Le livre du devoir ou les maternités impitoyables de Maryse Condé

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Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d’éminences,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances.

Rimbaud, Les Poètes de sept ans.

Sur la photo de famille, sorte de tableau vivant, personne ne sourit. Le souvenir en noir et blanc, un peu jauni, orne la couverture du livre et lui sert en même temps de bandeau. À la gauche du cliché, le fils de Jean Dominique, Denis Boucolon. Le garçonnet au teint clair, un peu efflanqué, œil dévasté déjà, domine de ses 10 ans, peut-être moins, la tribu féminine qu’il semble protéger, ses deux mains tendrement posées sur les épaules de sa demi-sœur.
Même acuité du regard, même posture roide que son père, émacié comme un rapace, Denis, trop mou pourtant, trop « petite fille ». Le garçonnet est environné de trois demi-sœurs à la peau plus foncée, charmantes avec leurs petites robes d’indienne et leurs prunelles de jais. Sylvie-Anne, portrait de sa mère, Aïcha, la plus farouche des filles, Léïla, toute mignonne en blanc, sur une balançoire. On dirait des menines de Vélasquez qui semblent plus pressées de retourner jouer à des jeux d’enfant qu’à prendre la pause. Au premier plan, assise est une figure immobile, marmoréenne, n’eût été le demi-sourire qui anoblit le visage de toute Mère en majesté. Une mère… qui est aussi un père tant elle est virile et animée d’une volonté de puissance : Maryse Condé.
La ressemblance du gamin avec l’Agronome est faulknérienne. Nette, simple, aussi précise que l’écriture de l’œuvre, donnée à lire dans une admirable pureté de langage. Comme si les figures de violence, parfois extrêmes, qui seront exposées tout au long des pages, risquaient de mettre en péril la fondation même du pacte autobiographique. Rétablir des faits dissimulés, reconstituer le perpétuel palimpseste d’une romancière qui effaçait ses traces au fur et à mesure du déploiement du cycle autobiographique – formé de deux autres récits – nécessitait une transcendance de style.
Si certaines pages sont assez belles, je songe à d’autres images, lorsque Maryse Condé décrit les douleurs de l’enfantement dans des cloaques infâmes. Le style devient hors style, les moyens défaillants pour atteindre « les régions sans mémoire » (Deleuze). Les phrases prennent alors cette qualité qui les rend organiques, primitives, instinctives pour exprimer les peurs mêlées aux joies, l’exultation dans l’exploit physique de donner la vie, après avoir lâché « un paquet d’eau sale » : « Le souvenir de ce que j’y ai enduré reste gravé dans ma mémoire et me réveille encore la nuit. » (p. 93)
C’est une mère déprimée, entravée dans sa capacité à investir, aimer et chérir ses enfants. Elle veut mourir. Une mère qui ne peut choisir l’amour affectif et charnel comme mode de connaissance de son enfant ; une mère aux yeux secs dont le regard amoureux est démenti par son corps ralenti ; une mère enfin entravée dans son désir pour son enfant. La folie maternelle qui pousse la mère au don de soi va être annulée ou tempérée ou encore accrue par nombre de dimensions et d’événements tout au long des pérégrinations de Condé entre la France, l’Angleterre et l’Afrique de l’Ouest : la Guinée, le pays de son mari, le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Sénégal où elle enseigne et rencontre son traducteur d’anglais devenu son dernier mari, Richard Philcox.
Et n’est pas moindre une passion insidieuse pour Haïti, à travers son Histoire, ses écrivains exilés au Sénégal, Roger Dorsinvil, Jean Prophète, Jacqueline et Lucien Lemoine, l’île des Grands Nègres, où le despotisme comme en Afrique étouffait la liberté de parole.
Que nul enfin ne rentre dans ce livre s’il n’est fasciné par la beauté douloureuse des femmes noires, leurs amours empoisonnées, leurs déliquescences, leurs maternités impies, leurs hommes irresponsables, leurs enfants chétifs, s’il n’est disposé à entendre l’impensable, à s’exposer aux ravages d’une époque politique honnie : celle des nationalismes postcoloniaux dont Frantz Fanon esquissait naguère les mésaventures dans Pour la Révolution africaine.
