Les contes et légendes d’Afrique constituent une source potentielle d’inspiration pour les bédéistes africains et occidentaux Tel est le cas d’un conte intitulé La parole, dont l’origine reste indéterminée bien qu’il soit assurément né en Afrique.
L’Afrique regorge de contes et légendes tirés de la tradition orale. Nombre d’ouvrages en font mention et ont permis de sauvegarder ce riche patrimoine : les éditions Clef avec sa collection Fleuve et flamme en leur époque, mais également les éditions Nathan avec leur belle collection Pleine lune Contes et légendes qui concerne toutes les parties du monde, dont l’Afrique. Bien d’autres ouvrages ont recensé ce corpus. Parmi les mieux diffusés, on peut noter : Contes et légendes d’Afrique d’Est en Ouest, Contes et légendes de la corne d’Afrique (Nathan), Contes d’Afrique (Seuil), Contes d’Afrique noire, Contes des rives du Niger, Fables d’Afrique (Flammarion), Les plus beaux mythes d’Egypte et d’Afrique noire (La Martinière), Contes et légendes d’Afrique noire (deux titres, l’un aux éditions Publibook, l’autre aux Nouvelles éditions latines).
L’écrivain congolais Kama Kamanda fait toute sa carrière avec la transcription de contes et légendes essentiellement originaires d’Afrique Centrale. En matière de littérature pour la jeunesse, la collection Contes et légendes des mondes de L’Harmattan compte plus de 300 titres et d’autres éditeurs européens (comme L’école des loisirs) ou africains puisent allégrement dans ce répertoire avec quelquefois de beaux succès comme la formidable aventure de Kirikou, personnage directement inspiré de contes africains.
Dans la bande dessinée, il est malheureusement assez rare que des contes et légendes d’Afrique servent de trame à des uvres. Ce terreau reste peu utilisé, sans doute car il est assez déroutant pour les lecteurs européens, cible particulière de la plupart des albums édités.
Le conte La parole fait quelque peu exception à la règle. Cette histoire a été racontée par l’écrivain Henri Gougaud dans son livre L’arbre aux trésors, légendes du monde entier (Seuil, 1987) : Drid, un pêcheur croise un crâne qui parle sur la plage, tout ému il court en informer son roi. Hélas pour lui, face au roi, le crâne reste obstinément muet ce qui plonge le souverain dans une rage folle. Celui-ci coupe la tête de Drid qui s’en va rejoindre le troupeau des crânes
qui parlent
.
Jean Claude Carrière en livre une version légèrement différente dans Le cercle des menteurs, contes philosophiques du monde entier (Plon, 1998) et Charles Henri Pradelles De Latour en donne une version psychanalytique dans Le crâne qui parle où il étudie la singularité des murs et coutumes de la société bamiléké à travers les lois de la parole. Pradelles De Latour rapportait cette histoire de l’ouvrage de Baskom paru en 1977, African folktales in America où le titre se focalisait plutôt sur le mutisme du crâne : The talking skull refuses to talk. L’Ivoirien l’aborde également dans Si je mens qu’on me tranche la tête, ouvrage publié en 2002 chez Edilis.
Difficile de savoir à quel patrimoine oral se rattache exactement ce conte, Gougaud le situe en Afrique noire, dans un milieu de pêcheurs alors que le pays bamiléké de Pradelles De Latour est situé à l’intérieur du Cameroun, assez loin de la mer. Lassina Coulibaly, pour sa part, le situe dans son pays.
Les potentialités d’interprétations contenues dans ce conte qui propose plusieurs niveaux de lecture et sa dimension fantastique, expliquent sans doute en partie pourquoi il a inspiré plusieurs bédéistes.
Le premier à l’avoir fait est le français, François Bourgeon, dans Le comptoir de Judas, le tome 3 de la série Les passagers du vent, publié en 1981. Il ne s’agit pas réellement d’une adaptation mais plutôt de l’évocation de ce conte à la page 49 de l’histoire. La scène se déroule au XIXème siècle, au fort Judas, principal lieu de transit des esclaves du royaume du Dahomey. L’un des protagonistes, Aouan, guerrier noir chargé de protéger l’héroïne, Isabelle, jeune européenne au grand cur, lui explique que les « blancs » du fort Judas font beaucoup de bruits mais qu’en réalité, les décisions sont prises par un personnage que l’on ne voit jamais, le roi qui siège à Abomey :
«
Un jour un nèg’ y trouve un crâne su’ le sable. Il dit : « Eh ! crâne ! Qui t’a conduit ici ? » « La parole ! » qu’il dit le crâne. Le nèg’ y prend le crâne et il l’apporte au roi : « Regarde, roi ! Ce crâne il parle ! » Le roi dit : « Si c’est vrai tu es riche. Mais si tu mens, tu meurs ! » Alors le nèg’ y dit : « Eh crâne ! qui t’a conduit ici ? » Mais le crâne il dit rien
Alors le roi colère fait couper la tête du nèg’ et s’en va
Quand ils sont à nouveau seuls su’ le sable, le crâne regarde la tête coupée, il se marre et demande. « Eh ! crâne ! qui t’a conduit ici ? » Et le nèg y répond : « La parole ! ».
