Guadeloupéenne, vivant et enseignant aux Etats-Unis, à l’Université de Columbia, Maryse Condé publie un nouveau livre : Célanire cou-coupé (Robert Laffont), roman fantastique qui se situe en Côte d’Ivoire pendant la colonisation. A l’occasion de sa sortie, l’écrivain récapitule sa position sur l’engagement, l’identité et la patrie.
Vous disiez à propos de votre dernier livre, Contes vrais de mon enfance, qu’il vous a permis de reposséder une terre, une langue en tant que femme.
Toute mon enfance a été en fait me transformer, transformer l’enfant que j’étais en une très bonne copie d’une française. Il fallait bien travailler à l’école, il fallait bien parler français, il fallait oublier enfin tout ce qui pouvait m’empêcher d’atteindre ce que mes parents croyaient l’idéal. Les Antilles, c’était un vague décor, des cocotiers et peut-être la montagne mais ce n’était pas une terre avec éventuellement une culture. Après, il a fallu réapprendre, ou même apprendre, ce que c’est qu’être Antillais, découvrir en fait ce que ça signifie d’être née là et pas ailleurs, définir ce rapport à une île que vous ne connaissiez pas du tout, c’était très long. Et un des moyens qui m’a permis d’exprimer cette repossession, c’était écrire.
Vous vous considérez donc comme une rebelle ?
J’étais en rébellion contre ma famille. L’autre volet de la rébellion – mais est-ce une rébellion ça ? – c’est que jusqu’à aujourd’hui je rentre en France avec un passeport où il y a marqué « Nationalité : française ». Mais malheureusement cela est un problème collectif et comme il n’y a pas de combat collectif en Guadeloupe, enfin il n’y a plus tellement de combat, je ne suis plus en rébellion. C’est une rébellion qui, n’ayant pas pu s’accomplir dans les faits, est devenue personnelle.
Vous n’êtes plus indépendantiste ?
J’ai commencé à être indépendantiste dans les années 60 avec les grands mouvements ; on n’y arrive pas.
Pourquoi ?
Parce que la mentalité française est totalement coloniale. Je ne vois pas les Français accordant à leurs vieilles colonies, comme l’Angleterre l’a fait, une possibilité de sortir de la nation. Ils disent qu’il faudrait un référendum, un changement dans la Constitution. Je pense que s’ils voulaient négocier une sortie, une libération de leurs colonies, ils pourraient le faire. Regardez ce qui ce passe avec les Kanak. Au lieu de laisser le mouvement kanak devenir indépendantiste, on les fait attendre dix ans. Finalement, je ne pense pas que les Français soient jamais des décolonisateurs. Ils ont été obligé de lâcher du lest en Afrique mais ce qu’ils ont laissé d’un côté, ils l’ont repris de l’autre.
Est-ce qu’écrire pour vous est un engagement et quelle sorte d’engagement ?
L’engagement pour moi a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, quand j’ai commencé à écrire, j’avais lu Césaire et donc écrire était un acte collectif : j’écrivais pour les autres. Il fallait toujours que le sujet du roman soit clairement un sujet révolutionnaire, le mot est fort, mais un sujet qui permette au peuple de s’identifier. Je me suis rendu compte très vite qu’avoir des héros positifs, avoir des situations exemplaires, avoir une sorte de fin qui serait heureuse, ouverte, c’est un piège. En fait, si je suivais toutes ces exigences, cela m’amenait à faire une littérature fausse, uniquement construite sur des clichés. Dire que le « je » est un « nous », c’est un mythe. On ne peut pas parler d’une collectivité quand on écrit : on ne parle que pour soi et de soi et qu’à soi. Donc, au fur et à mesure, je me suis rendu compte que l’engagement était plus complexe. En fait, l’engagement c’est raconter des histoires que vous ressentez profondément, des problèmes que vous ressentez profondément et qui peut-être vont permettre à d’autres personnes de se retrouver et de s’éclaircir elles-mêmes. Mais ce n’est pas donner des solutions à des gens qui en ont besoin. On n’a pas de solution. On est fourré dans les problèmes.
