entretien d’Olivier Barlet avec Serge Kancel

Communautés Européennes DG8
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– Le nouveau système de sélection par commissions annoncé par la conférence de presse du Fespaco semble avoir été finalement abandonné. Pourquoi et par quoi est-il remplacé ?
Il n’a pas été abandonné, mais différé de quelques mois. Pour la Commission Européenne, 1999 a été une année de remise à plat des priorités, à la Direction Générale du Développement comme ailleurs. La question a été posée de la place de la culture dans la politique de soutien au développement des pays du Sud. Les dossiers culturels sont relativement complexes à mettre en œuvre et à suivre, ils exigent du temps, pour des montants financiers qui sont finalement très faibles comparés à des projets concernant la santé, les infrastructures ou les équilibres agricoles. Par là même, ce sont des dossiers fragiles en période de crise. Pendant plusieurs mois, la question n’était plus « faut-il sélectionner les films par telle ou telle procédure ? », mais tout simplement « faut-il continuer d’aider ce cinéma, est-ce à la Commission de le faire et en a-t-elle les moyens ? ».
En même temps on voit mal comment l’Union Européenne aurait pu abandonner le rôle vital qu’elle a pris en faveur du cinéma du Sud, dont elle est désormais le premier partenaire financier. Comment concilier les deux ? Par exemple la délégation de cette politique à une agence extérieure a été évoquée un moment, avant d’être abandonnée parce que juridiquement intenable en tant que telle.
Finalement, même si la question des moyens n’a pas été réglée, l’action dans le domaine culturel a été confirmée dans son principe. Les nouvelles procédures que j’avais annoncées lors de ma conférence ce presse au Fespaco en février ont été remis en route : lecture des scénarios par deux lecteurs indépendants, passage devant une comité de sélection élargi à des spécialistes du domaine, assistance technique pour une meilleure expertise et un meilleur suivi de la production puis de la commercialisation des films soutenus. Le Festival d’Amiens, qui avait été choisi après un appel d’offres européen pour assurer cette assistance technique, a pu mettre en place en ce début d’année 2000 l’équipe nécessaire à Bruxelles.
Ces mois de réflexion n’ont évidemment pas fait l’affaire des quelques projets de films qui attendaient depuis un ou deux ans le soutien européen et qui pour certains sont suspendus, et pour d’autres – ce qui est peut-être pire – se sont finalement tournés dans des conditions précaires. En ce qui me concerne cela aura signifié une rare quantité d’énergie déployée à défendre la légitimité même d’une action publique en faveur de la culture ACP et du cinéma en particulier. Mais cette interrogation théorique n’aura peut-être pas été inutile sur le long terme.
Le rapport Wallon préconisait un fond tous ACP permettant d’éviter le passage obligé par des requêtes des pays. Est-ce une perspective ?
Le principe de la création d’un tel fonds a été approuvé en décembre dernier à l’unanimité des représentants des 15 Etats-membres de l’Union Européenne, qui siègent au Comité du FED (Fonds Européen de Développement). C’est sans doute un de mes principaux motifs de satisfaction à l’issue des trois années que j’ai passées à la Commission. De toutes les propositions du rapport Wallon, ce n’était pas la plus facile à mettre en œuvre, car elle était contraire au principe de base du FED, qui est la gestion conjointe sur la base de programmes négociés avec le gouvernement de chaque pays ACP. Un des effets positif des réflexions de l’année 1999 est justement qu’elles ont permis de remettre cette idée en course, alors qu’elle avait suscité bien des réserves lorsqu’elle avait été proposée fin 1996.
La mise en place opérationnelle de ce fonds va sans doute prendre quelques semaines ou mois. Mais le principe est acquis : 6 millions d’Euro sur trois ans devraient être consacrés à ce fonds, ce qui en fait d’emblée une source importante de financement du cinéma africain. Entre 50 et 100 projets devraient pouvoir en bénéficier. Le choix se fera selon la nouvelle procédure que j’évoquais précédemment, avec la particularité que la requête initiale d’un Gouvernement ne sera pas nécessaire. J’ajoute que, par ailleurs, le financement de films restera possible sur les programmes nationaux des pays les plus intéressés à soutenir leur cinéma.