Le Mauricien Laval Ng a également adapté ce conte dans le numéro 3 de la Revi kiltir kreol en 2003. Etalée sur 4 planches, écrites entièrement en créole, l’histoire intitulée Ene crâne ki kozé est à peu près la même que celle de Bourgeon avec quelques petites variantes : le pêcheur est un chasseur et la scène se déroule en savane. NG utilise l’écriture en lettres majuscules, y compris pour les dialogues ce qui donne un aspect un peu intemporel à cette très belle uvre en noir et blanc.
En 1986, dans l’album Kipenda Roho et autres contes, paru dans la série congolaise Contes et légendes (2), l’illustrateur Lepa Mabila Saye et le scénariste Djungu Simba adaptaient trois histoires dont l’une était inspirée d’un texte de Zamenga Batukezanga, les deux crânes. L’histoire change par rapport aux deux précédentes, il s’agit cette fois-ci, comme l’indique le titre, de deux crânes rencontrés par le sorcier Makuba-kuba (1) au cours d’une promenade en forêt. Désireux de savoir comment ils sont morts, le sorcier les interroge puis les emmène dans sa hutte afin qu’ils l’aident à répondre aux questions des gens sur la mort et gagner encore plus de notoriété. Alerté par sa renommée, le chef d’un village voisin demanda à le rencontrer afin de tester son savoir. Après un échange agressif où le sorcier exige la première épouse du chef du village en échange de la réussite de l’opération, les deux crânes restèrent silencieux aux questions du sorcier. Le chef coupe alors la tête du sorcier. Celle-ci roule à terre et s’en va rejoindre les deux autres crânes.
Enfin, en 2006, dans l’album Dieu qui pue, Dieu qui pète et autres petites histories africaines (Milan), Franz Duchazeau et Fabien Vehlmann mettent en scène – dans la première histoire, Princesse de la colline – plusieurs protagonistes doués de la parole : termites, lion et
Un crâne auquel la petite héroïne, Fatou, auto proclamée Princesse de la colline, s’adresse afin de leur léguer un royaume imaginaire. La confrontation se terminera en bataille généralisée.
Bien qu’inspirées par le même conte, ces quatre histoires se déroulent dans un contexte différent. L’histoire décrite par Bourgeon se déroule très clairement au Bénin : le Fort Judas, qui est devenu par déformation, Ouidah, ville côtière béninoise lieu de lancement par l’Unesco de la route de l’esclave. Duchazeau et Vehlmann décrivent un paysage qui évoque les maisons en banco, la savane herbeuse et les baobabs du Mali. Laval Ng situe le lieu de son histoire en Afrique australe : la tenue du guerrier évoque celles des bushmen, la parure du chef, celle du zoulou, et ses paysages sont proches de la savane épineuse caractéristique de cette région.
Lepa Mabila et Djungu Simba, pour leur part, placent bien évidemment leur histoire au Congo : le nom du sorcier tiré du kikongo : Makuba Kuba, le style des huttes, et l’appellation du chef du village appelé « chef médaillé », terme spécifiques à l’ex Congo belge, renforcent cette conviction. Cet aspect accentue la difficulté de situer l’origine géographique de ce conte que tout le monde s’approprie.
La diversité des approches de ce conte est plus marquée dans les bandes dessinées qui l’ont abordé que dans les transpositions littéraires plus linéaires. Les auteurs (Gougaud, Pradelles, Baskom) soulignent les limites de la parole ou plutôt celles de la parole à tout prix ainsi que l’absence d’écoute que cela entraîne. L’homme devient un crâne car il a trop parlé et n’a pas assez écouté.
C’est bien dans ce sens que se situe l’anecdote de Bourgeon. Par là, Aouan prévient Isabelle qu’elle doit se faire discrète, sa présence et son activité étant source de problèmes. Dans l’histoire rapportée par Laval Ng, l’indiscrétion, la vanité sont peu en cause. Le guerrier voit le crâne comme un prodige et une source de richesse s’il le montre au roi : « Ene crâne ki konne kozé
Kapav fer l’or ar sa ! » se dit-il avant de courir voir son roi. Laval dépeint la situation sur le ton de l’humour (l’histoire se lit le sourire aux lèvres) et dénonce en même temps l’avidité et l’appât du gain. La nécessité de se taire à bon escient passe ici au second plan. La troisième histoire tranche avec les deux précédentes. Le conte de Djungu/Lepa est narré avec un arrière-plan culturel plus affirmé. Là où Bourgeon s’en sert pour illustrer une situation et faire prendre conscience à son héroïne de certaines réalités locales, là où Ng en fait une bluette sympathique et amusante, le 3e conte est beaucoup plus sombre et inquiétant.
