Voici le troisième volet de la trilogie débutée avec « Même le vent » et poursuivie par « Baobab ». Et là encore, se dégage une idée simple : pour Laurence Attali, la relation à l’Afrique est une histoire d’amour. Puisant dans sa propre culture judaïque, elle construit son film autour de la tradition du Lévirat, qui n’est pas sans résonances en culture africaine. Le Deutéronome indique (chap 25, 5) : « Si deux frères demeurent ensemble et que l’un d’eux vient à mourir sans enfant, sa femme n’ira pas vers un étranger : elle ira vers son beau-frère et s’offrira à lui. S’il refuse, elle peut le demander trois fois en mariage. S’il refuse encore, elle doit l’amener au tribunal, cracher devant lui et lui enlever une chaussure, si bien que toute sa vie, on l’appellera le déchaussé ». Il ne s’agit donc pas d’une humiliation mais d’une dépossession, comme si Laurence Attali, dont le propos est ici clairement personnel, vivait sa relation à l’Afrique comme un chassé-croisé entre liaison/lien/attachement/chaîne et conquête de sa propre liberté. Comme si la forte émotion de l’expérience africaine devait être canalisée par une ritualisation de la relation passant forcément par le respect des règles pour pouvoir la vivre en toute liberté. Dans la différence culturelle où s’installe facilement la domination de l’autre, l’amour n’est possible que lorsqu’on a lâché de soi.
Comme toujours chez Laurence Attali, la musique participe entièrement de l’écriture du récit. En dehors du premier morceau, pour le premier concert où Ben n’est pas encore mort, et où Cheikh Lô chante : « Quand la mort te fauche, quand l’oiseau t’attrape au vol, c’est toujours au moment où tu ne t’y attends pas », tous les morceaux sont inédits, originaux, et s’inscrivent dans la diégèse non comme accompagnement mais comme élément constitutif lui permettant d’avancer. C’est dans les concerts que l’on comprend ce qui lie Booz et Esther. Les dialogues ne seront alors qu’une confirmation de ce que les sens avaient déjà éveillé.
Malgré cette attirance, Booz (Cheikh Lô) refuse de remplacer son frère Ben le trompettiste auprès d’Esther. Avec une avalanche de bébés automates sur le comptoir d’un maquis, véritable scène d’anthologie, elle lui demande un enfant. Mais il refuse, évoquant qu’elle était avec son frère « comme seule raison ». Oumou Sy, qui offre régulièrement une semelle, « en cas de besoin », cite Lacan : « L’amour, c’est quelque chose qu’on a pas et qu’on veut absolument donner à quelqu’un qui n’en veut pas ».
Les peaux noires et blanches s’entremêlent mais l’homme noir refuse la relation. Un voile les sépare, moustiquaire orange délimitant les espaces du possible, de ce qu’on s’autorise par-delà la différence. L’urgence d’amour les brûle mais l’incertitude demeure première : Oumou Sy, qui se révèle ici la griotte du récit, lance encore, comme une règle de vie, un manifeste de cinéma : « Ne demande jamais ton chemin a quelqu’un qui le connaît : tu pourrais ne pas t’égarer ».
Ainsi faut-il se perdre pour se retrouver, perdre une chaussure pour pouvoir s’aimer. Comme tout est complexe, on retourne comme dans les précédents films de Laurence Attali au pain essentiel, pour retrouver ses marques. La dernière chanson est en dioula, paradoxale comme ce film brûlant et charnel : « C’est pas beau la guerre, c’est pas beau les histoires entre l’homme et la femme, entre deux croyants, entre les gens qui s’aiment ».
2003, 33 min, 35 mm, images : Jean-Michel Humeau, avec Cheikh Lô, Maylis Guiard Schmid, Oumou Sy, prod : Autoproduction – Ina Distribution Autoproduction 0143295737.///Article N° : 2791