« L’art n’a pas de frontière »

Entretien de Maureen Murphy avec Ery Camara

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Le sénégalais Ery Camara est commissaire indépendant au Mexique. Il a été directeur adjoint du musée national d’anthropologie de Mexico, enseigne la muséographie et organise expositions et séminaires dans différents musées mexicains. Président du jury de la dernière biennale de Venise, il a participé à la Dokumenta et fut membre du jury de la sélection officielle de Dak’art 2002, ainsi qu’invité à réaliser une exposition autour de l’idée de diaspora africaine.

Quels ont été vos critères de sélection pour choisir ces trois artistes ?
On m’a tout simplement demandé que ce soit des artistes de la diaspora. Je me suis mis à repenser le concept de diaspora et j’ai contacté Muhsana Ali, une artiste d’origine afro-américaine qui vit ici au Sénégal. Elle est mariée à un Sénégalais. Je me suis dit que c’était une nouvelle forme de lien entre l’Afrique et l’Amérique. Elle a connu l’Afrique au travers d’un voyage en Afrique du Sud, d’une très longue résidence en Côte d’Ivoire, d’une visite au Ghana née de son intérêt de voir d’où étaient partis ses ancêtres. Finalement elle a adopté l’Afrique comme sa maison, ça m’a paru très intéressant de montrer son cas, d’autant plus qu’elle travaillait aussi sur le thème de l’esclavage. (1)
Le second, c’est un Cubain qui s’appelle José Angel Vincench. Lui, il travaille dans le domaine du religieux. Les Cubains sont très influencés par les religions Yorubas, ce qu’ils appellent la santeria. Dans son travail, il a récupéré certaines icônes de la santeria qu’il a transformé et qu’il parvient ainsi à intégrer dans son art. Ça m’intéressait de voir comment la religion continue jusqu’à présent d’être un lien entre Africains et Américains. L’artiste n’est pas origine afro, mais ça n’était pas la couleur qui m’intéressait, c’était plutôt l’esprit.
Le troisième s’appelle Mario Lewis. Il travaille dans le domaine de l’art conceptuel. C’est un cas très intéressant car c’est quelqu’un qui a eu une maladie et qui était sur le point de perdre la vue. Je ne me souviens pas du nom de cette maladie. Il a vécu l’expérience de ne voir que du flou et, à partir de là, il a conçu un art qui se distingue de tout ce qui se fait à Trinidad. Car, généralement dans les Caraïbes, la majorité des artistes ne font que satisfaire la demande touristique et donc, tout est exubérant, tout est coloré… Lewis a choisi de travailler conceptuellement, à partir de son expérience, sur les relations sociales qui existent entre les dirigeants de l’Etat et les masses. Dans son œuvre intitulée « Blind Spot », c’est le degré zéro de la visibilité. Là, il questionne : « Qui dirige ? Qui approuve ce que fait le gouvernement ? » C’est une œuvre très intéressante sur les gens qui croient qu’ils voient, alors qu’ils ne voient absolument rien. Son travail pose la question suivante : la visibilité à elle seule permet-elle de voir les choses ?
Connaissiez-vous ces artistes avant de les contacter pour la biennale ?
Je connaissais certaines œuvres de ces artistes. J’ai demandé plus d’informations en janvier quand je suis rentré. Ils m’en ont envoyé et, de là, on a discuté de la sélection des œuvres. Le résultat est aussi une découverte pour moi parce que je n’ai jamais eu la démarche de travailler uniquement avec la diaspora, mon champ est beaucoup plus large que ça.
Au niveau du choix des artistes de la sélection officielle, quelle a été la ligne directrice ?
La ligne directrice était avant tout la qualité de l’œuvre formelle (ce que représente cette œuvre). Il fallait statuer si l’œuvre était transgressive, parce que certains artistes répètent des schémas déjà connus et on voulait éviter ça. On a privilégié les œuvres qui introduisent une nouvelle esthétique en Afrique et qui, après analyse, font preuve d’un certain niveau. La règle était que ces œuvres soient innovatrices.
Justement, ce qui est intéressant dans cette biennale, c’est qu’elle ouvre la porte à des artistes qui ne sont pas encore connus. Le principe de candidatures sur dossier ouvre-t-il la sélection ?
Oui, je crois que ça nous permet de découvrir des artistes, mais il y a aussi beaucoup d’absents. De très grands artistes africains ont été absents de la sélection. L’essentiel est que, pour le grand public, ça élargisse l’horizon et qu’on montre que, dans ou hors du continent, il y a des artistes qui continuent à travailler. Leur style ou leur travail nous permet de voir la richesse de cette production. On a cependant dû éliminer beaucoup de dossiers de candidature pour obtenir ce résultat.
