Williams Sassine est décédé le 9 février 1997 à Conakry. Makhily Gassama, qui l’a bien connu, lui rend hommage.
C’était avec stupéfaction que nous avions appris, à Paris, par une dépêche de l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane, la mort de Williams Sassine. La perte demeure et demeurera inestimable parce que cet enfant de Guinée est sinon le meilleur, en tout cas un des illustres romanciers africains de sa génération. Mais, dit-on, un génie ne meurt pas : il vit à travers chaque mot, chaque image, chaque page de son uvre ; il est en communion avec ses lecteurs de génération en génération. Dialogue dynamique. Dialogue constructeur. Dialogue éternel.
Bonjour donc, Williams Sassine !
Tu es né dans ce beau pays qui constitue moins un « scandale géologique » qu’un scandale historique ; plaise au Ciel que ses enfants s’en souviennent quotidiennement ! La Guinée, qu’on ne s’y trompe pas, c’est d’abord l’homme et son génie : Soundjata Keita, Soumaoro Kanté, Almamy Samory Touré, Alpha Yaya Diallo, El Hadj Omar Tall du Sénégal, Salim Karamba Diaby dit Karamoko-le-Grand de Touba au Fouta Djallon, Karamoko Fanta Mady de Kankan, sans parler de ces autres saints et érudits de l’Islam parmi les plus illustres du continent, qui y ont semé, chacun avec son génie propre, des grains qui finiront bien par germer pour nourrir l’Afrique de demain. Vois-tu, d’un côté, les grands bâtisseurs d’empires et de royaumes, aux ambitions démesurées, qui rêvaient déjà de l’unification du continent africain et Soundjata – lui, toujours lui, grand dans ses desseins, magnanime dans ses gestes -, admirait et jalousait les ambitions de conquête d’Alexandre le Grand, connu alors sous le nom de Dioulou Kara Naïni, « l’avant-dernier conquérant » de l’univers alors que l’invincible Empereur du Mali en était, disait-on, « le septième et dernier conquérant » (2). Ces « enfants noirs » étaient audacieux, téméraires et fiers de leur continent et de leur race. Almamy Samory n’avait-il pas emmuré à mort son fils aîné, le vaillant Karamoko, héritier présomptif de sa gloire, qui osa vanter, à son retour de France, devant lui, – lui l’Almamy, le Simbon du Mandé ! -, sous son regard chargé d’éclairs, la puissance de la civilisation française, de la civilisation technicienne ? Et de l’autre côté ? Là, des éminents érudits, peu connus des générations des « Indépendances », des poètes et des poétesses talentueux, des intellectuels qui méritent d’être mieux connus sur le continent ; car l’étude attentive de leurs uvres aurait la vertu, te disais-je sans la moindre hésitation, de nous rendre – nous autres intellectuels sortis de l’Ecole étrangère, « bedonnants de diplômes » (3) inefficaces, ridiculement fiers d’un savoir que nous ne réussissons pas à digérer pour l’assimiler et le mettre en pratique, au service de notre continent -, de nous rendre, disais-je, certainement moins arrogants, plus humbles et plus responsables.
Je sais que tu en avais toujours voulu à nous autres, citoyens des « Indépendances », qui n’avons pas su être à la hauteur de la tâche. Je sais que tu te sentais « malade du présent« , de notre présent, que tu pensais que « douter d’aujourd’hui, c’est apprendre à avancer à coups de révoltes » (4). Je soutenais, devant la puissance lucide et tranquille de tes accusations, que nous ne sommes rien de moins qu’une courte parenthèse dans l’histoire du continent, que nous bénéficions, aussi fragiles qu’elles soient, de quelques circonstances atténuantes, que l’Afrique renaîtra, que la grande Afrique sera
Un vulgaire conte de fée ? Que non ! J’étais sérieux. Que sais-je encore ? Je sais aussi que tu as sincèrement pensé et audacieusement écrit : « Je rassemblerai tous les malheureux et ensemble nous réinventerons le bien et le mal, la justice, l’égalité » (5). Vaste tâche, Williams Sassine ! Tâche titanesque, noble héritier de l’Empereur Soundjata Keita – le redoutable Simbon, le légendaire chasseur-guerrier du Mandé -, de Soumaoro Kanté – le téméraire et terrifiant Roi-Sorcier !
Te souviens-tu, Williams plusieurs fois assassiné par nos cruautés et par notre insouciance d’anciens colonisés – honteusement irresponsables – et par notre arrogance et notre barbarie de nouveaux parvenus, héritiers des colonisateurs de nos terres et de nos âmes, te souviens-tu de mes propos dans la fraîcheur du soir, sous un ciel qui réveille l’envie de « cueillir les étoiles« , comme dit si bien un de tes personnages ? (6) Je te parlais des grands bâtisseurs de Guinée et je te disais que sur cet humus fertile, ont poussé d’éminents hommes de culture et de grands artistes : outre les érudits arabophones, je citais, parmi les contemporains et parmi tant d’autres, Fodéba Keita, Laye Camara, Sori Kadian Kouyaté, Ibrahima Baba Kaké, Djibril Tamsir Niane, Tierno Monénembo, toi-même, Williams Sassine. Je sens encore ton sourire moqueur à l’annonce de ton nom. Pourtant, tu n’as cultivé que l’excellence dans les Lettres africaines. Aussi, appartiens-tu à la race des seigneurs, toi qui n’as jamais su tricher.