Donc, être engagée c’est dire la réalité ?
Oui, mais dire la réalité de manière à éclairer ce qui peut être difficile à percevoir pour quelqu’un qui vit simplement. L’écrivain a quand même un devoir, s’il en a un, c’est de réfléchir plus profondément aux situations que celui qui est empêtré dans la vie. Il a le loisir de rentrer dans son bureau, de passer sa journée à réfléchir et à écrire ; il faut donc qu’il profite de cette liberté, de cette chance miraculeuse, pour réfléchir plus profondément à certains problèmes et les présenter aux autres. Par exemple, mon avant-dernier livre, Desirada, était une réflexion sur l’identité. On nous fatigue beaucoup, nous les Antillais, on nous dit toujours : « Choisissez ! Vous êtes Africains ? Vous êtes Européens ? Vous êtes ci ? Vous êtes ça ? » Finalement, on va arriver à une époque où on n’aura plus besoin de choisir, on pourra simplement dire je suis ce que je suis, avec beaucoup de lacunes, de vides, qu’on n’a pas comblés mais qu’on est arrivé quand même à cerner. Je pense que les gens autour de nous sont tous assommés par cette question du choix mais n’ont pas le temps de réfléchir comment faire pour répondre à cela. Un écrivain a le temps de réfléchir et de proposer éventuellement sa solution personnelle en se disant qu’elle va peut être éclairer les autres
C’est pour ça vous croyez qu’il y a tant de réécriture de l’histoire, par exemple Assia Djebar
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Oui, comme nous vivons dans un monde de mensonges, tout autour de nous est faux, je pense qu’un des devoirs de l’écrivain est d’aider les gens à se reconnaître dans tous ces mensonges, dans toutes ces contre-vérités, pour essayer de voir un peu le chemin qu’ils peuvent prendre.
Vous avez choisi de vivre ailleurs mais comment s’est fait ce choix ?
En France, j’essayais de me faire entendre avec une voix qui serait différente. Ce n’est pas chez moi mais enfin on peut m’entendre comme une personne qui parle d’ailleurs. Mais c’était impossible car l’ailleurs dont je venais était revu et corrigé par les Français qui m’entouraient. Vivre en France pour moi c’est l’enfer : c’est tout le temps être ravalée au rang d’un objet exotique, secondaire, qui n’a pas de place dans le panorama culturel, qui n’a aucune place dans le panorama culturel. Il n’y a pas de place pour les paroles antillaises. Donc je n’arrivais pas faire entendre ce que j’étais. Quand j’étais chez moi en Guadeloupe, je n’arrivais pas non plus à dire ce que j’étais car ça choquait : il y avait cette définition du Guadeloupéen dans laquelle je n’arrivais pas du tout à m’inclure. Donc je suis très bien ailleurs parce que je suis moi, Maryse Condé, avec peut-être des contradictions mais je vis avec elles très bien depuis que j’existe ! C’est ailleurs que je peux m’exprimer comme je voulais le faire.
Mais pourquoi les Etats-Unis ?
L’Amérique, contrairement à ce que les Français disent, est un endroit où on laisse terriblement la paix aux gens. On peut ne pas parler l’anglais et vivre très bien à New York. On peut être différent. On peut avoir son imaginaire qui fonctionne de manière tout à fait particulière, on peut avoir sa voix à soi. Matériellement, pourquoi en Amérique ? Parce qu’on m’a invitée. Vous voyez déjà la différence. On m’invite à venir enseigner aux Etats-Unis. J’ai enseigné en France pendant dix ans, chargée de cours, précarité à tous les niveaux, alors qu’aux USA, j’ai une chaire. Le respect, l’attention qu’on m’a apporté aux Etats-Unis m’a permis de m’exprimer.
