Échaudé par un célèbre précédent (Bienvenue chez les Ch’tis, le film de la laideur autoproclamée), je murmurais par-devers moi contre Intouchables, je redoutais une arnaque de même bobine. Mon entourage avait vu et apprécié Intouchables. À reculons j’y suis allé voir, il y a quelque deux mois : l’émotion me titille encore.
Dès le préambule, je l’avoue, j’ai pleuré. Ce n’étaient pas des larmes de bonheur. Elles témoignaient d’une forme de reconnaissance envers les scénaristes. Je dirais même que je les estime à l’égal des frères. Vous me direz : « Quel délire ! Ce n’est qu’une fabrication commerciale ! » Certes. Vous confirmez donc que le commerce exige qu’on y mette du cur et des nerfs !
En disant du cinéma qu’il était un art et une industrie, André Malraux soulignait peut-être l’aspect populaire de ce média. Ce qui me bouleverse dans Intouchables, c’est le fait que le cinéma français du XXIe siècle s’est enfin permis d’épouser le point de vue du dominé banlieusard « enfant d’immigré ». (À supposer qu’il ait, à proprement parler, un point de vue.) Depuis Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau, depuis Les Bonnes de Jean Genet – deux exemples littéraires -, nous avons rarement communié à si grand événement artistique. Le cinéma est le médium le plus approprié pour apporter un éclairage nouveau sur un fait social aussi vieux que le monde. Aucun intellectuel africain – ils sont nombreux à être hommes de ménage ou chauffeurs de taxi à Paris ou Bruxelles -, aucun employeur étranger des mairies de France et de Navarre n’ignore la dialectique dite du maître et de l’esclave.
Les scénaristes d’Intouchables seraient partis d’un bouquin où un tétraplégique raconte sa vie avec son soignant. Il serait Marocain – que Dieu le bénisse ! Sans cette histoire vraie, les réalisateurs n’auraient peut-être pas réussi leur adaptation en noir (Omar Sy) et blanc (François Cluzet). Car la fiction s’affranchit d’emblée de la réalité : c’est ce qui fait le prix et le charme du film. Et le débat qu’il soulève se révèle plus grave encore qu’il n’y paraît. Il raconte le duel antique entre le maître et l’esclave, les aristos et les roturiers, le colonisateur et le colonisé. On comprend que les Américains soient tombés dans le panneau.
Ils se sont donné un président métis pour enfin exprimer sur la place publique leur racisme atavique. Les Tea Party, les groupuscules néonazis et le Parti Républicain se livrent à la surenchère du pire. Comme si la couleur de la peau, dès l’origine des États-Unis, n’avait été qu’un tissu de pudeur jeté sur des gens forts, solides, robustes en vue de remplacer les Indiens qui mouraient par milliers dans les mines d’Amérique. La réalité fut atroce, l’histoire en témoigne. Face au génocide amérindien, il a fallu trouver de toute urgence les Africains pour cultiver le coton dans l’Alabama et le delta du Mississippi. Comme le rappelle le tétraplégique (je cite de mémoire) : « Ce garçon a des bras grands et forts que je n’ai plus, je lui envie ses jambes puissantes
J’ai besoin de lui, il me plaît
» À ces paroles, le cercle des héritiers fait grise mine. Mais nous, spectateurs, nous entendons fuser son rire, ce rire de l’être humilié et – c’est cela qui nous bouleverse tant – reconnaissant. Le génie d’Omar Sy et de François Cluzet c’est de jouer le destin des êtres qui n’ont plus rien à perdre. Mais le destin qu’ils jouent est tout le contraire de la phrase que je viens de commettre : nos deux protagonistes ont tout à gagner en conjuguant leurs efforts – tel est le message sans message de ce film. Nous venons peut-être de dévoiler le motif qui fait peur aux Américains. Ils ne supportent pas d’être humiliés, même par une crise dont ils sont les auteurs et les acteurs. Pourtant ils se sont donnés pour président un ressortissant – si je puis écrire – des humiliés, preuve que les temps, manifestement, sont durs ! Obama fait un travail d’esclave : le dit-on seulement ? Le voit-on ?
Intouchables est un grand film parce qu’il va directement à l’essentiel. Driss (Omar Sy), ce vrai-faux (ou l’inverse) fraudeur des Assedic, dans son CV, ne fait valoir qu’une motivation : le « pragmatisme ». Un pragmatique qui apprécie la peinture, détourne en virtuose les devises des boîtes d’intérim – et leurs hôtesses sont à deux doigts de lui céder
Driss brille par son charisme. C’est un séducteur – un peu déménageur, avouons-le. Il n’a pas de culture, il pique au vol une formule, un geste, un regard. Les Quatre Saisons de Vivaldi, c’est la musique du répondeur téléphonique de la CAF qui – il exagère toujours un peu – vous donne rendez-vous avec un délai de deux ans. Hector Berlioz est l’immeuble mal famé de son quartier. Ses connaissances sont aussi précaires que son destin, mais son rire, son enjouement mettent à distance un malheur encore plus grand que celui de son maître. Ce dernier le reconnaît : « Je suis un riche malade ». En l’espèce, son bonheur – si j’ose la formule – dépend d’un badaud au grand cur. Ainsi se repose la question du bonheur que je viens d’évacuer à l’instant.
De quelles autres relations ferons-nous état sinon le bonheur impliquant un homme et une femme ? Un patron et son subordonné ? DSK et Nafissatou ? Cette interrogation n’appelle qu’une réponse : la sujétion. Elle n’est jamais à sens unique – jamais. La domination s’opère toujours par alternance – et toujours suivie de compensations subtiles, profondes. Mais pour que la domination soit fluide, ses enjeux doivent être ignorés des parties en présence. Plus précisément, le maître doit faire taire momentanément sa conscience de maître. Philippe (François Cluzet) sourit à plusieurs reprises de l’innocence de son loubard bien-aimé. Oui, aux innocents les mains pleines. C’est sans doute ce qui a perdu Nafissatou Diallo et DSK : il n’y a pas un gramme d’innocence en eux. La Guinéenne ne s’efface pas devant le maître, elle ignore qu’elle vient de faire sauter le monde en portant plainte. Le Français, quant à lui, ne réalise pas encore que le fatum qui plane au-dessus de sa tête depuis des années vient de s’accomplir. Cette catastrophe a pour nom passion. Le plaisir s’exprime souvent de concert avec la souffrance.
Intouchables porte bien son titre : ce sont des bombes sociales ambulantes. Pour les désamorcer, les parties doivent convoquer dans leur jeu l’intelligence la plus fine. Dans l’entourage du tétraplégique, tout le monde retient son souffle. À y voir de près, cet entourage est un club de bandits qui projettent sur le domestique au cur d’or leurs idées noires. Ils ne se l’avouent pas, mais le grabataire le sait : les assureurs, les banquiers, les grandes entreprises, les siens et les personnes morales ou physiques qui gravitent autour de sa personne sont plus ou moins des bandits à col blanc. Mais il ne les écoute pas, il a choisi son camp. Il ira au bout de son bonheur, il a enfin trouvé son maître – leur maître commun : La Joie de cette vie – pour reprendre un intitulé d’Henri Thomas.
Lire également la critique d’ [Olivier Barlet]///Article N° : 10699