Ce fonds permettra d’aider des cinéastes qui sont dans l’impossibilité d’espérer une requête politique, que ce soit par la méfiance ou par l’indifférence des responsables gouvernementaux. Mais ce n’est pas sa seule justification : il permettra aussi de soutenir une nouvelle génération de cinéastes et la production de courts-métrages, ce qui dans le contexte économique actuel du cinéma africain me paraît essentiel. Ce sera aussi l’occasion d’apporter un soutien à des cinémas plus rares, plus pauvres encore, émanant d’ailleurs que l’Ouest-Afrique, région qui draine aujourd’hui l’essentiel des fonds de coopération. On peut aussi imaginer qu’une part croissante de ces fonds aille à des actions de diffusion (notamment dans le monde ACP) et non plus quasi exclusivement à des aides à la production comme par le passé.
Quel bilan faites-vous de vos années à la DG 8 dans l’évolution de l’aide au cinéma africain ?
Ces trois années auront été des années de transition. Quand je suis arrivé, le secteur de l’aide à la Culture des pays ACP était sous-administré, sans priorités ni doctrine de travail. Il était devenu légendaire que le responsable du secteur cinéma était débordé, injoignable au téléphone. Les décisions d’aider tel ou tel film, et à tel ou tel montant, étaient prises par un comité de fonctionnaires « généralistes », gérées avec les moyens du bord, mal expliquées, mal comprises parce qu’incompréhensibles : ce qui était d’autant plus mal perçu que, pour les cinéastes et producteurs qui étaient parvenus à franchir les obstacles de la procédure du FED, la subvention européenne pouvait atteindre des montants élevés, insolites pourrait-on dire, jusqu’à des 400.000 ou 500.000 Euro !
En fait toute cette politique s’était en quelques années construite au fur et à mesure, presque en catimini et en tout cas sans fil conducteur, par l’action ou la passion de quelques fonctionnaires et contractuels de la Commission. Sauf que, ce faisant, les fonds européens en étaient venus à tenir le cinéma africain à bout de bras. Dès lors le hiatus avec les modes de gestion était devenu criant.
Exemple typique : en arrivant, j’ai trouvé cinq projets de films (dont Silmande de Pierre Yameogo ou La Genèse de Cheik Oumar Sissoko) dont la subvention avait fait l’objet d’un avis favorable en bonne et due forme du comité de sélection interne…, mais au sein d’une enveloppe consacrée aux projets d’Afrique Occidentale dont on s’est aperçu un peu tard qu’elle était en réalité épuisée ! Les films étaient donc bloqués depuis plusieurs mois au laboratoire. Il a fallu convaincre les responsables du fonds régional, profiter des dernières enveloppes non consommées du 7ème FED, pour finalement trouver l’argent nécessaire.
En changeant les habitudes de travail de la petite équipe « Culture », il a été possible au cours de l’année 1997 d’assurer une présence plus satisfaisante sur le quotidien des dossiers, et simultanément de s’attaquer aux réformes nécessaires en profondeur. Je pense qu’on était en passe de créer un des « guichets » parmi les plus exigeants et les plus transparents pour le financement du cinéma du Sud. Malheureusement le processus s’est rapidement enlisé. D’abord « l’équipe » Culture a été réduite des deux-tiers du fait du non renouvellement de contrats, et de restructurations administratives hasardeuses sur lesquelles il serait trop long de s’attarder. Gérer et expertiser à deux personnes non seulement l’aide au cinéma, mais tout le secteur de la coopération culturelle, n’a évidemment pas de sens : de nouveau le service est devenu parfaitement injoignable ! A cela se sont ajoutées les hésitations de doctrine et les lourdeurs de procédure qui forment le quotidien administratif des fonctionnaires européens, et qui ne sont supportables que si elles sont compensées par un minimum de volonté au niveau politique de la Commission, ce qui n’était pas le cas dans le domaine de la coopération culturelle.
Pourtant, l’avenir est peut-être plus prometteur, c’est en ce sens que je parlais d’une période de transition. Le nouveau Commissaire européen au développement semble sensibilisé aux questions culturelles, et la prochaine Convention Europe-ACP intégrera un volet culturel. Comme on l’a dit, l’assistance technique pour le cinéma va enfin se mettre en place, tout comme le fonds « tous ACP » évoqué tout à l’heure. Quant aux habitudes de sérieux administratif dans le traitement des dossiers culturels, elles me paraissent durablement acquises grâce à l’arrivée récente d’une fonctionnaire européenne impliquée, Anna-Marie Monteyne.
Quelles évolutions percevez-vous dans cette cinématographie ?
Comme bien des observateurs, je perçois les signes d’une crise profonde. Il me semble qu’il s’agit d’abord d’une crise d’identité. Le cinéma africain ne parvient pas ou plus à trouver un ton et un langage propres qui puissent transcender les frontières culturelles, comme ce fut le cas voici quelques années d’une génération de cinéastes africains brillants. Les jeunes n’ont pas véritablement pris la relève.