Métaphores de la douleur
Deuil, rupture, grossesse non désirée et maladie assombrirent les premières années de Maryse Condé en France. Peu de temps après son arrivée à Paris, à l’âge de 16 ans, la jeune étudiante Maryse, brillante, promise à un riche avenir, apprend le décès subit de sa mère. Son aîné Guy, dit Guito, son protecteur, un grand frère et un mentor – figure bienveillante qu’elle n’a cessé de rechercher auprès de nombreux hommes – est emporté lui aussi à ses vingt ans par une mystérieuse maladie neurodégénérative et héréditaire : « cette maladie des Boucolon » – troubles de l’équilibre, troubles de l’élocution, troubles de la coordination des mouvements – qui saisit l’un après à l’autre les membres de ma famille… » (p. 66) Le mal, qui débute à l’âge adulte, frappe tous les porteurs de l’allèle dominant. La romancière suggère ici avec pudeur, sous une description apparemment clinique, sa propre souffrance devant une telle malédiction. La maladie de Huntington – c’est son vrai nom – est une affection génétique dévastatrice qui conduit les sujets atteints à perdre lentement le contrôle de leur corps et de leur esprit jusqu’à la mort.
La physiopathologie de la maladie de Huntington touche l’alphabet de l’ADN et provoque des répétitions morbides de codons. En ce sens, sa structure génétique en expansion peut être considérée comme la métaphore littéraire de la douleur. Il se pourrait, à dire vrai, que cette thèse, plus discrète, latente, invisible à l’œil nu, moins directement appuyée, infuse toute l’œuvre de Maryse Condé. Dans cette perspective, toute généalogie devient pathétique puisque débouchant sur la mort. De nombreux écrivains, Anton Chekhov, Ernest Hemingway, James Joyce, Jack London, Guy de Maupassant et Toni Morrison ont utilisé la maladie comme matériel littéraire. Si l’on considère l’argument de Wittgenstein qu’il n’y a pas de langage privé de la souffrance, lecteurs et auteurs, dès lors qu’ils tombent malades, deviennent des semblables. La douleur mérite le titre de trou noir qui aspire le langage et tend à le faire disparaître, au cours de cette expérience interne destructrice qui consume tout, menace de tout emporter sauf elle-même – famille, amis, langage, le monde entier, sa raison, ses propres pensées – et ultimement soi-même.
Depuis la publication de l’essai devenu un classique La Maladie comme métaphore (1978) par Susan Sontag, qui conteste « l’encombrant appareil de la métaphore », nous n’avons toujours pas d’autres moyens de parler de la douleur que d’utiliser la métaphore. La douleur comme arme. La douleur comme irradiation, à la recherche de sa source. La douleur comme un œil nyctalope. C’est sans doute une des clés pour comprendre le terrible impact psychique du déni de filiation que Maryse Condé subit et la transformation de sa vie en une litanie de répétitions morbides, à l’image du gène défectueux.

Au déni de filiation s’ajoute le doute que l’écrivaine laisse délibérément planer sur la paternité d’une de ses filles lorsqu’elle se découvre enceinte à son retour d’un congé administratif à Paris. « Durant des semaines » emprisonnée comme une proie, elle y est malmenée alors qu’elle meurt de faim et de soif, qu’importe ! Jusqu’à l’ivresse d’amours passionnelles, ode à sa féminité, grâce à un amant, espèce de dieu danseur, Jacques V… qui lui fit perdre le langage de l’affliction. Procédé littéraire ou ultime provocation d’écrivaine maudite, condamnée à livrer cette révélation, Maryse Condé parvient de sa déchéance à se libérer des jouissances empoisonnées afin de reconquérir son corps de femme. Cette transgression, essentielle pour elle, se conjugue comme quelque chose de terrible et de splendide à la fois. Là où siège son opacité. Or, quand l’amour se saisit de deux corps, tourmentés de façon impitoyable comme des fétus, quand bien même ce le serait sous l’emprise de Jacques V…, le fils naturel, méconnu, du mauvais génie François Duvalier, que valent la littérature, la morale, la conscience ? L’écrivaine n’aura plus à rechercher des généalogies grandioses, elle les aura toutes brouillées…