De même la relation à la mort diffère selon les versions. Dans les deux premières, l’histoire est vécue comme un éternel recommencement : le héros rencontre un crâne qui l’abuse et devient lui-même un crâne qui abuse un autre chasseur ou pêcheur et ainsi de suite. La mort n’est pas vécue comme une fin mais comme un cycle perpétuel où chacun joue son rôle.
Dans Les deux crânes, c’est le sorcier qui interpelle les deux crânes et les force à lui répondre au début de l’histoire en enfonçant violemment son couteau dans l’un des crânes. Il n’est pas interpellé mais provoque lui-même la rencontre.
De la même façon, l’histoire se termine lorsque la tête roule par terre, sans prologue avec un nouveau sorcier rencontrant à nouveau un crâne
La morale énoncée par un des crânes ne laisse d’ailleurs aucun doute : « Ne sais-tu pas que la mort est partout ? Tu as jeté un défi à la mort, tu t’es cru plus fort qu’elle. Maintenant tu la vois, toi aussi. As-tu compris ? ». Le sorcier meurt car il s’est cru plus fort que la mort, ce qu’appuie la phrase finale : Il n’y a que le christ qui a vaincu la mort (nous sommes dans une maison d’édition chrétienne). Ici, ni valorisation de la discrétion, ni dénonciation de la vénalité
.
Dans Dieu qui pue
, le crâne n’est qu’un protagoniste parmi d’autres et ne se distingue en rien : il n’est pas plus anormal d’entendre un crâne parler que des termites
Tout ceci sort de l’imagination d’une enfant et souligne le côté magique et féerique des histoires africaines, où l’irrationnel règne.
L’universalisme, la richesse d’interprétation de ce conte laissent entrevoir tout le potentiel dont disposeraient les créateurs de bande dessinée s’ils s’intéressaient plus au patrimoine traditionnel africain.
Seules quelques exceptions viennent contredire ce constat.
Les 14 albums de la série Contes et légendes constituent, avec une moyenne de 8 rééditions et réimpressions, l’un des records de vente parmi les livres non religieux de cet éditeur. Cette série avait bénéficié, à l’époque, des talents des principaux dessinateurs congolais : Lepa Mabila, Boyau, Mayo, Sima Lukombo
Malheureusement, cette collection, toujours diffusée dans le réseau des librairies Saint Paul, n’a jamais été suivie par d’autres collections du même genre. Une autre tentative a eu lieu au Sénégal au début des années 80 avec une série de trois albums intitulée Contes et histoire d’Afrique parue aux Nouvelles Editions Africaines (NEA), les tomes 2 et 3 étaient scénarisés par Coulibali et dessinés par Kouassi pour le tome 2 et par Daniel Marteaud et Nguyen Ngoc My pour le tome 3. Les aventures de Leuk, le lièvre, texte de L.S. Senghor et Abdoulaye Sadji, illustré dans un premier temps par Marcel Jeanjean, ont été mis sous forme de bande dessinée par Georges Lorofi aux Nouvelles éditions africaines du Sénégal (NEAS) en 2003. Le personnage de Leuk a été repris par Mayval en 2004 chez L’harmattan : Les aventures de Leuk le lièvre : les arbres magiques.
Les seuls autres exemples restent l’album Dieu qui pue, Dieu qui pète et autres histoires africaines, véritable petit bijou paru en avril 2006 qui s’inspire d’histoires, légendes et contes situés en Afrique avec des héros africains, ainsi que l’album des éditions Segedo paru en 1990, Les deux princes de Bernard Dufossé et Serge Saint Michel, qui s’inspirait d’une légende sahélienne.
Enfin, Laval Ng, va éditer prochainement Contes soufi d’Afrique, en se fondant sur un livre illustré de Cheikh Abdoulaye Dieye candidat malheureux à la présidence sénégalaise de 2000 et décédé dans un accident de la circulation en 2002.
Hormis ces cas isolés, les adaptations sont rarissimes. Pourtant, avec l’exode urbain, la disparition des langues vernaculaires (concurrencées par les langues nationales), il devient fondamental de conserver et de diffuser par écrit ce patrimoine qui, progressivement, perd de son sens pour les jeunes générations. Les ethnologues, les auteurs de jeunesse le font malgré tout, mais la bande dessinée qui a incontestablement des vertus trans-générationnelles, serait plus à même de jouer ce rôle, encore faudrait-il que les créateurs, les éditeurs et les bailleurs se mobilisent !
1 – 2e éd. de Ethnopsychanalyse en pays bamiléké
2 – Editions Saint Paul
1. Makuba, en langue kikongo, signifie mensonges, feintes, ruses. Le dédoublement du suffixe indique qu’il ya insistance.///Article N° : 7080