État d’urgence : il vous reste peu de temps (jusqu’au 9 septembre 2007) pour vous précipiter au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et vous prendre en pleine gueule l’uvre angoissante, dérangeante, grandiose et jubilatoire de la jeune artiste « africaine-américaine » Kara Walker. Ne manquez surtout pas cette exposition bouleversante, magnifique, que les médias de la place ont beaucoup trop ignorée. (*)
C’est pourtant, en dehors de l’exposition que le Palais de Tokyo avait consacré au Camerounais Barthélémy Toguo (intitulée « The Sick
Opera »), du 13 octobre 2004 au 18 janvier 2005, rarissime qu’un grand musée parisien consacre un espace aussi vaste à un(e) artiste noir(e). On se demandera sûrement un jour pourquoi cette exposition a attiré aussi peu l’attention. Ce dimanche matin, nous étions à peine une dizaine à nous émerveiller devant le génie de Kara Walker. Au guichet une pancarte vous prévient : « certaines uvres peuvent heurter la sensibilité du visiteur ». Au moins, sont-elles toutes là, les uvres. Car à la Walker Art Collection de Minneapolis, où j’avais découvert Kara Walker (simple homonymie), la censure avait mieux fait son boulot !
Il faut dire que Kara, comme l’eut dit Alphonse Allais, « n’y va pas avec le dos de la main-morte ». Si les mots « humour noir » ont encore un sens, chez elle ils en ont plusieurs, et même les plus aguerris seront désarçonnés, voire déstabilisés par la cruauté de certaines scènes.
Scènes ? Oui, car il s’agit bien de ce « théâtre de la cruauté » tel qu’Antonin Artaud en rêva en vain jusqu’à la folie et au suicide. Sauf que celui de Kara Walker n’est pas que le sien. Dans toute son uvre, elle fait fi de son ego et identifie sa propre vie à toutes les phases du destin de la femme afro-américaine depuis le temps de l’esclavage.
Tout au long de l’exposition, on est baladé entre les époques, on ne sait jamais si on est au XVIII° ou au XXI° siècle, et c’est sans doute là l’un des objectifs de Kara, de nous rappeler que l’esclavage, pour les femmes surtout, n’a jamais fait partie du passé. Jamais il n’a été revécu et représenté avec une telle intensité, une telle crudité, et en même temps un tel raffinement obsessionnel. L’esclavage, pour une femme c’est aussi et avant tout le viol, sujet tabou encore aujourd’hui dans les livres d’histoire, mais pas dans l’uvre de Kara, où ce cauchemar est omniprésent et figuré avec la plus extrême violence.
Kara Walker est par ailleurs une artiste d’une délicatesse et d’une précision (voire parfois d’une préciosité) éblouissantes dans toutes les techniques qu’elle utilise. Ses aquarelles ont les éclats inquiétants des « caprichos » de Goya. La plupart d’entre elles tentent de représenter des fantasmes et des rêves insensés, avec une outrance délibérée.
Il y a d’ailleurs visiblement chez Kara Walker une volonté sadienne de tout dire, de tout montrer à tout prix. De tout écrire aussi, car ses nombreux textes ne sont pas la moindre partie de cette exposition. Entre autres ces lettres sublimes qu’elle adresse à un ex-amant aux yeux bleus dont on devine qu’il l’a bien aidée mais pas assez aimée.
L’exposition fait la part belle à la technique favorite de Kara Walker : ses cartons et papiers découpés. Ces silhouettes noires sur fond blanc pourraient n’être que des caricatures calquées sur son « hystérie paranoïaque » (ces mots sont d’elle), or il n’en est rien. Au contraire, les personnages qu’elle met en scène, quoique dépourvus de couleurs et de visage, nous bouleversent par leur humanité. C’est indescriptible, il faut vraiment le voir pour le croire. Sur son lit de mort, le vieux Matisse dont les doigts ne pouvaient plus peindre avait ainsi fabriqué son dernier chef-d’uvre, « Jazz », en découpant des petits bouts de carton et de papier. Kara Walker a fait de cette technique minimaliste sa propre signature, en jouant sur le contraste noir/blanc qui la hante.
Je ne trouve cependant pas vraiment convaincante la façon un peu appuyée dont elle revisite et détourne (en y superposant ses découpages) de vieilles gravures du temps de la Guerre de Sécession.
Le point culminant de son art aussi génial que juvénile se trouve dans ses merveilleux petits films d’animation, qu’elle bricole en faisant danser des marottes devant une lanterne magique : le seul cinéma qui existait déjà au temps de l’esclavage, qu’elle adapte à notre époque ! Ces brèves saynètes dignes des chefs-d’uvre de Méliès, qui font d’elle une admirable cinéaste résument avec une ironie féroce toute l’histoire des « négresses d’Amérique », histoire tragique qui d’après elle ne serait donc pas tout à fait la même que celle des « nègres ».
On s’en serait douté, mais il vaut mieux le rappeler, car c’est le sujet principal de toute l’uvre de Kara Walker, la première artiste-femme qui nous fait toucher du doigt la douleur des Africaines-américaines.
Au-delà de cette sombre histoire, cette exposition (qui vous réserve bien d’autres surprises) est avant tout passionnante parce que du début à la fin, elle nous fait vivre les rêves et les luttes d’une personne que le hasard a fait naître « femme » et « noire », mais dont l’uvre fait désormais partie du patrimoine universel.
Alors tant pis pour ceux dont elle heurtera la sensibilité !
(*) « Kara Walker : mon ennemi, mon frère, mon bourreau, mon amour », exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 9 septembre 2007.///Article N° : 6844