Maryse Condé a été élevée en Guadeloupe dans un milieu conventionnel de petits bourgeois, par un père né dans la misère mais qui s’en était sorti, par des mères d’arrière-pays, des mulâtresses illettrées. Mais ces cadres familiaux et socioculturels d’assimilation lui ont été donnés à éprouver sous forme de fragilité, de gentillesse, d’internalisation du préjugé de couleur et d’anciens chaos. Lorsqu’elle tombe enceinte à 18 ans des œuvres d’un jeune militant politique mulâtre, elle hallucine le bonheur, les fruits défendus dans ses entrailles d’un « véritable amour intellectuel » (p. 21). Cette pulsion, cet élan qui n’est pas pur instinct, qui n’est pas pure biologie, n’est pas d’une totale innocuité. Quant au riche avenir – pensons, par exemple, à Marie NDiaye et à Étienne dit Titi, le garçon sans père, « ni gai, ni pétulant, ni léger » dans Rosie Carpe – il se fend brutalement sur le préjugé de couleur. Sur son déni : « Je refusais d’accepter la seule explication possible : ma couleur. » (p. 23). Cette première blessure d’amour agira comme une expérience limite du désemparement, voire comme une véritable épreuve agonique. « Jean Dominique s’envola et ne m’adressa pas même une carte postale. Je restai seule à Paris, ne parvenant pas à croire qu’un homme m’avait abandonné avec un ventre. »
De cet abandon « impensable », Maryse Condé sombre dans un avant-monde de souffrances, un pré-langage, insuffisant à symboliser le chagrin qu’elle va somatiser. Inondée de détresse, elle développe une tuberculose pulmonaire qui nécessite un internement en sanatorium. Denis, son nourrisson au prénom choisi au hasard, sans y penser, est confié à l’Assistance publique. Malgré ces privations, on ne saurait rêver d’entrée plus romanesque dans la vie. Comme suppliciée, la fille-mère gardera pour toujours de cette histoire une inquiétude métaphysique sur la morale des grands hommes. Le journaliste et militant Jean Dominique, après une vie de combats pour le changement et la démocratie, au terme d’un destin glorieux et intimidant, mourra assassiné en Haïti le 3 avril 2000, à 70 ans. Sans jamais avoir vu son fils ? Se sont-ils rencontrés de leur vivant à l’insu de Maryse Condé ? Ainsi, nul n’aura à rechercher de vilaines moisissures sur la mémoire d’un homme ni à se complaire dans la stigmatisation par goût du néant, car comme l’écrivait Paul Valéry (Mélange, Gallimard, 1941) : « Les grands hommes sont ceux dont les fautes ne comptent pas. Leur perte même les exhausse. »
La peau comme psycatrice
Les rudes commencements de l’homme où il fait connaissance avec la douleur qui ne le quitte plus. Lautréamont
« Enveloppe du corps, la peau est aussi une enveloppe psychique du moi. » (Anzieu, 1985).
La couleur de la peau n’est pas qu’une construction socio-historique héritée du colonialisme. La peau est le lieu de naissance, le sanctuaire intime des émotions et des pensées, la frontière qui nie la séparation au moment des conceptions et des fusions orgiaques. Ce qui arrive à celle qui se découvre « à jamais écorchée vive » (p. 25) est un traumatisme à la peau de soi. La peau dont la fonction est cruciale dans l’intégration de la pensée et des sensations corporelles. La peau d’une femme enceinte s’invagine en plis, en replis, jusque dans les parois des muqueuses internes qui tapissent l’utérus. L’utérus gravide est une peau invaginée qui entoure le fœtus. À maints égards, la peau est une image mentale que le moi de l’enfant construit dès les premières phases de son développement pour se représenter en tant que sujet, à partir des expériences sensorielles provenant de l’épiderme. Dans ses formes les plus primitives, si les parties de la personnalité sont morcelées, lâchement réunies entre elles, la peau, c’est ce qui tient les morceaux entre eux. « ses doigts sur ma peau ruisselaient d’histoires », disait Walter Benjamin, évoquant le souvenir du contact maternel sur son corps douloureux, car l’enfant et la mère partagent la même peau.
Comme un film fantastique, de nombreuses références cinématographiques émaillent le texte. La Vie sans fards, le récit autobiographique que la romancière vient de publier témoigne d’un drame qui vient de loin. Cauchemar et rêve d’un premier amour déçu se soldant par une grossesse apatride, la narration d’une vie de femme se déroule entre paternité et idéal de paternité, entre maternité et idéal de maternité. La progéniture de cette jeune femme au regard triste procède de deux pères : le premier, un mulâtre haïtien qu’elle aima, capable seulement de procréer, l’abandonne « avec un ventre » ; le second père, celui des fillettes, est un névrosé, un médiocre comédien guinéen, Mamadou Condé, qu’elle méprise mais épouse par dépit. Elle gardera le nom de cet homme, même après leur divorce. Du premier de ces hommes comme de celui qu’elle n’a jamais aimé, Maryse Condé a accouché d’une aria, entre tragédie et triomphe, a conçu une œuvre littéraire, violente et troublante.
