est déjà être engagé, même si cela peut sembler péremptoire. Cela parce que nous vivons dans un contexte différent. Si vous avez bien suivi tout ce qui s’est passé autour des intermittents du spectacle, il y avait un statut dit à part ou privilégié pour certains, dans un monde où la marchandisation l’emporte. La culture est élément perturbateur, dérangeant, et l’économie de marché veut la domestiquer d’une certaine façon. Tout ce qu’il y a eu comme manifestation autour de cette notion d’intermittent du spectacle, au nom d’une créativité qui ne serait pas soumise aux impératifs du marché, est significative de notre temps où les valeurs de créativité semblent être – moi je suis convaincu qu’elles le sont – les derniers remparts contre le prêt à penser, contre la pensée unique, qui semble faire une sorte d’OPA sur l’espèce humaine et on connaît bien les finalités de ces visées qui sont souvent économiques, guerrières. Comme vous l’avez signalé tout à l’heure, nous sommes dans un contexte très troublé à partir du 11 septembre.
Et il y a une guerre des mots, une guerre des images. Un réalisateur comme Michael Moore en Amérique, une voix bien informée, documentée, lui, fait des images qui dénoncent certains comportements de la société américaine notamment vis-à-vis des armes, de la violence, et qui pourraient donner des assises à la compréhension de la politique américaine actuelle dans le monde, on voit là que la voix de l’artiste, du vidéaste, est une voix qui informe. Cette position a divisé les artistes aux Oscars… C’est vrai qu’il y a toujours eu ces débats et polémiques entre les tenants de l’art pour l’art et ceux qui serraient un peu plus ouverts, sortant de leur tour d’ivoire pour exprimer des éléments de leur temps, surtout des éléments fondamentaux pour l’être humain, pour les sociétés afin que chacun se sente partie intégrante de ces sociétés, de ces groupes humains. L’artiste est une caisse de résonance et il peut utiliser son art pour exprimer les inquiétudes de la société. Et en même temps être une sorte de courroie de transmission d’un chant profond, d’une époque. Ce que je pense de l’engagement se rapproche beaucoup de ce que les Anglais appellent  » commitment « , impliqué. Je pense que l’artiste est impliqué dans son époque, dans les enjeux fondamentaux, sinon il renierait une grande part de sa sensibilité, de sa présence  » particulier « dans les sociétés. Nous avons, en ce moment, un engagement, par exemple, d’Arundathi Roy, la pasionaria de l’alter mondialisme, militant sur le terrain, que je trouve très touchant. Il y en a tant d’autres. Césaire, qui a donné une puissante poésie, tire sa force exceptionnelle d’un cri majestueux.
Si on pense à quelqu’un comme Leonardo da Vinci, la figure accomplie de l’artiste, il a été traversé par son époque, par son temps. Il a eu une vision qui essayait d’exprimer les envies, les désirs etc. de son époque. En imaginant l’hélicoptère, était-il coupé des potentialités ou virtualités de la société marchande et commerçante de Venise à l’époque ?
D’après vous comment se manifeste, concrètement, l’engagement chez un artiste ou un écrivain ?
Je suis tenté de dire que, paradoxalement, écrire des poèmes d’amour après toutes ces guerres et invasions en Irak, ces attentats, ces séries de violences, ce serait aussi s’engager.
En quel sens ?
Dans le sens où on exprime des choses qui seraient perçues comme futiles, dans une époque aussi bouleversée, inquiétante et troublante que la nôtre. Et c’est pour cela que j’ai commencé à écrire des poèmes d’amour. C’est cela aussi que l’artiste doit faire, essayer de proposer des voix autres que celles dominantes, pour réactualiser certaines valeurs que nous ne devons pas perdre dans cette époque de tourmente. Ce n’est donc pas faire de la provocation que de dire qu’écrire des poèmes d’amour après le 11 septembre est un acte d’engagement. Il est aussi important de savoir de quels poèmes d’amour aussi on parle… Est-ce qu’être impliqué dans un projet de vie, défendre des valeurs qui lui sont chères, des valeurs qu’il voudrait voir dans le monde, une démarche à proscrire ? Bien entendu la précaution essentielle à prendre – et je le répète tout le temps – c’est que son art ne doit pas se diluer dans ce qu’il veut exprimer. Il faut que son art soit art par lui-même – per se – et en même temps, que dans ce support-là avec son souffle, ses couleurs, ses teintes, le poète fasse passer des choses que ses contemporains ou ceux qui viendront après pourront percevoir avec son irréductible beauté ou étrangeté. Prenez un tableau comme Le Cri de Münch qui exprime toute l’angoisse d’une époque, est-ce que Münch était  » engagé  » à vouloir exprimer ça ? Est-ce qu’il n’a pas été traversé par cette angoisse-là ? Ce faisant, n’a-t-il pas porté son art à son summum ?