Ton pays est béni, ajoutais-je. Quel mortel oserait soutenir le contraire sans provoquer le courroux de ces saints du Fouta Djallon et de Kankan qui reposent dans la fertile terre de Guinée ? Ah oui, nous parlions de Dieu ou, plus exactement, je te parlais du Créateur ! Je te parlais de ce merveilleux pays que constitue le Sénégal à travers son histoire, où le dialogue entre les hommes, entre les ethnies, entre les races, entre les religions est loin d’être une fiction : il est une réalité palpable quotidiennement. Et je te disais et redisais sans cesse ce magnifique verset de la Sourate II du Coran, qui prêche la tolérance -, quelle émouvante tolérance ! – : « Certes, ceux qui croient et ceux qui suivent la religion juive, et les chrétiens, et les sabéens, en un mot quiconque croit en Dieu et au jour dernier et qui aura fait le bien : tous ceux-là recevront une récompense de leur Seigneur ; la crainte ne descendra point sur eux, et ils ne seront point affligés. » Ce verset est sans ambiguïté : oui, tous ceux qui savent qu’ « il n’y a point d’autre dieu que Lui, le Vivant, l’Immuable » sont dans la même barque, une barque qui navigue sous pavillon divin. Voilà ce que mon pays, depuis des siècles, à travers les vicissitudes de l’Histoire, a compris et voilà pourquoi les fidèles de la confession la plus répandue, fermement soutenus par leurs Ulémas, ont osé placer à la tête du jeune Etat sénégalais un enfant issu de la minorité religieuse et ethnique. Oui, premier Chef d’Etat de notre jeune République ! Pourquoi cet enfant précisément ? Parce qu’il était grand non pas par la taille, mais par l’esprit et par le cur, parce qu’il était patriote, parce qu’il était juste, parce qu’il était un infatigable bâtisseur. Quelle clairvoyance ! C’est là toute la grandeur de ce peuple du Sahel. Noble geste. N’est-ce pas beau comme une uvre d’art ? Et tu souriais, tu souriais toujours.
Je te disais que ton uvre est étrangement moderne, dans le sens que Charles Baudelaire donnait du mot de modernité, c’est-à-dire « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable« . Comme tu savais naviguer entre les deux, Williams ! Comme tu savais les malaxer pour en faire une mixture précieuse, un breuvage sacré, une ambroisie. La poétesse guinéenne Zeinab Koumanthio Diallo m’a dit, dans un ton confidentiel, que tu as rendu ton dernier soupir la plume à la main, toi le « combattant suprême » ! Et l’on comprend que la vieille Sorbonne portât le deuil.
Sous la direction du Professeur Jacques Chevrier de la Sorbonne, alors responsable du Centre international d’Etudes francophones, éminent spécialiste de la littérature nègre de langue française, un hommage solennel a été rendu, à l’Université Paris-Sorbonne, durant toute la journée du 2 avril 1997, à ta mémoire. Au cours des travaux que j’ai eu l’honneur et le plaisir de présider en dépit de ton sourire moqueur que je sentais peser sur moi, j’ai insisté, comme toujours – t’en souviens-tu ? -, sur l’impossibilité de cerner ta personnalité parce que fuyante, parce que certes bruyante, mais opaque. Son opacité jure avec la transparence de ton uvre. Je te voyais sourire comme pour nous dire dans ce savoureux accent guinéen : « Pauvres exégètes, que savez-vous de ma vie, la vie d’un homme qui n’est ni de la savane claire – avec ses pensées agressivement ou hypocritement transparentes – ni de la forêt sombre – avec ses énigmes, ses pensées sinueuses ou muettes – ; que savez-vous de cette vie, de ma vie que je n’ai jamais livrée ? Parmi vous, j’ai tout simplement tenté d’être un homme, à l’instar de ce personnage de « La Peste » d’Albert Camus ; mais, comme lui, je me suis aperçu que c’était trop ambitieux ; je n’ai jamais renoncé, mais je ne pense pas y être parvenu. Que d’obstacles ! » Oui, ainsi tu avais vécu, Williams Sassine, ainsi tu te serais adressé à nous, ce jour-là, si ta voix pouvait nous parvenir.