Lecture passionnée, haletante, de ce livre fulgurant, écrit en état de grâce par une grande dame digne dont je retiens la dénonciation de la contrefaçon littéraire, à l’ombre des Confessions de Jean-Jacques Rousseau dont on commémore cette année le 300e anniversaire de naissance : « Je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature ; et cette femme, ce sera moi. » Le pacte de dévoilement ainsi posé par une paraphrase de Rousseau, Condé veut se tenir loin des bavards, des œuvres truquées, des cacographes, des folliculaires, des imposteurs, des censeurs hypocrites, loin du misérable petit tas de secrets, à quoi renvoie Malraux les écrivains qui n’auront pas été des héros : rencontrer Mao, serrer la main de Nehru, porter la guerre contre Franco, bref transformer sa vie en aventure épique. Il y a un peu de cette parodie de l’écrivain total chez la jeune aventurière antillaise, lancée dans une quête de soi, qui flirte lors de son séjour en Afrique de l’Ouest avec Hamilcar Cabral, regarde passer Sékou Touré en Mercédès décapotable sous sa fenêtre ou se vexe de n’être pas admise à un meeting politique d’Houphouët-Boigny.
Mais c’est d’une femme qu’il s’agit pour qui aucun secret n’est misérable, dût-elle réarranger ses confidences, les maquiller pour mieux les faire connaître. Car c’est du plus trouble d’elle-même qu’elle tire la vérité subjective de son être, d’une autre trace inscrite continûment dans son corps de femme : les traces du corps de l’enfant sur celui de la mère… et la possibilité pour l’enfant d’être affecté par ces traces en soi vivantes. Il n’est pas si simple de juguler suffisamment la passion érotique des amants, de mêler la jouissance charnelle à la vocation accomplie du féminin devenu maternel et restant féminin dans une transsubstantiation toujours en mouvement. Autrement dit, une mère devenue écrivaine, ne serait pas suffisamment aimante, amante pour son enfant… L’obsession de la mère pour la littérature dénaturerait la réalité psychique de l’être maternel, incapable de contenir l’avidité totalitaire de l’enfant.
Les explications, les excuses que donne l’écrivaine à des confidences écrites, c’est-à-dire remaniées par le défaut de mémoire, la ruse du temps, réfugiées à l’abri du temps réel et du lapsus, sont à son insu, toujours révélatrices de son être intime. De ce moment rare où l’écrivain n’est plus écrivain. Ne serait-ce que par la reconstruction rétrospective qu’elle inflige aux événements et qui ne regarde qu’elle-même. Au fond, le lecteur s’en fout de ses omissions, des refoulements douloureux et de quelques anachronismes retrouvés ça et là : les costumes de soie Giorgio Armani (p. 294) et les berlines Audi Quatro (sic), ce n’est pas les années soixante. La littérature est d’un autre ordre.
L’écrivaine s’est laissée aller à sa mélodie intérieure. Ça joue… Ça situe une époque… Nous avons la chance d’entendre le bruit que ça fait, dans une aventure, une mangrove que nous ne connaissions pas. La figure un peu solennelle de l’écrivain, être fétichisé, drapé, surplombant, qui s’abuse lui-même, bref exaspérant, n’en est pas moins réenchantée parce que Maryse Condé nous livre les mouvements de sa sensibilité. L’exemplarité d’une vie, son témoignage direct ne peuvent être contrefaits. C’est bien la morale profonde de ce livre que de répandre la nouvelle jusqu’au vertige, au terme d’une quête humaine et spirituelle de vérité : la Douleur n’est rien.