L’ambition de la biennale, de toutes façons, n’était pas d’être représentative d’une quelconque production.
Non, c’était surtout d’avoir une certaine ligne directrice qui nous permette de voir qu’il y a de la qualité. Il y a de la variété et il y a de l’innovation. Il s’agit aussi d’encourager l’idée de développement.
Comment la biennale se situe-t-elle par rapport aux autres manifestations de ce genre, en Europe ou aux Etats-Unis, par rapport au marché de l’art international occidental ? Quelle est sa place, son rôle et son importance ?
Dans un sens, je pense que la biennale a beaucoup à apprendre des autres biennales et aussi du circuit de l’art. Le problème le plus grave qu’ont les artistes africains, c’est le manque d’infrastructures. Et quand je parle d’infrastructures, je ne parle pas seulement de galeries, mais aussi de mécènes, de collectionneurs, d’un circuit qui permette la circulation des œuvres, au niveau local comme au niveau international. Une critique solide doit accompagner la production artistique pour permettre aux gens de connaître son contexte et son apport. On a vu dans le passé beaucoup d’artistes de très grand talent exposés de manière assez exotique. Mais je crois que maintenant les artistes et le public doivent dépasser ce stade-là. Aujourd’hui, des artistes branchés sur les phénomènes de globalisation ou de révolution des médias, des artistes bien informés de ce qu’il se passe au niveau international s’approprient certaines technologies, certaines tendances pour en faire une ré-interprétation. Dans ce sens là, je ne vois pas pourquoi on veut les garder comme prisonniers du primitif ou de l’exotique. La biennale travaille pour faire prendre conscience aux gens de ce changement-là.
Il reste malgré tout un fossé entre ce qui se montre à la biennale et ce qui se fait dans la rue par exemple.
Vous savez, cette année, la partie off de la biennale atteint les 100 expositions. Ça permet vraiment aux visiteurs de voir ce qui est présenté de manière libre, y compris ceux qui ont été rejetés de la biennale. Ce qu’il manque, c’est une étude approfondie de ce que devient l’art africain contemporain dans sa propre société. En général, quand on cherche dans les documents, qu’est-ce qu’on trouve ? On dirait que tout l’effort qui est fait va dans le sens de présenter cet art à l’Occident, alors qu’avant de présenter cet art à l’Occident, il faut présenter cet art à ceux qui sont là aussi. Il faut noter qu’on n’a pas de musée d’art contemporain ici, alors qu’il serait très important d’avoir un site cultivant la mémoire, où les gens pourraient voir quels sont les épisodes de changements artistiques, quels sont les épisodes de continuité aussi.
Vous pensez que cette situation est due à un manque de volonté politique, des raisons économiques ?
Les deux sont liés. Il faut penser à une orientation de la biennale pour qu’elle soit beaucoup plus utile à la population. Je crois qu’il est très important que chaque biennale laisse une trace pour que les gens puissent faire le relais et pour qu’on fasse à chaque fois évoluer son niveau. Si cette fois-ci par exemple ils ont eu 100 expositions off, c’est dire qu’il y a vraiment une production. Ceci est favorable pour la production, mais qu’est-ce qui se passe au niveau de la circulation de la production ? Qui s’en charge ? L’état ? Le privé ? Les artistes eux-mêmes ? Cette production n’est qu’une exposition qui n’est pas accompagnée de documents alors qu’il est important d’étudier le phénomène artistique, de savoir comment il s’intègre dans la société et quelles sont ses répercussions sur d’autres sciences sociales.
Quelles perspectives pour le développement d’un marché de l’art en Afrique  ?
Je pense que si l’Afrique est capable d’organiser une biennale, elle doit être aussi capable de trouver un marché favorable aux artistes. Mais pour faire ce marché, il ne suffit pas tout simplement d’exposer, il faut une certaine promotion solide et qu’il y ait une plate-forme de diffusion au niveau des médias pour que les gens puissent savoir ce qu’ils ont en face d’eux. C’est la même chose qu’en Occident. Quand il y a irruption d’un nouveau style, les gens n’ont plus de repères, ils ont besoin d’une information qui circule soit par les livres, soit par les médias. On entend parler de l’artiste, de ses convictions, et peu à peu on s’y intéresse. Mais ici, en effet, il n’y a qu’une petite minorité qui s’en approche. On ne retrouve jamais de monographie sur les artistes et, si l’étude de l’art n’est pas liée à la pédagogie qui se pratique dans les écoles ou à l’université, on peut dire que l’histoire de l’art n’existe pas. Cela rend très difficile l’approche d’éventuels mécènes ou collectionneurs pour soutenir la production artistique.
Selon vous la biennale ne serait qu’un point de départ pour miser sur ces différents points ?
