Offrir aux écrivains, l’espace de quelques mois, les conditions les plus propices à l’écriture, loin des contingences matérielles et du tumulte, telle est la vocation de la maison des auteurs. Et l’on sait à quel point cela compte pour les auteurs africains qui ont souvent le plus grand mal à se consacrer à leur oeuvre. Williams Sassine, récemment décédé, en est peut-être le plus cruel exemple ; écrivain de l’exil et d’une certaine marginalité, ballotté par les revers de l’existence, il trouva dans la Maison des auteurs (il y résida en 1991) un havre où se ressourcer quelques temps.
Parmi les écrivains africains francophones, Williams Sassine est celui chez qui la notion de marginalité colle à la peau. (1) Cette marginalité est avant tout la conséquence de son métissage biologique. Né d’un père libanais et d’une mère guinéenne, Sassine prend vite conscience de son altérité au sein de la société africaine et éprouve de ce fait un profond sentiment de solitude. Non pour son métissage en tant que tel, mais parce que les autres lui montrent quotidiennement qu’il est différent : » Je suis métis, dit-il à J. Chevrier, et on me l’a fait sentir très tôt. J’ai donc toujours vécu une certaine forme de solitude, et comme j’avais des problèmes de langage, je bégayais, cela m’isolait encore d’avantage. » (2)
Cette prise de conscience de son altérité associée à la difficulté de communiquer conduit Sassine à s’intéresser très tôt aux mathématiques : il estime alors que, doté d’un savoir mathématique, il pourra facilement décrypter le mystère de la vie : » Quand j’étais petit, je pensais qu’un bon mathématicien, c’était quelqu’un qui pouvait tout résoudre (…). Je croyais qu’avec les mathématiques on pouvait tout mettre en équation, mais je me suis vite rendu compte que les choses les plus importantes pouvaient être résolues autrement. Le monde mathématique est un monde construit à l’avance ; tant qu’on reste à l’intérieur, ça fonctionne, mais l’essentiel, la vie, un cri, un silence, on ne peut pas les mettre en équation. » (3)
Déçu par les mathématiques, Sassine choisit les mots pour convertir la douleur du monde en musique. A l’instar de Jean Genet (un autre marginal), Sassine écrit pour aimer et être aimé. Mais cet amour que l’on demande aux autres n’est possible que si l’on est soi même capable de se « sacrifier » pour eux. D’où toute la thématique christique qui se dégage de ses premiers romans, notamment dans Monsieur Saint Baly, 1973 ; Warriyamu, 1976. D’où également la présence de ce qu’on pourrait appeler les damnés de la terre dans ses livres : l’aveugle Mohamed et du lépreux François dans Saint Monsieur Baly, l’albinos Milos Kan dans Mémoire d’une peau, le vagabond Camara héros du Zéhéros n’est pas n’importe qui, ou encore Oumarou, cet enfant de sable qui finit par être banni par les siens, tout simplement parce qu’il est épris de justice.
Outre la marginalité, l’oeuvre de Sassine est traversé par l’errance. Il est l’un des écrivains africains a avoir abordé dans le Zéhéros n’est pas n’importe qui la problématique du roman picaresque lié à la fois à l’errance et à la marginalité. De ce point de vue, Camara le héros du Zéhéros n’est pas n’importe qui peut être comparé aux picaros de l’espagnol Lazarillo Tormes. Mais l’errance, c’est aussi ce qui résume le mieux l’itinéraire personnel de Sassine. Contraint à l’exil par la dictature de Sékou Touré, l’écrivain guinéen va tour à tour résider au Gabon, au Niger puis en Mauritanie où il sera expulsé au début des années 90 à la suite du conflit sénégalo-mauritanien. Invité lors d’un entretien avec Françoise Cévaer à résumer son itinéraire, Williams Sassine résume son parcours en quatre étapes : le métissage, la désillusion provoquée par les mathématiques, la littérature et l’exil. A propos de l’exil, Sassine dit : » Il y a une littérature de l’exil que la plupart des écrivains africains pratiquent sans même s’en rendre compte. Un exilé n’a pas d’origines, donc ça ne peut être qu’une littérature violente, barbare. J’ai toujours admiré les gens qui savent où vivre et qui savent, à la limite, où mourir. Moi, mon parcours, je l’ai commencé avec des amis ; et il y a eu un certain nombre de cadavres le long de la route. » (4)
A la différence d’un écrivain comme Sony Labou Tansi revendiquant avec une certaine vigueur son identité kongo, Sassine est un homme dépaysé au sens où l’entend Todorov. Et s’il peut revendiquer une identité quelconque, celle-ci ne peut être que ce que Edouard Glissant appelle une identité-rhizome ouvrant à la Relation. Comme l’écrit si bien ce même Glissant : » L’errance, c’est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à sermonner, d’abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes. » (5)
Appliqué à Sassine cette notion d’errance telle que la conçoit Glissant est très appropriée. Elle est même peut-être à l’origine de cet humour ensoleillé de Sassine qui le rend si humain, si fraternel. Cependant, si cette errance enrichi l’homme Sassine, elle a par contre été à l’origine de sa reconnaissance tardive par le grand public. Heureusement son oeuvre a toujours bénéficié d’une bonne presse chez les spécialistes de la littérature africaine. Ce qui a lui permis vers la fin de sa vie à séjourner plusieurs fois dans les capitales occidentales et plus particulièrement à la résidence d’écriture au Festival international des Francophonies en Limousin en 1991.
1. Jacques Chevrier est l’un des premiers critiques à avoir mis en exergue la notion de marginalité comme grille de lecture de l’oeuvre de Sassine. Lire à ce propos, son essai intitulé : Williams Sassine, écrivain de la marginalité, Toronto, Editions du Gref, 1995.
2. Entretien avec J. Chevrier, in Jeune Afrique n°1241 du 17 octobre 1984.
3. Idem, ibid.
4. Entretien avec Françoise Cévaer, in Présence Africaine, n° 155.
5. Edouard Glissant, Traité du tout-Monde, poétique IV, Paris, Gallimard, 1998, p. 63. ///Article N° : 439