Je reprends toujours cette image du réceptacle : l’artiste est un réceptacle de son temps. L’art charrie un ensemble de possibles, d’univers, de non-dits aussi. Les théoriciens de l’art de notre temps parlent de l’opacité irréductible à la beauté, comme Edouard Glissant. Glissant lui-même, pour le citer, a été très engagé contre la guerre en Irak, pour les droits du peuple palestinien, il a une démarche citoyenne, même dans son Tout-Monde…. Je trouve que c’est aussi une façon de dire que l’art a quelque chose à exprimer. A ce moment précis de l’Histoire, dépassons cette ancienne et stérile querelle. Est-ce que l’artiste qui s’intéresse à son temps aurait trahi son art ? Si oui, je pense que la galerie de traîtres chez les créatifs serait extrêmement surpeuplée ! Moi je ne le crois pas. Je crois que pendant la Résistance, il y a des poètes qui ont écrit des choses magnifiques – il y en a qui sont moins bonnes : une création artistique n’est pas toujours en ligne de crête. Actuellement, il y a très peu de gens qui se sentent  » coupés  » de tout ce qui se passe dans notre monde livré au chaos frontal. Ce serait une sorte d’irresponsabilité, de non-respect à l’égard de ce monde actuel que de vouloir dire :  » je reste dans ma tour d’ivoire, je vais respecter les canons esthétiques, donc je continue à me gratter le nombril… « . Je pense que quand on est engagé, on peut écrire des textes forts et beaux et ne pas être coupé des choses fondamentales qui traversent une époque. Cet impératif là doit présider à son projet de création, et je parle d’un vrai projet…
Parlons du travail que vous faites. Un recueil de textes est paru en octobre 2003, que vous avez présenté à l’espace Harmattan le 2 avril 2004. C’est un recueil qui rassemble des textes et poèmes, La Cendre des mots(1), projet né suite à la destruction de la Bibliothèque de Bagdad. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
C’était au mois de mars 2003 pendant la guerre en Irak. Un soir à la télé j’ai vu que la Bibliothèque de Bagdad brûlait. On voyait les images en direct ou presque. Comme toutes les consciences normalement constituées de cette planète, j’étais profondément triste, choqué. J’ai voulu pleurer, je n’ai pas pu, tellement le choc était immense. J’ai dit : il me reste une seule chose, écrire là-dessus. Je n’ai pas pu écrire là-dessus, seul. C’est la première fois que cela m’arrivait car j’ai écrit des textes sur Tien Anmen, sur les massacres en Algérie. Je me suis dit : je vais le faire avec d’autres. Je me rappelle avoir téléphoné à Geneviève Clancy, directrice de la collection  » Poètes des cinq continents  » qui m’a donné son accord le soir même. Elle était aussi dans un état de tristesse et d’incapacité d’écrire inhabituelle. C’était l’anéantissement. C’est certainement le sentiment prévalant chez les humains de nos jours. C’est quand même une Bibliothèque extrêmement importante pour la mémoire de l’humanité qu’une guerre stupide venait de rayer. Et en plus il y avait une sorte de volonté de s’attaquer à la culture de ce vieux pays, à ses archives.
