En sortie dans les salles françaises le 1er janvier 2020, Le Miracle du Saint Inconnu avait été sélectionné par la Semaine de la critique au festival de Cannes en mai 2019 et largement apprécié. C’est en effet un pur plaisir visuel et sonore, à la fois drôle et tragique, plein de clins d’œil aux temps présents. Un miracle à ne pas rater.
Un homme est poursuivi par la police. Il enterre son magot au sommet d’une colline en plein désert, et le masque en simulant une tombe par-dessus. En sortant de prison, dix ans plus tard, il retourne sur les lieux : un mausolée a été construit pour honorer « le Saint inconnu », supposé prodigue en miracles, et un village est sorti des sables pour exploiter le filon, avec hôtel et souvenirs pour les pèlerins !
L’argent et la croyance : les deux font bon ménage même s’ils se présentent comme opposés. C’est sur cette féconde contradiction qu’Alaa Eddine Aljem construit un conte, une fable burlesque particulièrement réjouissante. Le burlesque (qui vient de l’italien burla, « plaisanterie ») élabore des situations absurdes à partir de petites actions crédibles. La comédie se loge dans les réactions des personnages. On est loin ici des tartes à la crème plaquées en plein visage : c’est au contraire l’épure qui est de mise, tant dans le récit que dans le jeu des personnes. Elles sont nombreuses et riches en couleurs dans ce village improbable, s’ennuient terriblement et perdent le sens du temps, tant il s’étire entre appât du gain et spiritualité. On ne rit pas d’eux mais avec eux, épousant leurs regards et leurs postures, à l’aune d’une rumeur qui engendre une croyance, laquelle finit par s’articuler en vérité puisqu’on y croit et qu’une richesse en découle…
Les grands burlesques poétiques des années 30, de Buster Keaton à Hally Longdon ou Harold Lloyd, étaient des artistes du silence. Ils ne tombaient pas dans la caricature, pas plus que leurs émules français des années 50-60, de Jacques Tati à Pierre Etaix. C’est dans cette tradition que se loge Alaa Eddine Aljem pour observer avec un soin et une minutie extrêmes la transformation d’une société puisant sa cohésion dans la spiritualité mais sujette aux dérives pécuniaires tandis que la sécheresse achève les cultivateurs.
Quatre années de développement et d’écriture pour ce premier long métrage, dont le projet est passé de résidences en labos internationaux. Ce n’est pas pour autant un produit fait pour plaire : le réalisateur a la personnalité et la détermination nécessaires, et une solide connaissance du cinéma et de ses enjeux. De ce huis-clos à ciel ouvert émanent des ombres et lumières, des formes et silhouettes, des textures entre ciel et sable qui génèrent ce que permet un théâtre en ombres chinoises : la satire d’une société marocaine aux secrets bien gardés tant qu’ils servent des intérêts.
Trois questions à Alaa Eddine Aljem sur l’esthétique du film :
Olivier Barlet : Voici un film sur la croyance. Ce qui frappe est que ce thème est sans cesse travaillé à l’image. On trouve par exemple dès le départ un cadrage à la John Ford laissant une grande place au ciel, lui-même s’inspirant des tableaux de la Renaissance italienne. Le jeu des acteurs « à la Aki Kaurismäki », assez statique, évoque l’imagerie religieuse. Idem pour la musique d’Amine Bouhafa… Toute l’esthétique du film semble ainsi vouloir connoter la question de la croyance.
Alaa Eddine Aljem : On a en effet cherché un équilibre graphique entre ciel et terre. Au début, le ciel prend les deux tiers de l’image, puis ce ne sera qu’un tiers et finalement que la terre dans le dernier plan. C’est le rapport entre la matière et le spirituel, entre le palpable et la croyance, à quoi sont confrontés tous les personnages. Le film fonctionne là-dessus, pensé comme un conte, une comédie burlesque qui déclenche non le fou rire mais le sourire. Le ton du film est parfois sérieux, parfois non, pour parler de choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Les personnages sont dans le registre typique du burlesque, dans la retenue, dans des mouvements presque chorégraphiés, théâtralisés, contrebalancés de temps à autre par quelque chose de plus rock’n roll, plus dynamique à l’image, ou bien dans un jeu plus spontané. Les actrices dans le village n’ont ainsi jamais joué devant une caméra : elles cassent le côté rigide voulu par la mise en scène par quelque chose de plus naïf dans leur jeu.
Pourquoi cette retenue, ce rythme ?
C’est le rythme de ce lieu, le rythme du désert qui est un peu lent. Le film observe la mutation d’une société confrontée à un mode de vie ancestral avec ses croyances et un modernisme brut qui arrive avec cette route qu’on est en train de dynamiter tout au long du film. Certains des personnages sont confrontés à l’ennui. On a vu au montage que si on accélérait, on faisait un film de voleurs, de braquage. Une grosse comédie n’aurait pas non plus marché. Il fallait un équilibre sur un fil très fin entre les deux. D’ailleurs, ce qui attire l’œil sur le film, c’est son ton, son esthétique parfois qualifiée d’humour scandinave ou bien de pseudo-western, ou encore de vieille comédie italienne ou de cartoon ! Cela tient aux nuits un peu bleutées, américaines, et au côté archétypique des personnages : ils sont sans psychologie, sans backstory. Le médecin est un médecin et le voleur est un voleur ; tous les voleurs s’habillent en noir. La difficulté résidait dans le fait de donner au spectateur suffisamment de clefs de lecture avec un minimum d’éléments pour qu’il puisse suivre l’histoire sans savoir qui est ce médecin, pourquoi il est arrivé là, quel est son passé.
Comment avez-vous travaillé avec Amine Bouhafa pour la musique : était-ce avant le tournage ou bien sur les images tournées ?
En fait, j’ai rencontré Amine par hasard, à un déjeuner. Je venais de finir le tournage. Je ne savais pas qui c’était mais j’ai compris que sa démarche rejoignait la mienne. L’idée de ce film était de le faire avec ma génération, la trentaine environ. On a les mêmes envies, les mêmes références. Je lui ai proposé le film mais il a failli ne pas le prendre car il n’avait pas le temps. En fait, après l’avoir regardé, il lui venait quelque chose naturellement, ce qui lui donnait envie de le faire. Mais pour des raisons d’emploi du temps, il fallait le faire tout de suite. Je suis monté à Paris dans la semaine et on a commencé à composer ensemble. Je lui ai dit que je ne savais pas lire une note de musique, que je ne savais pas ce que je voulais mais que par contre, je savais bien ce que je ne voulais pas. Il m’a dit que c’était un très bon point de départ. J’avais toute une liste : je ne voulais pas souligner le côté dramatique ni le côté comique, je ne voulais pas une musique qui écrase les sons directs ni une musique où il y a beaucoup d’instruments, je ne voulais pas des sonorités étrangères à la culture d’ancrage du film, et je n’aime pas le piano, les percussions, etc. Il m’a dit que cela allait être compliqué ! On a une passion commune pour le thé et on en a bu beaucoup dans son studio. Je joue un peu de guitare et j’essayais des choses, lui essayait des choses aussi, avec un don assez extraordinaire pour explorer les registres. Il venait de faire Timbuktu et avait en tête des sonorités africaines. On est partis dans des sonorités un peu western ou marocaines. Quand il avait besoin de percussions, il se mettait à taper sur les verres à thé, si bien que la majorité des consonances rythmiques sont à base de sons organiques, en tapant sur une guitare ou un bout de bois ou des verres.
(propos recueillis au Festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, novembre 2019)