Présenté à la Berlinale 2024 pour sa première mondiale dans la section Encounters, Demba fait le tour des festivals. Des sorties en salles au Sénégal et en France sont prévues. Lire notre critique du film (article n°16151)
Olivier Barlet : Le Père de Nafi, ton premier long métrage, a-t-il facilité les choses pour le deuxième ?
Mamadou Dia : Il a beaucoup aidé en expérience, à comprendre le marché, et ce que nous avons compris, c’est de toujours faire ce qu’on aimerait faire ! Ce sont des films qu’on fait de nous-mêmes, même si Demba a coûté plus cher. On a tourné dans la même ville, avec presque la même équipe artistique, le même processus de faire beaucoup de répétitions. On a donc profité de cette expérience mais ce qui n’a pas changé, c’est le problème de la distribution. On ne sait toujours pas comment montrer nos films à travers le monde. Nous nous y attendions. Les festivals permettent de rencontrer le public et le bouche à oreille se met peu à peu en place.
Pour présenter le film au public du festival Cinémas d’Afrique de Lausanne, tu as dit que c’est un film à voir avec le cœur. C’est effectivement un film un peu difficile à saisir et qui demande une démarche de ce type.
Oui, c’est un film qui parle de la santé mentale et de la dépression. Quand on est dépressif, de mon expérience, on se ferme nous-mêmes. Demba s’enferme sans le savoir. Ce qu’il a, c’est l’amour qu’il a eu avec tous, son cœur quand il va mieux. Dans l’expérience de la dépression, on ne décide pas quand on va être dépressif, qu’on va vivre un moment très bas, que notre esprit va voyager, qu’on va avoir des pensées lourdes et négatives. Le film est constitué ainsi : il essaye de suivre ce que vit Demba, ses émotions intérieures, plutôt que ce qu’il est. Il n’arrive pas à expliquer ses sensations. Il s’agit donc pour le spectateur de s’ouvrir avec le cœur et de voir un personnage fragile et à la fois de comprendre son trajet. C’est un voyage qu’il fait avec sa communauté, avec son fils, jusqu’à ce que son expérience personnelle le métamorphose.
Ce film vient de ta propre expérience ?
Oui, j’ai perdu ma mère alors que j’étais encore à Matam, au nord du Sénégal. Quand on me le demandait, je disais qu’elle était vivante et allait bien, parce que je ne pouvais pas supporter le regard de pitié que les gens pouvaient avoir ou bien la gêne qu’ils manifestaient parce qu’ils ne savaient pas s’ils devaient en parler ou non. Cela devient un mur froid qui se crée. Vingt ans plus tard, aux Etats-Unis au moment du covid, mon assurance médicale m’offrait la possibilité de parler à une psychothérapeute, ce que je n’avais jamais fait. En tant qu’homme noir, subsaharien, musulman avec tout le bagage qui va avec, je me suis dit que je n’avais pas besoin de cela. Mais j’ai essayé avec un jeune thérapeute de mon âge. Il m’a fait prendre conscience que j’étais dépressif quand j’ai perdu ma mère. J’ai voulu en parler aux membres de ma famille mais me suis aperçu qu’en peuhl, on n’a pas de mot pour la dépression, alors qu’elle fait partie des phases du deuil. Comment survit-on à la dépression si on ne peut pas la nommer ? Comment Demba peut-il survivre à quelque chose qui n’a pas de nom dans sa communauté ? Le film est donc un outil thérapeutique face à ce tabou qui touche la famille entière. Ben Mahmoud Mbow, l’acteur qui joue Demba, a lui-même perdu sa mère et a connu la dépression (ou au moins cette phase dépressive). C’était bien de pouvoir ainsi échanger dessus.
Il est étonnant qu’il n’y ait pas de nom pour une maladie si commune !