C’est aussi une crise économique : les structures de financement mises en place dans certains pays africains après les indépendances ne fonctionnent plus guère, ou de façon sporadique, les coopérations Nord-Sud bilatérales ou multilatérales se retirent progressivement, et pratiquement nulle part un système de financement « sain » n’a pu prendre le relais, sain c’est à dire où la production se finance au moins partiellement sur la diffusion.
Enfin la crise a un volet artistique et technique. Le cinéma africain a été tiré vers le haut par des projets de plus en plus ambitieux, avec comme locomotives quelques « grands » films de fiction aux formats du Nord. L’exemple de plusieurs pays africains notamment anglophones nous montre que d’autres formats (vidéo, téléfilms, documentaires) peuvent mieux créer une émulation professionnelle. Le développement du numérique et la production en séries de plus en plus économiques de matériels de plus en plus performants, vont peut-être changer la donne, mais nul ne peut prétendre savoir dans quel délais et avec quelle ampleur.
Quels problèmes vous semblent majeurs à résoudre dans les années qui viennent pour cette cinématographie ? Comment l’UE peut-elle aider ?
Il me paraît nécessaire de considérer les cinématographies de ces pays de façon globale. On a eu tendance à privilégier la production, qui a une valeur emblématique. Il faudra sans doute que l’accent soit davantage mis sur la diffusion (dans les pays africains au premier chef) et sur la formation (technique, artistique, gestionnaire). Sans oublier la recherche, qui est pratiquement inexistante, ce qui interdit de creuser sérieusement la mémoire et l’avenir d’une identité propre.
Par ailleurs une consolidation sectorielle de ces cinémas est urgente. Il ne s’agit pas de créer dans chaque pays africain je ne sais quel système équivalant au CNC français. Mais pour exister, le secteur du cinéma a besoin d’un minimum de sécurité : sécurité économique (en inventant des circuits de réalimentation de la production), sécurité juridique (en assurant la transparence financière et le respect des droits des créateurs), sécurité institutionnelle (par une tutelle administrative régulant l’ensemble du système).
Il me semble également important que les genres cinématographiques soient décloisonnés : le long-métrage, le court-métrage, le documentaire, la création télévisuelle, les films institutionnels et commerciaux, forment un continuum indispensable, s’agissant un secteur économique aussi restreint et aussi pauvre. J’ajoute qu’un décloisonnement géographique est tout aussi souhaitable, pour les mêmes raisons de « taille critique ». Tous les enjeux que j’évoquais, production, diffusion et formation, doivent être envisagés au niveau de la filière audiovisuelle dans son ensemble, et si possible à un niveau au moins régional, sinon panafricain.
Comment l’Union Européenne peut-elle aider à cela ? Ce sera à d’autres que moi de le dire. Mais je crois que, si une volonté politique existe et si un minimum de moyens sont donnés, elle un rôle véritablement majeur à jouer. D’autant que je ne vois pas qui d’autre pourra le tenir, ni les anciens colonisateurs dont les coopérations culturelles bilatérales sont partout en recul, ni les Etats-Unis, indifférents à tout autre cinéma que le leur, ni quiconque.
Mais à vrai dire, mon sentiment est qu’une part essentielle de la réponse tient aux africains eux-mêmes, et en particulier à la capacité des cinéastes africains à s’organiser. A cet égard les trois dernières années ont marqué un recul. La FEPACI n’a pas su rebondir après le départ de Gaston Kaboré de sa présidence, et elle paraît bien absente des grands débats en cours, à court d’influence et d’idées. S’il fallait en choisir un, je dirais que cette incapacité des cinéastes à parler d’une seule voix sur les questions de fond, est peut-être le problème majeur aujourd’hui, dans un paysage mondial des images et du son qui est en mutation vertigineuse.
Quel conseil donneriez-vous à votre successeur ?
D’exister.
Où êtes-vous maintenant ?
Je suis retourné depuis le début de cette année au ministère de la culture en France, qui est ma « maison » d’origine. J’y ai rejoint l’Inspection générale des affaires culturelles. Mes futures inspections m’amèneront sans doute beaucoup plus à arpenter les régions de France que les pays africains. Mais je reste proche des créateurs de ce continent, et je n’exclus pas d’être amené, d’une manière ou d’une autre, à travailler de nouveau avec eux dans les prochains temps.

///Article N° : 1346

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