Vous n’avez pas retrouvé aux Etats-Unis le racisme ou l’exclusion évoqués tout à l’heure ?
Aux Etats-Unis, j’ai une chance merveilleuse : quand j’ouvre la bouche, ne serait-ce que pour dire yes ou no, on voit tout de suite que je suis francophone. Ce qui déclenche le réflexe américain : « on fera tout pour que cette étrangère apprécie l’Amérique, c’est un grand pays démocratique, libéral et il faut qu’elle le comprenne ». Pour moi, étrangère, les problèmes de racisme et d’exclusion que vivent les Africains-Américains, je dois dire qu’à part des moments très mineurs, je ne les ai jamais rencontrés.
Mais est-ce que ça ne vous amène pas à être en porte-à-faux vis à leur égard ?
Ils est certain qu’un Antillais en face d’un Africain-Américain a un problème, un problème de diaspora. C’est quoi les diasporas ? On pense que ce sont des gens qui sont tous pareils, qui ont les mêmes problèmes, le même rapport à l’Afrique. Ce n’est pas vrai. C’est un problème interne que nous sommes en train de résoudre avec des rencontres, des colloques etc. Il y a beaucoup d’amitiés personnelles mais au niveau de la collectivité, c’est dur. Nous sommes perçus comme des gens qui prennent leur place, qui prétendent qu’il n’y a pas de racisme – ce qui est faux : on sait qu’il y a du racisme. On ne souffre pas directement, mais on sait, on voit. Donc finalement on a un travail à faire de communion entre les communautés.
Qu’est-ce que la patrie pour vous ?
Je peux définir ma patrie, ça s’appelle Montebello, c’est un petit coin de la Guadeloupe dans lequel j’ai une petite maison avec une galerie et quand je suis là, j’ai la liberté d’être telle que je suis à la suite d’une longue histoire particulière. J’ai autour de moi ce qui compte pour moi, à savoir le pays, le ciel, la mer, le vent, les cyclones, et quand je suis dans ce petit coin là je me moque complètement de ce qu’on peut penser, de la définition que les autres donnent de moi. Donc, finalement, je n’ai pas tellement cherché à m’enraciner parce que je porte ça avec moi partout. La patrie, elle est avec moi partout où je suis.
Et la langue, peut-elle être considérée comme une patrie ?
Je crois que oui mais pas une patrie première : c’est une patrie, mais je la mettrais peut-être au second plan parce que, quand même, je n’arrive pas avec des Français de France, bien que ce soit eux que je fréquente beaucoup à New York, à l’intimité que je peux avoir avec des Antillais même s’ils ne sont pas francophones, de Porto Rico ou Saint Domingue.
Est-ce que vous croyez que depuis 62, le mot francophonie a changé de sens ?
Un peu quand même. Au début c’était un ensemble de pays qui parlent français et dont le moteur culturel était la France. Je pense qu’au fur et à mesure, ça s’est effrité et que les pays d’une manière ou d’une autre ont pris une sorte d’indépendance, au moins culturelle. Je crois que le mot a changé de sens mais il ne me gêne pas en fait. Francophone, c’est celui qui parle français. Pourquoi pas ? Nous parlons français et je pense que le français, on en fait ce qu’on veut, ce n’est pas parce qu’on parle français qu’on reste viscéralement attaché à la France mais il faut reconnaître qu’on a en commun une langue que chacun manipule à sa façon. Je crois que les langues appartiennent à ceux qui les parlent sans mauvaise conscience, sans se casser la tête ; et finalement, on arrive à imposer des discours de ces littératures qui s’expriment en Français mais qui véhiculent une culture, des problèmes, une technique de narration qui n’est pas la technique française. Vous voyez, je ne crois pas que la langue française appartienne aux Français, elle appartient à l’écrivain, c’est comme ça qu’il exprime son moi. Finalement, il n’y a pas de langue française : il y a la langue de chaque écrivain.
