Le rôle du livre scolaire dans l’élaboration d’une culture de la lecture en Afrique

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En écho et en complément au dossier « Où va le livre en Afrique ? » (Africultures 57), l’écrivain gabonais Ludovic Obiang interroge les choix faits dans les titres de littérature étudiés à l’école.

Il y a quelques années, le regretté William Sassine déclarait à Jacques Chevrier :  » dans le mot écrivain il y a écrire et il y a vain. […] Cela résume la condition de l’écrivain en Afrique : on écrit en vain, on n’est pas lu « . Cette boutade a pris valeur proverbiale aujourd’hui en Afrique pour montrer le peu d’écho rencontré par l’activité d’écriture parmi le grand public. Pourtant, ce constat un tant soit peu amer demande à être nuancé. Car, si dans l’ensemble, on note une désaffection du public vis-à-vis de la littérature, les choses varient souvent d’un pays à l’autre, mais, surtout, dans le cadre propre à chaque pays, on peut noter des relations différentes à l’écriture en fonction de la couche de population choisie ou du milieu étudié. Ainsi, si le grand public boude le livre pour son prix ou pour sa langue (étrangère ou recherchée), on trouve une dynamique incontestable de la lecture dans les milieux d’information et de communication, les bibliothèques publiques, les centres d’information ou de recherches, et, bien entendu, les établissements scolaires et universitaires. Dans ces établissements où la lecture est déterminante, le livre devient l’outil essentiel de l’appropriation des connaissances, le ferment d’une véritable culture intellectuelle. Il répond alors aux objectifs propres à ces institutions du savoir, promouvoir la connaissance, évaluer l’information, aider à la création.
1. Un cadre de promotion
Le livre scolaire est un outil préférentiel de promotion du livre dans la mesure où il favorise l’acte de lecture et la connaissance de la production littéraire. Un élève, même désintéressé, ne peut se dérober au devoir de lire s’il veut obtenir des résultats simplement acceptables, et souvent l’inhibition de départ s’efface au contact d’un livre intéressant, l’activité pédagogique contraignante devient peu à peu un ravissement esthétique. C’est à l’école que naissent les appétits de lecteur et que se constitue l’essentiel du bagage culturel. Ainsi en est-il d’un témoignage apporté par Jean Divassa à propos de L’enfant noir :
Dignité avait ouvert le paquet et découvert le livre. C’était inimaginable ; il était beau ce livre, au toucher, la couverture en était luisante. La photo l’illustrant était celle d’un enfant au regard juvénile et à la bouche toute innocente. Les pages sentaient encore l’odeur de la papeterie. […] Elle l’avait parcouru en quelques jours. Elle se souvint qu’elle avait été captivée par l’histoire de la forge et du serpent et qu’elle avait fait le rapprochement entre la vie de la famille de Laye et la sienne (1).
On retrouve la même émotion chez Bernard Dadié, dont le personnage reçoit lui aussi un livre par la poste :
La sortie. Entouré d’amis curieux, il coupa d’abord les ficelles, puis enleva le papier d’emballage que les amis se disputèrent. Il sentait le goudron. Un dernier voile de papier journal et le livre apparut, splendide, tout neuf, le livre de lecture qu’il avait choisi, commandé et pour lequel il avait vendu tant de litres vides ! (2)
On a pu ainsi par le bais des  » programmes scolaires « , au moyen d’anthologies collectives, d’ouvrages critiques, de manuels didactiques, sortir un maximum de textes de l’anonymat et offrir à des auteurs d’avenir le tremplin dont leur potentiel avait besoin :
On pourra lire aussi un grand nombre de textes moins connus, écrits par de plus jeunes auteurs au talent prometteur, très souvent édités localement et peu diffusés hors des frontières de leur pays (3).
Quand ce n’est pas l’auteur, c’est l’œuvre elle-même qui trouve dans le milieu scolaire le cadre d’une consécration durable. Des oeuvres comme L’Aventure ambiguë, Sous l’orage, Maïmouna, Les Soleils des indépendances, etc. sont devenues, grâce à leur accréditation scolaire (ou universitaire), des  » classiques  » qui font autorité et continuent de conditionner le point de vue de plusieurs générations d’Africains. De nombreuses personnes qui répugnent aujourd’hui à ouvrir un livre, puisent encore dans ces réminiscences littéraires les références nécessaires pour nourrir une discussion ou un entretien. On conçoit ainsi toute l’importance qu’il y a pour l’écrivain à être remarqué des instances académiques, organe de sélection et d’habilitation.
2. Un outil de sélection et d’habilitation