Oui, tout à fait. On la décrit mais elle n’a pas de nom. On dit « Je ne suis pas, aujourd’hui ». En peuhl et en wolof, cela veut dire que ce n’est pas un bon jour. Ce qu’on a perdu dans certains sociétés, c’est que non seulement le deuil mais la vie entière est ponctuée de rencontres communautaires. On sait que la dépression est là et on sait la gérer par un accompagnement. Le dépressif sait qu’il est dépressif. C’est quand on est dépressif qu’on est le plus jovial à l’extérieur parce qu’on cherche à cacher la dépression. Demba s’accroche à tout pour la cacher. Cette société offre encore la possibilité de savoir qu’on est écouté et que quelqu’un vous soutient, et qu’au jour le plus difficile on est toujours aimé. Le film explore les manières autochtones de prise en charge.
Le Ndoep peut-il jouer un rôle ?
Il est chez les Lébous et non chez les Peuhls, mais je sais que la thérapie collective aide beaucoup. Les thérapies actuelles insistent sur le fait de ne pas couper la personne de sa communauté. C’est d’ailleurs ce que Fanon recommandait dans sa pratique : ne pas retirer la personne de son environnement. La personne peut continuer d’être appréciée malgré sa santé mentale.
L’absence de désignation dans la langue ne signifie donc pas un déni.
Ce n’est pas un déni.
Mais est-ce un tabou ?
Je pense que c’est un tabou dans la mesure où on n’en parle pas souvent mais tout le monde le sait. On arrive même à définir les personnes : on dit qu’elle a différentes couleurs pour dire qu’elle change d’humeur tout le temps, qu’elle se met en colère. La personne les entend. C’est pris en compte.
Le fait d’avoir connu la dépression donne-t-il une certaine sensibilité ?
Je crois que l’expérience de la dépression permet de comprendre que ce n’est pas la faute de la personne. On lui dit : « Ressaisis-toi ! », ou bien : « Vois le bon côté des choses », comme si être dépressif était un choix. Je me souviens que je n’avais aucun contrôle sur la dépression. Tout ce qu’on peut offrir aux dépressifs, c’est les écouter. Je me souviens avoir été très silencieux et vouloir garder ce silence. Comment négocier cela ?
C’est un peu ce que dit Demba à son fils Bajjo, lequel est central dans le film car il évolue.
Tout à fait. Il se rapproche de son père mais il a une peur qu’il ne dit pas car il sait que ces maladies mentales peuvent être héréditaires. La question de la mort de la mère et du rôle de son père le travaille. Il a beaucoup de ressentiment au départ. On en veut au père jusqu’à ce qu’on ait l’âge du père et que l’on se rende compte de ses difficultés. Sa peur est cependant aussi que son père se suicide, d’où l’importance d’organiser une mort collective.
Quant à sa copine, Oumy, elle n’est pas dépourvue d’ambiguïtés…
La base de la thérapie moderne est de dire qu’on souffre tous de la santé mentale, mais à des niveaux différents. Oumy est un peu folle elle aussi puisqu’elle manigance tout un système pour de l’argent. Bajjo le sait mais elle est là pour signifier que leur amour est semblable à celui que Bajjo a vu entre son père et sa mère Awa, qui était la seule personne qui acceptait Demba tel qu’il était. Oumy a ses contradictions car c’est une fille moderne, à Matam où tout le monde est aussi sur internet.
La dépression est une fracture de l’individu. L’esthétique très fragmentée du film ne correspond-elle pas à la volonté de placer le spectateur dans cette compréhension ?
C’est ça. Demba vit des flashbacks qui deviennent des hallucinations. C’est comment évolue la dépression. Au début, on se rend compte des moments où on ne va pas bien. Ce sont les autres, parents ou amis, qui signalent que ce n’est pas un bon jour. Et puis tout devient confus. Demba ne voit plus ses hallucinations mais nous nous en rendons compte. L’idée était d’amener le spectateur dans ce que vit Demba. Il est victime de ses doutes. Son visage dit tout ce qu’il a vécu.