Oui. Je crois que c’est très important, parce que ces cinq biennales de Dakar ont donné une certaine visibilité aux artistes. Certains participent maintenant à des expositions internationales, ils sont invités un peu partout. C’est bien, mais il subsiste un manque d’information sur leurs œuvres, c’est terrible. Du coup, les gens d’ailleurs ne savent pas ce qui se passe en Afrique au niveau des arts.
Que pensez-vous de ce que fait actuellement Okwui Enwesor ? (2)
Okwui ? Je crois qu’il a une très grande responsabilité et j’espère que ça va bien marcher à la Documenta. Je l’ai rencontré voilà 2 ans à la Biennale de la Havane. J’espère qu’il aura l’occasion de réviser l’esthétique actuelle et de voir comment ouvrir la porte à cette diversité créative. Mais il aura aussi, comme l’a eue Catherine David, la pression du marché. J’étais invité en 1997 aux conférences « 100 jours, 100 hôtes ». J’y ai remarqué qu’il est très difficile de changer la mentalité des gens. La même chose s’est passée à Venise, l’an dernier, où j’étais président du jury et où j’ai eu le même problème. Okwui, étant africain, tout le monde se demande ce qu’il va faire à la Documenta. Lui ne vient pas du domaine des arts visuels, il est plutôt littéraire, mais il a travaillé avec le Guggenheim et sur plusieurs grandes expos. Je crois qu’il peut contribuer à élargir de beaucoup la perception de ce que peut être l’art aujourd’hui, peut-être plus que ceux qui ont été formés dans le domaine des arts.
Vous travaillez à Mexico …
J’enseigne la muséologie à l’université et je suis aussi consultant dans plusieurs musées. J’ai été directeur adjoint du musée national d’anthropologie, et ensuite je suis devenu commissaire indépendant. J’organise souvent des expositions dans des lieux comme le musée national des Beaux-arts, le musée d’art moderne aussi. Mais j’ai beaucoup travaillé dans le domaine théorique, dans l’organisation de séminaires avec des thèmes tels que l’état des lieux de l’art contemporain, le musée ou la diffusion de l’art. Ça m’a permis de travailler beaucoup en relation avec le niveau international, de collaborer à la Documenta ou à la biennale de Venise.
Qu’est-ce que l’anthropologie pour vous ?
L’anthropologie nous ouvre une nouvelle perception de l’art. Avant, on se disait qu’on ne pouvait pas mélanger l’art, l’ethnologie, la sociologie, etc. Aujourd’hui, on se rend compte qu’on ne recherche pas la formalité de l’art mais plutôt ses possibilités d’intégration, ou la compréhension du contexte même qui permet à cet art d’avoir une forme particulière. Je crois que l’artiste d’aujourd’hui est plutôt ethnologue. Il parle de son milieu, des contraintes qu’il y a dans son entourage et ça se reflète dans son œuvre. C’est un art très souvent politisé, d’une manière ou d’une autre, et les gens ont du mal à l’accepter. Il faut donc accepter l’idée que le milieu a une très grande influence sur la personne.
Ce sont des réflexions développées aux Etats-Unis, mais je crois qu’en France on est encore assez loin de tout ça. Est-ce que vous sentez une différence de conception muséographique entre les Etats-Unis et la France ?
Dans les événements internationaux, non, je ne sens pas de différence. Aux Etats-Unis je peux dire qu’il y a une certaine liberté de manipulation de l’espace dans les musées, que je ne retrouve pas en Europe. Au niveau de la diffusion aussi, il y a un bon travail qui se fait pour que les gens qui très souvent critiquent l’hermétisme de l’art contemporain puissent être sensibilisés par certaines pratiques parfois pédagogiques. En Angleterre aussi, je crois que ça marche, avec des éditions comme Phaïdon qui publient tant de livres, de sorte que les gens petit à petit comprennent et peuvent s’informer. Mais en Europe, jusqu’à présent, il y a une certaine timidité ou une tendance conservatrice qui dit qu’il faut conserver le site du musée comme un mausolée, alors ça ne marche pas. Cependant, le Palais de Tokyo me parait formidable comme lieu d’exposition et toute cette nouvelle infrastructure que le Tate Modern a organisée peut être intéressante aussi pour les transformations du musée. C’est peut-être juste un peu plus lent. En Italie, j’ai vraiment admiré ces expositions de la biennale de Venise avec les sites du port qui ont été aménagés pour recevoir de l’art, je trouve ça formidable.
Les cloisonnements se font aussi au niveau des universités.