De l’intime
Tout discours est fatigant, on ne peut jamais tout dire. L’Écclésiaste, 1, 8
Derrière chaque histoire dite, il y a une histoire plus intime qui demeure non dite. Le « fatras de demi-vérités » (p. 11), écueil de toute confession, considéré comme une immoralité par l’écrivaine, maintient au contraire au dedans la richesse imprescriptible des émotions indicibles, susceptibles d’être un jour mises au jour. Car dicible, ce n’est en aucune manière. Pourquoi néanmoins sommes-nous happés par cette vie de tracas et de pesanteur, suspendus à la prose de désespérance de Maryse Condé ? Sans doute parce que toute vie est un destin et que la littérature l’illumine. Tous les secrets d’autrui nous appartiennent par une sorte de mystérieuse connivence et nous touchent par leur familiarité. Ce sont en effet des histoires qu’on retrouve dans toutes les familles. Combien d’écrivains haïtiens sont-ils sans père ? Ils l’écrivent dans la relation précise au père absent au-delà de la mort. Jetons ici quelques noms en pâture : Franketienne (Gun bless America, 1995) n’a jamais pardonné au Blanc américain le viol dont il tient ses yeux bleu-vert et sa peau blanche, Dany Laferrière (L’Énigme du retour, 2009) a offert un magnifique chant funèbre au père qu’il n’a jamais connu ; Louis-Philippe Dalembert (Poèmes pour accompagner l’absence, 2005) poursuit le père absent dans des vers pleins d’amertume. Dans mon souvenir, Jean-Claude Charles non plus n’est pas épargné. Décidément, d’Émile Ollivier (Mille eaux, 1999), je me souviens encore de cette phrase stupéfiante et terrible : « Je n’ai jamais vu mon père que de dos. » Quant à Rodney Saint-Éloi (Récitatif au pays des ombres, 2011) il évoque une silhouette à laquelle le rattache un lien indissoluble, un ombre furtive portant un petit sac de papier : son père. Des ombres, des absents, des revenants. Tant d’autres ont inauguré dans leurs écrits un vaste cycle sur l’absence du père, décliné en romans, récits d’enfance, poésies qui éclairent des sentiments ambivalents et contradictoires envers le grand référent. La vocation littéraire de ces écrivains (vocatus évoque l’appel auquel on ne saurait résister), n’en doutons pas un seul instant, en dépit même de ce désespoir, vient de cet innommable.
Dans son essai autobiographique, Maryse Condé lève le voile sur des secrets de famille à la limite du scandale et de la culpabilité. Sa sœur aînée, l’épouse du poète Guy Tyrolien, s’était prostituée avec des officiers allemands durant la guerre. Elle-même, à Paris, fut engluée dans l’immédiateté d’un asservissement érotique. Sous le régime des Duvalier, les mulâtresses de bonne famille couchaient aussi avec des tontons macoutes. Soit. Ne les retrouve-t-on pas aujourd’hui, cinquante ans après, les héroïnes des romans de Margaret Papillon et de Kettly Mars ? Passant du je au nous, Maryse Condé semble dire : « Voilà ce que nous sommes ! » Surtout ces femmes, enceintes de personne. Peut-être ce personne est ce qu’il y a de plus injustifiable pour une mère et un enfant, condamnés à endurer dans une relation asymétrique, terrifiante, où tous deux se considèrent l’un comme la victime de l’autre. Folie à deux, discordante, dont le but final, face à la menace de désintégration psychique qui guette la dyade mère-enfant, est de préserver l’absent.
« Ah, mon cher, nous sommes d’étranges, de misérables créatures, et, pour peu que nous revenions sur nos vies, les occasions ne manquent pas de nous étonner et de nous scandaliser nous-mêmes. » (Albert Camus, La Chute, p. 117-118, Folio, Gallimard). Cette confession publique, cet excès de sincérité ont valeur de parabole pour une écrivaine consciente de son art. Ses amours couvertes de cendres qu’elle revendique, sorte de péché originel, reviennent à nier la dimension sacrificielle de l’humiliation personnelle. L’excentricité d’une femme antillaise devenait dans le langage littéraire la rédemption de son humanité, désormais abstraite et universelle. La littérature pouvait-elle rédimer Maryse Condé, la réprouvée absolue, qu’aucun lieu n’attache ?
C’est une piste que la romancière fournit en évoquant l’opiniâtreté de sa vocation littéraire. Les influences littéraires anglo-saxonnes, « les terribles expériences du déracinement… », l’errance de pays en pays (p. 89) furent les meilleures alliées de la fugitive qui dut attendre d’avoir 40 ans pour s’inventer un destin d’écrivaine, figure mélancolique dans un environnement hostile. Entre espérance et perte, résilience et survie, il était inévitable que la stratégie littéraire qu’elle adopta pour son premier livre de fiction s’affranchît des règles conventionnelles du dialogue au profit du monologue intérieur. Procédé narratif de la modernité qui lui permit de se camper dans les étages inférieurs de ses pulsions et de ses émotions, en attendant le bonheur.
Il n’y a d’intime que le maternel. « Ce sont des choses douces… ô douces, et qui supplient, comme la voix la plus douce du mâle… » (Saint-John Perse).

Maryse Condé, La Vie sans fards, JC Lattès, 20124 octobre 2012 Montréal///Article N° : 11075

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Joël Des Rosiers © DR





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