Les Hommes d’Argile, de Mourad Boucif

Le sursaut humain

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Douze années de travail ont été nécessaires pour monter cet ambitieux film historique qui, à travers l’histoire méconnue des tirailleurs, aborde la réplique à apporter à la violence dans la recherche de sa propre humanité. En sortie le 20 septembre 2017 sur les écrans français.

Il est frappant que Mourad Boucif, qui travaille depuis 1996 dans le tissu associatif bruxellois sur l’exclusion sociale générée par les mécanismes inégalitaires et a tourné dans ce cadre Au-delà de Gibraltar en 2002, choisisse, après son documentaire La Couleur du sacrifice (2006), de revenir par une fiction « sur l’apport des tirailleurs africains lors du dernier conflit mondial (ils étaient 179 000 mobilisés au 1er juin 1940). Cet apport historique est considérable, et d’autant plus scandaleux sont les traitements que subissent les immigrés aujourd’hui. La mémoire du passé devrait être le moteur des attitudes du présent. On en est loin, l’heure étant plutôt au déni. D’où la nécessité d’y revenir et la pertinence des nombreux films qui aujourd’hui déterrent une histoire oubliée.

Si Boucif, né en Algérie de parents marocains, démarre son récit sur la mobilisation forcée en terre marocaine, c’est que ces tirailleurs se sont particulièrement distingués dès le début de la guerre par leur courage malgré de lourdes pertes, stoppant l’avancée allemande : affrontant au corps à corps les troupes et les chars durant la campagne de France, ils en stopperont l’avancée à Gembloux en Belgique en mai 1940. Le manque de coordination des généraux entraînera cependant le recul et la défaite, la percée de Sedan dont ils avaient mésestimé l’importance faisant porter le risque de l’encerclement.

Mais Boucif ne fait pas que restaurer une page d’Histoire méconnue et volontiers mise de côté puisque la reconnaissance de l’effort militaire des colonisés aurait conduit à leur accorder davantage d’autonomie, voire l’indépendance. Il s’appuie sur la double absurdité de leur sacrifice, à la fois victimes de leur statut d’exploité et des fautes de leurs supérieurs, pour partager une subtile méditation sur un monde en dérive. Ces soldats deviennent peu à peu des fantômes d’eux-mêmes, condamnés à l’invisible et à l’oubli.

Sulayman (Miloud Nasiri), potier élevé par un ermite en pleine harmonie avec la nature, est arraché à la « roche d’argile » et à sa femme Khadija, enrôlé de force dans les atrocités de la guerre, à Gembloux précisément où il est confronté au carriérisme du commandant Blanchard. Il décide de retrouver une certaine humanité, mais comment transcender le réel ?

Boucif est parti des quatre tirailleurs qu’il avait suivis pour La Couleur du sacrifice : « Ces personnages qui avaient entre 80 et 90 ans m’ont bouleversé. Ils étaient très proches de la faune, de la flore, ils avaient un rapport avec l’essentiel. Je me suis dit que le vrai film était là. » Soulayman est ainsi un condensé de ces gens de la terre et le film se transforme en une mise en cause de nos certitudes par les autres cultures. Ce sera ainsi la démarche du lieutenant Laurent qui a pour charge d’encadrer les Marocains.

Dans les ocres et ces clairs-obscurs des nuits où s’enfonce le film, dans ces aubes de batailles qui dans la photographie de Michel Baudour virent au noir-et-blanc, la voix intérieure de Sulayman se fait méditation : « Tout n’est que mensonge, nous nous abîmons ». Il y a du Terence Malick dans cette approche, celui des combats de La Ligne rouge qui s’interroge en voix-off sur l’origine de la violence et combien elle pervertit les hommes. « Pourquoi haïssons-nous ceux que nous aimons ? Est-ce parce qu’ils nous ressemblent ? Doit-on traverser des mondes pour retrouver les siens ? », chuchote Sulayman. Comment les retrouver ? Comment se retrouver ? « Nous n’existons qu’en dehors de ce que nous faisons. Pourquoi faisons-nous semblant ? On dépense autant d’énergie à se sauver qu’à se perdre ».

Il s’agira donc de retrouver une mystique, ce que la lucidité empêche de voir. Lorsque la porte s’ouvre entre déserter ou se battre, tous attendent la décision du sage Sulayman. En s’enduisant de l’argile de leur origine, ils peuvent en retrouver la loyauté, leur façon d’exister.

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