La mort d’Awa semble être un déclencheur.
Oui, la dépression est pour certains une maladie dormante qui se réveille à la faveur d’événements traumatiques.
Ce qui arrive à Demba est constitué d’une série de choses qui viennent le bousculer, des digressions dans le récit qui évoquent l’oralité.
Tout à fait, l’oralité est très importante dans l’histoire. Ce que j’ai de ma mère n’est que ce qu’on m’en a raconté. Les souvenirs sont flous si bien qu’on joue sur la mise au point, sur la lumière, sur les plans, sur la position de Demba dans le cadre car il ne sait plus comment se placer dans la réalité. Il essaye de travailler à la mairie mais il est déphasé, ce qu’on essaye de montrer dans son cadre aussi bien que dans son jeu. Il va et vient dans le temps car il a du mal à voir ce qui est présent et ce qui ne l’est pas.
Demba affirme en début de film : « Je ne suis pas inutile », comme un mantra dont il voudrait se persuader.
Oui, il a travaillé durant 27 ans à l’état civil et se voit remplacé par l’ordinateur : il n’arrive pas à s’adapter. Son fils, lui, travaille dans un cybercafé. Même au nord du Sénégal, les logiques pécuniaires mettent à la retraite ceux qui ne suivent pas. Demba est fier de son travail et quiconque ayant ses soucis n’aurait pas fait mieux.
Mais il est trahi par le maire.
Absolument. La distance avec le politique est flagrante dans une petite ville comme Matam. On ne voyait les élus que pendant les campagnes électorales où ils promettaient tout pour finalement ne rien faire. On vit dans un monde où les gagnants ne sont souvent pas les bonnes personnes. C’est une machine très lourde qui ne change pas facilement.
Le fils ne veut pas de l’argent sale de Demba, signifiant que son père n’est pas clair non plus.
C’est un gros problème au Sénégal. Demba est un fonctionnaire de l’état-civil qui prend les dessous de table. Il n’est pas parfait. C’est juste une personne qui souffre et qui essaye d’être le mieux qu’il peut.
Demba manipule la vie et la mort, ce qui n’est pas rien !
Exactement. C’est aussi quelqu’un qui doit naître. Son travail est de donner de la trace, de créer des vies car on n’existe pas sans les papiers correspondants. Cela lui donne beaucoup de pouvoir. Il ne change rien dans la vie des gens mais sans lui leur vie serait difficile. Son travail est une métaphore du jeu entre la vie et la mort. Il pense toujours faire du bien et se donne les raisons de sa grappille.
Cela fait beaucoup de choses qui s’entrelacent dans l’écriture du film.
Il m’était important de montrer la sournoiserie de cette maladie. Elle prend toute ton énergie. On voudrait pouvoir se couper du monde. C’est ce qui arrive à Demba : il essaye sournoisement d’exister. J’ai grandi dans une communauté et ne cherche pas à faire un film sur un individu. Ce que la communauté fait nous affecte. C’est elle qui doit renoncer au tabou et laisser Demba revenir à la vie normale.
Le but reste de nous faire sentir combien Demba est perdu.
Oui, c’est pourquoi c’est un film à voir avec le cœur. Le spectateur sent que Demba est en souffrance. On voudrait soutenir mais on ne sait que faire, avoir les bons gestes envers les gens dépressifs ou en deuil. Il nous faut être conscient que Demba lui-même ne sait pas quoi faire. Il ne cesse d’appeler à l’aide mais ne sait pas quelle forme cela peut prendre. Le film cherche à transmettre cette sensation.
Pekane, lui, est vraiment fou. Il hante les nuits, comme dans un conte.