La critique a beaucoup épilogué sur l’origine de ta révolte. Elle a pensé à ton père venu du Liban et à ta maman, pur produit du Mandé. Cette révolte, dit-elle, proviendrait des troubles engendrés par le métissage, toi si ancré dans les valeurs guinéennes, toi authentique Malinké de Kankan ! Fausse piste. Les sources profondes de ta révolte sont à rechercher ailleurs. Le Vénézuélien José Leonardo Chirino, au XVIIIe siècle, certainement le vrai précurseur du socialisme bien avant Claude Henri de Saint-Simon dont la première uvre importante, « Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains« , ne date que de 1803, Charles Fourier dont les idées ne sont connues qu’à la même date ou Robert Owen dont les idées ne sont mises en uvre qu’en 1824, était bel et bien un « zambo », fils d’un esclave noir et d’une femme indienne ; pourtant, s’il a pris, en 1795, la tête d’une insurrection d’esclaves, alors que lui-même était un homme « libre », c’était, sans conteste, pour la défense des droits des Afrovénézuéliens « dans leur travail de sauvegarde de l’héritage nègre dans la société vénézuélienne » (7). Le professeur Fulvia Polanco a certainement raison de soutenir que « José Leonardo incarne les valeurs de liberté, d’équité, de solidarité » (8), et qu’il ne s’était pas battu pour défendre une cause personnelle, mais une cause collective : celle des Afrovénézuéliens. Comme lui, Williams Sassine, tu es un métis ; comme lui, tu as sacrifié ta vie à la défense des valeurs de liberté, d’équité et de solidarité ; comme arme, il avait l’épée ; comme arme, tu avais la plume ; et tu as donné ta vie à l’Afrique, comme il avait donné sa vie aux esclaves de son pays, au peuple muet et souffrant. Gloire à vous !
Révolté ? Assurément. Révolté contre la bêtise humaine, contre le « monstre immonde ». La nausée. Tout la provoquait autour de toi, sous ces « chauds soleils des Indépendances« , qui « grillent » tout, même nos valeurs les plus sacrées, pour reprendre les expressions d’Ahmadou Kourouma, cet autre écrivain, un Ivoirien, ton voisin, ton frère. Au vrai, tu as raison, indomptable enfant de Guinée. Tu as raison car, durant ta vie faite de renoncements téméraires et incompréhensibles, tu as su, je ne sais par quel art, te taire sur l’essentiel pour laisser parler ton uvre (9). Et cette uvre est là, entre nos mains, pour des générations, de siècle en siècle : tu vis, tu es immortel. Et ainsi, grâce à ton uvre, comme tu le soutiens si justement et si généreusement dans un de tes romans, « tu donneras tout le temps aux autres le courage d’agir contre le mal, tout le temps tu parleras aux autres : c’est ça l’immortalité » (10).
1. Principales uvres de Williams Sassine, écrivain guinéen : Romans : « Saint Monsieur Baly », 285 pages, 1973 ; « Wirriamu », 210 p., 1976 ; « Le jeune homme de sable », 220 p., 1979 ; « L’Alphabète », 1982 ; « Mémoire d’une peau », 1998. Conte : « Zéhéros n’est pas n’importe qui », 1994. Théâtre : « L’Afrique en morceaux », 1994 ; « Légende d’une vérité », 1995.
2. « Dioulou Kara Naïni est la déformation mandingue de Dioul Kara Naïn ; c’est le nom donné à Alexandre le Grand par les musulmans. Dans toutes les traditions du Manding, on aime souvent comparer Soundjata à Alexandre. On dit qu’Alexandre fut l’avant-dernier conquérant du monde et Soundjata le septième et dernier conquérant », cf. Djibril Tamsir Niane, « Soundjata ou l’épopée mandingue », Présence Africaine, Paris, 1960.
3. L. S. Senghor, in « Poèmes », Editions du Seuil, Paris, 1984.
4. Williams Sassine, Le jeune homme de sable, Présence Africaine, Paris, 1997, pages 97 et 108.
5. id., page 102.
6. ibid., page 93.
7. Guy Everard Mbarga, « José Leonardo Chirino, un marron précurseur du socialisme? », in Grioo.com (avril 2007). Le combat, fort difficile, que mène Guy Everard Mbarga, pour une meilleure vulgarisation de l’histoire des grandes figures noires de l’Amérique latine, mérite d’être soutenue par les intellectuels africains et par les Organisations internationales, notamment par l’Organisation internationale de la Francophonie et par l’UNESCO.
8. Cité par Guy Everard Mbarga, op. cit.
9. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, Williams Sassine a connu une pénible période de chômage. Alors Ambassadeur en Guinée, j’ai insisté, auprès de lui, pour qu’il adressât une lettre au Président Lansana Conté, accompagnée des exemplaires de ses ouvrages dédicacés, que je me proposai de remettre au Chef de l’Etat en lui demandant de lui trouver d’urgence un emploi. Il va sans dire que c’était bien avant que je n’accorde l’asile politique à Alpha Condé, farouche opposant à son régime. Williams accepta de me remettre les ouvrages mais oublia (volontairement ?) de les faire accompagner d’une lettre. Je plaidai la cause de l’écrivain guinéen et le lendemain de notre rencontre, le Président Lansana Conté lui proposa un poste qu’il accepta, mais qu’il abandonna deux jours après la prise de service !
10. W. Sassine, « Le jeune homme de sable », ibid., page 218.///Article N° : 5914
Un commentaire
Merci à vous de continuer à faire vivre la culture Africaine