Tout être qui aime le livre, l’une des choses les plus fondamentales qui existent pour l’être humain, aurait aimé réagir. Dès lors, beaucoup d’autres personnes ont partagé ce projet. La preuve, on a eu des textes de soixante auteurs environ, dont le vôtre. Des textes qui expriment une indignation – car nous n’avons pas d’autres armes que nos mots – pour dire que nous avons été profondément révoltés, perturbés par ce type de guerre  » préventive  » – et qui a sécurisé (mot à la mode) tout le périmètre du ministère du Pétrole mais permis le saccage des objets beaux et des objets forts, là où le peuple irakien a ancré sa mémoire pour résister à toutes sortes de barbaries. Il y a eu un acte barbare dans cette guerre dite démocratique : le pillage, l’incendie de cette Bibliothèque que je mets sur le même plan que celui de la Bibliothèque d’Alexandrie et de celle de Sarajevo qui a été brûlée car c’était la seule où toutes les communautés pouvaient venir lire. On a détruit ces lieux, c’est quand même très significatif. Est-ce qu’un acte si terrible ne peut pas donner une œuvre qui le rappelle et le dépasse ? Songeons à Guernica de Picasso…
Comment le livre a-t-il été reçu après sa parution, par les poètes, les écrivains qui n’ont pas participé au projet et le grand public ?
Les échos que j’en ai sont très positifs. Philippe Tancelin qui est du CICEP m’a dit que ce livre lui a donné l’idée de lancer l’Internationale des poètes, que ce livre se vendait très bien. En même temps on constate une chose : les gens sont dans l’attente d’une issue, se terrent dans un silence oppressant. On a reçu le nouveau siècle comme un coup de massue sur la tête. Il y a eu les manipulations que l’on sait, une spirale de violences est née. Les gens sont perdus, ne savent pas vraiment se qui se trame, de quoi l’avenir sera fait, il y a des inquiétudes graves. Je pense que plus que jamais, l’artiste doit investir cette peur qui est proche d’être panique, pour seulement vaincre l’inertie sur divers plans…
Est-ce que cela va donner naissance à d’autres textes poétiques ?
Cela ne se commande pas. On est traversé par une inquiétude, un élan qui fait qu’on peut proposer quelque chose d’autre. Est-ce que cela va donner d’autres textes ? Je l’espère. C’est aussi dans cette période trouble que le créatif jouera pleinement son rôle, si tant est qu’il en ait un… Moi, je continue de le penser, même si je prends tout cela avec beaucoup de recul. Tant que la parole poétique peut rester créatrice dans un monde en turbulences, je pense qu’il y a matière à espérer et à penser que les humanités seront préservées de barbaries annoncées. Plus que jamais, il faut garder ce sens de l’étonnement. Vous avez fait un texte rappelant cela. C’est vrai qu’un poème n’a jamais arrêté un char, n’arrêtera peut-être jamais un char. Dans certaines consciences, agitées, perturbées, avec des pertes de repères, actuellement, je pense que la poésie, comme d’autres formes d’art, offre des espaces où il y a matière à se ressourcer, à imaginer. A s’imaginer dans le désordre du monde. C’est ce qu’il ne faut pas perdre dans nos actes de production textuelle ou autres, cette capacité d’imaginer encore des mondes, des possibles, même si les militaires ne nous entendent pas, de même que les gouvernements obnubilés par leurs gages pétroliers ou autres. Mais que l’on ne mette pas la création en panne, ni au pas.
Il faut peut-être, à ce niveau de notre entretien, faire la différence entre une commande et l’engagement qu’un poète, un écrivain, un artiste peut avoir, je dirais, en situation
Oui. C’est vrai que l’engagement peut revêtir plusieurs formes ; sortir dans la rue, manifester, distribuer des tracts, financer tel ou tel mouvement. Je me borne essentiellement à la production textuelle. Il est vrai qu’il y a tellement de choses à faire sur tous les fronts. Et en même temps un artiste ne peut pas tout faire non plus, il y a certaines choses que des gens font mieux que lui. S’il faut être quelquefois avec des gens dans la rue, on le fait, dans les pays démocratiques cela peut avoir un impact (même si en Angleterre le gouvernement de Blair ou en Espagne celui de Aznar payeront cher le fait d’avoir ignoré les fortes mobilisations contre la guerre). Quelle forme ? Chacun se détermine. Ma pratique à moi c’est d’écrire. Mon livre qui va paraître est sur la Côte d’Ivoire. J’ai traversé votre pays, je me suis senti concerné par ce qui se passait là-bas, surtout autour du concept assassin d’ivoirité – cela remonte à deux ans. A partir de là il y a eu un projet qui m’est proche : exprimer mon imaginaire de la coolitude dans son versant africain, car je traverse le monde de façon chaotique, dans une sorte de nomadisme. Un de ses projets est comment des espaces poétiques, des langages qui n’ont pas été mis en relation, soient mis en relation dans ce livre. En même temps, il y a cet aspect qui déchire tout un peuple car les événements récents montrent que l’abcès n’est pas totalement crevé et qu’il y a beaucoup de choses à faire dans ce pays riche et généreux, magnifique, qu’est la Côte d’Ivoire, qui était un modèle de stabilité dans cette partie du monde.