Par le fait qu’il s’adresse en priorité à un public d’apprenants, donc soumis à un examen critique plus important, le livre scolaire est un instrument de sélection exigeant et redoutable. Il retiendra les textes en fonction de leur  » qualité littéraire « , c’est-à-dire de leur respect de certaines normes stylistiques, thématiques, éditoriales, etc. Toujours selon les auteurs de l’Anthologie citée supra :
Les textes choisis l’ont été en fonction de leur qualité littéraire (c’est l’exigence première qui s’impose à tout compilateur d’anthologies) […] (4)
Toutefois, l’élaboration de cette  » norme « , de ses critères, n’est pas sans danger et relève souvent de facteurs idéologiques étrangers à la littérature. Ainsi un texte comme Le Devoir de violence, jugé par trop irrévérencieux et même obscène, n’apparaît dans aucune anthologie  » négro-africaine  » et reste d’un accès extrêmement malaisé pour l’étudiant africain d’aujourd’hui. Il a fallu attendre les années 80 et l’avènement des  » littératures nationales  » pour voir réhabilités des écrivains comme Lamine Senghor ou Félix Couchoro dont le projet littéraire a longtemps contrasté avec les affirmations de la négritude senghorienne.
Instrument de sélection, le livre scolaire peut donc être un outil d’ostracisme, de marginalisation, d’occultation regrettable. D’où un souci permanent d’objectivité si on veut éviter les pièges du favoritisme, du clientélisme, du chauvinisme. Un pays comme le Gabon, par exemple, a été longtemps une nation extravertie au plan littéraire. Jusqu’aux années 90, la majorité des textes étudié au programme de littérature était des œuvres étrangères, française ou africaines. Depuis quelques années, l’on a pu renverser la tendance, au point de sombrer dans l’excès inverse et favoriser des œuvres moyennes au simple titre qu’elles étaient écrites par des Gabonais. Rappelons cette condamnation d’Alan Edgar Poe à propos de la littérature nationale nord américaine :
[…] nous nous trouvions tous les jours avec ce dilemme paradoxal d’aimer ou de faire semblant d’aimer d’autant plus un ouvrage stupide que […] sa stupidité plongeait ses racines dans notre sol et débattait de nos affaires (5).
Toutefois, malgré cette tendance à la  » nationalisation « , la plupart des manuels scolaires en Afrique, et en particulier au Gabon, sont des ouvrages publiés en France, selon un programme calqué ou plaqué sur le programme français. L’éditeur ou l’auteur retiendra souvent les textes en fonction d’une certaine vision de la langue – ou de l’esprit – français, ou, plus caustiquement, en fonction des intérêts financiers en jeu. Ainsi Jacques Chevrier, directeur éditorial de l’ancienne collection  » Hatier Monde Noir Poche « , aura tendance dans ses essais critiques à se référer aux œuvres publiées par ses soins ; belle opportunité de les faire connaître et donc d’en faciliter la vente… N’importe, l’essentiel aura été que les élèves y puisent un appétit sans cesse croissant de lecture, sinon une véritable vocation d’écrivain.
3. Un instrument de création
Instrument de sélection, au sens positif du terme, fruit d’une réflexion critique, le livre scolaire est de facto le support d’une culture de la production sans laquelle on ne peut accéder à une véritable culture de la consommation. Car si on a longtemps pensé que le retard de l’Afrique était imputable à son ancrage dans la tradition orale, aujourd’hui on peut s’apercevoir que c’est moins le passage d’un mode de transcription à un autre qui est en cause, mais l’accès généralisé au savoir et à l’information. Autant les assistants d’une soirée de contes étaient de véritables connaisseurs, au fait des roueries du conteur et des subtilités du genre, autant le lecteur d’aujourd’hui doit être au fait des mécanismes et des finesses de la création littéraire. D’où le recours à des activités de  » sensibilisation  » comme les lectures publiques, les cafés littéraires ou encore les ateliers d’écriture. Dans ce dernier cadre, le livre devient l’outil de référence, l’exemple et le modèle qui guide nos pas dans l’univers complexe de l’écriture. Devenus auteurs nous-mêmes, nous n’en serons que de meilleurs lecteurs, plus exigeants mais aussi plus avisés. Essentiel pour l’élaboration d’une véritable culture de la lecture, le livre scolaire ne jouera jamais son plein rôle de façon isolée, mais au sein d’une politique globale de la lecture et du livre.

1. DIVASSA (Jean), La Vocation de dignité, Libreville, Ed. Ndzé, 1997, pp. 45-46.
2. DADIE (Bernard),  » Le premier livre commandé  » in Les Jambes du fils de Dieu, Paris, CEDA-Hatier, 1980, pp. 13-14.
3. Littératures francophones d’Afrique Centrale, Paris, Nathan, 1995, p. 3.
4. Idem.
5. POE (Edgar Allan), Oeuvres complètes, Paris, Robert Laffont, Coll.  » Bouquins « , 1989, p. 2991.
///Article N° : 3268

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