C’est un personnage que je connais réellement, qui était enchaîné par sa propre famille pour protéger la communauté. Pekane est ce que pourrait devenir Demba s’il ne se prend pas en charge. C’est la seule connexion honnête, désintéressée, dans le film. Demba comprend ce que veut Pekane : que quelqu’un chante pour lui un jour. Cette relation d’alter-ego était la première relation que j’ai imaginée pour l’histoire. Elle est forte et naturelle. Pekane sourit seulement à Demba. Ils se reconnaissent comme des anciens combattants. Mais seule la communauté peut décider de libérer Pekane.
La fête de Tajabone achève de déséquilibrer les spectateurs qui ne la connaissent pas !
Originellement, la Tajabone est une fête païenne très ancienne. Il s’agit de tromper la mort. C’est la nuit où la mort arrive avec la liste de ceux qui doivent mourir. Du coup, ils mettent les habits de leur femme et vice-versa pour que la mort ne les reconnaisse pas. Et comme ils n’ont plus peur de la mort, ils font la fête. Ils mangent et dansent. Il s’agit donc de rester en vie plus longtemps. Dans le film, Demba va essayer de tromper la mort avec la communauté. Au fond de la dépression, on voudrait mourir, mais la communauté nous prend en charge. Cela peut être très physique, ou bien symbolique comme dans le film : une renaissance, un passage d’une vie vers l’autre.
Il est étonnant de trouver ce mélange d’habits dans la société sénégalaise qui condamne si fortement l’homosexualité.
C’est une bonne question. La Tajabone a toujours existé. On voit dans la rue les hommes se tenir la main entre amis. On trouve des personnages très efféminés dans des films comme Touki bouki ou Faat Kiné. Durant les cérémonies familiales, des gens faisaient le lien entre les hommes et les femmes. Tout cela disparaît peu à peu mais le Tajabone reste.
L’image de Sheldon Chau dans le film est toujours signifiante avec un travail impressionnant sur la lumière.
On a pu louer des caméras Alexa à Dakar et Sheldon est fantastique. C’est un chef opérateur avec qui je discute depuis le début du projet. C’est lui qui a fait aussi Le Père de Nafi. Le fleuve Sénégal à Matam joue aussi son rôle, qui a une belle lumière toute la journée. Et on a travaillé les costumes pour que le film soit visuellement beau.
Comment travaillez-vous ensemble ?
Il lit mes propositions, avec des plans et scènes que je voudrais. On commence par ça et pour le reste on discute. Sur le plateau, on s’adapte à l’évolution des décors. On cherche l’angle de caméra qui corresponde à chaque scène.
Les scènes d’intérieur sont nombreuses, qui ne sont pas faciles à gérer.
Oui, il faut s’adapter. On a une bonne équipe déco. Même si un acteur ou un technicien est à sa première expérience, c’est toujours une discussion où il peut donner son avis. On forme peu à peu une équipe, notamment avec les acteurs : Aïcha Talla (Oumy) avait déjà le rôle principal dans Le Père de Nafi ; Ben Mahmoud Mbow (Demba) y avait aussi un rôle. On s’amuse bien ensemble. Quand on est là, on dort dans le même petit hôtel. Le quartier est au courant du tournage et prend les choses en charge en demandant le silence si nécessaire. Chacun est prêt à participer, c’est une bonne ambiance.
En voyant Demba, on pense bien sûr à Djibril Diop Mambety, dans cette manière d’aller vers le fantastique.
J’ai toujours pensé que j’étais plus proche de la fibre réaliste de Sembène. Quand à Berlin les critiques ont commencé à parler de film expérimental, j’étais choqué. Je ne voyais qu’un film issu de mes expériences. Djibril, on a vu ses films, on l’a entendu parler, ses influences sont toujours là. Mais les influences sont parfois tellement digestes qu’on ne se rend pas compte qu’on s’inspire de quelqu’un. Ce sont les critiques qui le voient. Djibril a ouvert les choses, il a expérimenté, il nous a donné le courage de faire le film tel qu’on le veut.
Lausanne, août 2024