Si les poètes et les écrivains n’expriment pas ces choses-là, ne disent pas même avec leurs mots, je pense que c’est une démission. En faisant ce type de texte, je ne dirais pas que c’est sur commande. Ça m’a touché, ça m’a traversé et il fallut restituer la poéticité de cet itinéraire. Qu’il y ait les deux projets en même temps : artistique et social, un projet culturel avec des éléments politiques, esthétiques etc, bien mené, ne nuit pas au projet d’écriture. Umberto Eco le disait bien, on peut aussi écrire de la poésie  » intelligente « , qui est informée par l’état du monde, la philosophie… Un des plus grands poètes qui aient existé, Shakespeare, n’a fait que cela. Ses textes comme ceux de Corneille ou de Racine sont traversés par les passions et les raisons d’Etat. Quand je dis que les prochains textes que je vais publier, au nom de l’amour, parlent du monde arabo-musulman, on va me dire qu’écrire des poèmes d’amour sur cet espace est un projet insensé, surtout que c’est un monde dans la ligne de mire d’une certaine géostratégie… Je pense qu’écrire et lire dans ce monde actuel est déjà un acte engagé. Lire un livre avec toutes les désinformations, manipulations, fausses idéologies qui déferlent au cinéma, qui montrent de faux héroïsmes, écrire un livre qui ne soit pas dans le formatage des pensées, devient un acte d’engagement, d’existence ; se cultiver c’est déjà un contre-projet. Car quelle est l’idéologie qui se trame derrière la mondialisation ? Si ce n’est standardiser les humains, les vider de leurs contenus essentiels qui sont cultures, mémoire, histoire, folklore, musique, cuisine etc. Se rapprocher sans se refermer dans une pensée exclusive, c’est aussi une attitude de résistance. D’ailleurs Bové l’a dit : en défendant mon beefsteak, je défends la variété dans mon assiette. Actuellement, plus que jamais, on est dans un rapport de dominants et de dominés et je vois mal comment l’art peut poursuivre un sillage dans les étoiles sans être concerné par les détritus qui frottent le pied du poète. Quand les gens sont dans les étoiles, on leur reproche d’être dans les étoiles. Comment l’artiste doit-il voir les choses ? Laissons-lui le choix de ses thèmes, de ses inspirations, de sa pratique…
Chaque fois que le poète prend sa plume, s’engage-t-il donc dans son écriture ?
En forçant un peu, je dirais : oui. Je parle de poésie et tout poète qui écrit sait qu’il ne  » gagne  » pas sa vie avec la poésie. Sauf les Nobel, ou des carriéristes… On sait qu’on fait un acte  » gratuit « , est-ce que ce n’est pas un engagement ça ? Le temps qu’on passe à écrire, à corriger relève d’un engagement vis-à-vis d’un système où il faut payer des impôts, de l’essence… Vous pratiquez cet art en sachant que vous n’allez pas gagner un euro. Vous êtes forcément engagé dans l’acte même de  » produire  » dans un système monétarisé. C’est un acte de foi extraordinaire. C’est pour cela que l’homme, la femme, l’enfant, découvrant la poésie sentent que ça leur parle directement et que c’est une force de résistance extraordinaire que l’on ne peut modéliser. Je pense que la créativité est l’un des derniers boucliers contre les phénomènes d’abrutissement médiatique, idéologique qui déferlent de par le monde…
De par sa nature intrinsèque, la poésie est engagée dans un projet de mondes proches de l’intime pulsation du Vivant.

1. L’Harmattan, coll. Poètes des cinq continents, 2003.///Article N° : 3383


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