Je crois que c’est aux nouvelles générations de pousser au changement. C’est très important. Avant quelqu’un pouvait avoir cette attitude contemplative face à l’œuvre d’art, aujourd’hui, la nouvelle génération veut y participer. Les artistes ont bien compris cela en faisant des installations. On ne se croise pas les bras pour se prosterner devant une œuvre, il faut s’y intégrer. Ça montre qu’on peut changer de forme, d’attitude, de sensibilité. Il est possible de travailler sur ce domaine-là.
Quand j’étais jeune, on étudiait à l’Institut des arts, on ne travaillait qu’avec de la gouache et de l’huile. Quand je suis revenu en 1993, j’ai remarqué qu’un tube de peinture à l’huile était devenu excessivement cher et que les artistes avait préféré abandonner ce matériau et travailler avec des matériaux comme la terre, le tissu. Ils ont tout transformé. Ils ont continué à travailler et à s’adapter merveilleusement à leur milieu. J’espère que l’exposition saura montrer ça aussi, ce besoin de liberté.
Ça me rappelle un peu le festival des arts nègres en 1966 ou même la création de l’école des Arts quand Senghor fit appel à Pierre Lods parce qu’il était plus africanisant qu’Iba Ndiaye…
Et quand Pierre Lods est venu, ils ont travaillé sur le spontanéisme, tout le monde devait être spontané. Il y avait deux sections : Iba Ndiaye était dans la section de recherches plastiques où l’on étudiait l’anatomie, la perspective, l’histoire de l’art. Dans l’autre section, personne ne devait rien apprendre, sinon tout juste prendre des couleurs et les fixer sur la toile. On disait c’était un geste automatique. Mais comment maîtriser la technique, si on ne connaît pas la nature des produits ? Ceci est très important pour un artiste : connaître la nature de ses produits et savoir comment les maîtriser pour en faire ce qu’il veut. Au fond, au Sénégal ça a bien marché parce que d’un côté, ça a permis à ceux qui étaient plus ou moins inhibés de s’approcher de l’atelier de Lods et de l’autre coté, à ceux qui avaient un intérêt plus intellectuel de s’approcher de l’atelier d’Iba Ndiaye. Plus tard, quand ces écoles-là ont disparu, chacun a profité de ces connaissances pour pousser plus ou moins ses recherches. Mais le problème est qu’il y a une séparation. L’école des arts n’a eu aucun lien avec l’université et le seul lien qu’elle a eu avec les écoles est la formation des professeurs d’enseignement artistique. C’est embêtant parce qu’on se dit qu’il aurait dû y avoir une étude de l’esthétique locale, de l’esthétique traditionnelle. Beaucoup de gens disent que le Sénégal n’est pas animiste, qu’il n’y a pas de masques, pas de sculpture, mais l’esthétique ne se réduit pas aux masques et à la sculpture. L’esthétique a plusieurs supports, et c’était le moment d’essayer de déterminer les supports des caractères esthétiques de la culture sénégalaise, d’essayer de les exploiter au plus haut niveau théorique et d’en informer les gens. Senghor a fait beaucoup mais il n’y a plus eu d’école après l’école senghorienne, c’est ça le problème.
Vous ne pensez pas que cette mouvance de la négritude peut aller à l’encontre des artistes eux-mêmes ? Dans le contexte des années 60, c’était peut-être nécessaire et positif mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui cette vision perdure…
Oui, parce que ça n’a pas évolué en même temps qu’une inquiétude intellectuelle de savoir où on en est. C’est ce qui a poussé à la répétition. Chaque artiste, après avoir atteint un certain niveau, se demande si vraiment il est en train de progresser ou de se répéter. Or, quand on se répète, mieux vaut laisser les instruments et se reposer. Quand, dans la société, il y a peu de commentaires sur la production artistique, il est très difficile pour n’importe qui de faire son autocritique, sa critique constructive. Il est capital de recevoir une critique bien structurée sur ce que l’on fait, non seulement sur la partie visible mais aussi sur le concept. Ainsi les gens pourraient avoir des instruments pour approcher leurs modèles. L’éducation de la sensibilité est très importante.

1. L’exposition de Muhsana Ali « Portes et passages du retour » et son travail avec les enfants des rues d’Abidjan est présenté dans les pages expositions de africultures.com ainsi que dans Africultures 20.
2. Lire l’entretien avec Okwui Enwezor dans Africultures 41.
///Article N° : 2414

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Les images de l'article
Saliou Traoré (Burkina Faso), I'm not your game (je ne suis pas votre gibier). A base de pédaliers de vélo récupérés, l'oeuvre porte sur les dégâts des mines antipersonnels en Afrique © Olivier Barlet
Moussa Sakho (Sénégal), Famille nombreuse © Olivier Barlet
Yacouba Touré (RCI), Fini la récré © Olivier Barlet





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