Je ne suis pas mort, de Mehdi Ben Attia

Le fou projet d'être l'Autre

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Sortie dans les salles françaises le 7 août 2013.

Dans Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon dénonçait comme le produit d’une conscience aliénée les tentatives des Noirs d’être comme les Blancs. Dans ce deuxième long métrage de Mehdi Ben Attia, Yacine, jeune Arabe d’origine modeste qui brille dans ses études de sciences politiques, a pour modèle et protecteur Richard, son professeur de philosophie politique. Fort de ce jeu de miroir matérialisé par l’importance des vêtements et les références au parisianisme, quand celui-ci meurt subitement, Yacine déclare à ses proches : « Ne vous inquiétez pas, personne n’est mort. Je suis Richard ! »
Mehdi Ben Attia ne dénonce pas cette attitude. Il la met au contraire en scène dans toute son extravagance, en un étonnant thriller psychologique où Yacine est atteint d’amnésie et va devoir se reconstruire alors qu’il est véritablement devenu l’Autre. Ce n’est donc plus seulement une question de conscience, mais bien de ce dont parlait aussi Fanon, une expérience vécue, cet Erlebnis de la phénoménologie qui va au-delà de l’expérience (Erfahrung) pour atteindre cet état où l’on est avec les autres plutôt que d’être à côté d’eux. Yacine se retrouve dans la peau de Richard, mais ni ses proches ni le spectateur ne peuvent y croire puisqu’il reste physiquement Yacine. L’étonnante force de ce récit est dès lors de nous mettre dans la situation de comprendre la schizophrénie que représente la tentative de se placer dans la peau de l’Autre.
Des films avaient joué sur cet état dans la dimension interculturelle, mais c’était surtout dans la veine comique voire burlesque et dans l’autre sens : le Blanc devient Noir et expérimente ce que c’est, par exemple lorsque la femme d’affaire raciste incarnée par Valérie Lemercier devient noire dans Agathe Cléry d’Etienne Chatiliez (2009) (cf. [critique n°8225]) ou bien lorsque Luis Marquès est transformé par sorcellerie en Noir au Bénin et ne peut plus rentrer chez lui dans Ayaba de Claude Balogun et Ignace Yechenou (2002) (cf. [article n°3368]). Ils montraient comme le rappelle aussi Fanon que la couleur ou la race ne sont pas des essences mais le produit d’une situation, tant le Noir n’est différencié que dans le regard de l’Autre. Mais en noircissant leurs héros, ils n’abordaient pas cette situation inverse où le Noir ou l’Arabe cherche à se fondre dans la collectivité en épousant ses codes. Pour Yacine, cela signifie renier ses origines. Il rejette violemment son père raté, archétype du gouffre dans lequel il ne veut pas tomber.
C’est ce vertige identitaire que Ben Attia traite sur le mode angoissant en tirant la ficelle du fantastique : multiplication des ellipses et des non-dits, des regards, des répliques mystérieuses, réduction de l’image à des détails ou des perspectives instables, lieux clos et noirceur, étrangeté des situations, etc. que ne renieraient pas un David Lynch, sans oublier la musique énigmatique de Karol Beffa qui avait déjà fait celle de Le Fil, premier long métrage du réalisateur sur un sujet sulfureux, une relation homosexuelle assumée en Tunisie. Ici aussi, et sur le même mode de la fascination corporelle, la femme de Richard, comédienne qui jouera un rôle narcissique au théâtre, se posera comme objet du désir de Yacine, au même titre que celui-ci voudrait flirter avec le pouvoir (un stage à l’Elysée). Par son regard et son retrait, elle s’installe elle-même dans l’étrangeté pour mieux incarner pour Yacine une position à conquérir.
En définitive, et sans livrer les rebonds et le dénouement de ce film captivant, Yacine pourra, comme Césaire et Fanon, mais aussi comme dans Le Fil, lancer : « Accommodez-vous de moi ». Servi par une pléiade d’acteurs remarquables, par une caméra qui sait accompagner les corps et un montage serré qui donne le pouls à son récit, Je ne suis pas mort est une mordante réflexion sur le désir d’intégration. De même que Malik coupait le cordon ombilical avec la mère dans Le Fil, Yacine rompt ici finalement sans acrimonie avec la soumission au père, sans pour autant renier ce qu’il est, un Arabe. Il lui aura fallu contourner la stratégie d’indifférence ou d’insouciance qui structurait son être au monde et passer par une édifiante métamorphose. Son équilibre et son accomplissement sont au prix d’un grain de folie…
Dans ce film passionnant comme dans le précédent, Mehdi Ben Attia débouche, comme Fanon, sur un hymne à la liberté.

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///Article N° : 11724

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Les images de l'article
Nicolas Maury, Laurent Bateau et Emmanuel Salinger © Mercredi Films
Mehdi Dehbi et Driss Ramdi © Mercredi Films
Emmanuel Salinger et Mehdi Dehbi © Mercredi Films
Maria de Medeiros et Mehdi Dehbi © Mercredi Films
© Mercredi Films
Maria de Medeiros © Mercredi Films





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