Lorsque vos livres sont traduits en anglais, que devient l’idée de la francophonie ?
Mon mari traduit mes livres. En principe, ce devrait être un travail d’équipe, or – et il s’en plaint beaucoup – j’ai l’impression qu’un de mes livres qui passe en anglais a aussitôt une autre musique, une musicalité que je n’ai pas créée. Par conséquent, ça ne me concerne pas tellement.
Le public américain vous considère-t-il comme un écrivain français ?
Non, il me voit comme un écrivain des Caraïbes.
Ecrivez-vous pour les vôtres ?
J’ai l’impression en écrivant que j’écris seulement pour moi mais après, quand je me relis, je m’aperçois que j’ai pensé à des tas de choses : ma famille qui m’a toujours un peu assommée, des amis ou un des maris. On croit qu’on écrit que pour soi, mais comme on est un être social, soi c’est aussi la société qui nous a formé. Donc, dans le temps, on ne pense qu’à soi mais on pense aussi à une part de soi qui est formée, qui répond
Qui est habité ?
Oui, par la société. A la Guadeloupe c’est un peu un rapport particulier. C’est simplement une sorte de spectacle continu. Les gens, ils vous connaissent, ils vous voient à la télévision, ils vous écoutent à la radio, ils reconnaissent votre voix, ils disent : « C’est Maryse Condé qui parle ». Mais les livres, ils ne les ont pas trop lus !
Et à l’extérieur ?
Oui. Les Antillais de France, ceux qu’on appelle les « Négrolitains », nous lisent dix fois plus que les Antillais du pays réel. Parce que je crois qu’ils sont à l’extérieur et ont plus besoin que ceux qui sont à l’intérieur de présence qui soit un peu un réconfort. Et puis ils sont dans des sociétés où on lit ; ils prennent cette habitude. Nos grands lecteurs sont les Antillais de la diaspora. Ils nous lisent, c’est terrible. Ils lisent bien. Je rencontre des tas d’Antillais, des gens simples, qui lisent les livres, qui posent des questions, qui veulent me rencontrer. C’est étonnant, c’est agréable pour ça de venir à Paris parce que c’est là qu’on va le plus vers ses vrais lecteurs !
Qu’est ce qui vous reste à aborder ? Je sais que vous n’aimez pas tellement parler de vos projets
Non, non, j’ai envie de faire, ça vous fera rire, de la littérature de science-fiction. Laissez moi vous dire pourquoi. J’ai un ami en Amérique, un écrivain Africain-Américain, Walter Mosley, qui écrit des polars. Il me dit : « Ecoute Maryse, le seul moyen de changer un peu l’imaginaire de nos peuples qui est obsédé par les problèmes d’esclavage, d’aliénation, de domination coloniale, c’est de créer de la science fiction, des romans qui leur parleraient d’un autre monde, complètement différent ». Je vois là un défi vers lequel j’ai envie d’aller. Ce n’est pas la science fiction au sens où les Européens en font, c’est une sorte de science fiction qui aurait un postulat de départ un peu pédagogique, un peu libérateur. Faire entrer les Antillais dans un monde qui ne soit pas celui qu’ils connaissent, un monde qui soit a eux, les faire posséder leur monde, devenir cette fois les gagnants au lieu d’avoir été toujours les perdants, les dominés. Essayez de lire Célanire cou-coupé sous cet angle : c’est un début de la voie dans laquelle je veux m’orienter. Cela n’a rien à voir avec le monde bête et méchant dans lequel nous sommes – il n’y en a encore un peu bien sûr, parce que là je n’ai pas complètement réussi mon coup car je n’ai pas pu oublier certaines données mais c’est un départ, je crois ! Je vais aller de plus en plus dans cette voie.
Catherine Dana est professeur de Littératures francophones à Paris VIII.///Article N° : 1728