Les 20 ans de Vues d’Afrique à Montréal

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20 ans : il fallait cela à ce festival annuel pour s’ancrer aussi profondément dans la vie montréalaise qu’on sait très riche en événements culturels. Gérard Lechêne et son équipe tirent tous azimuts : 180 films, un rallye d’expositions dans toute la ville, des spectacles, concerts, débats, colloques et pour le 20ème anniversaire, un focus sur le Burkina Faso, alliant rétrospective cinématographique, une leçon de cinéma de Gaston Kaboré et des défilés de mode de Pathé’O.

Le choix du Burkina pour le 20ème anniversaire ne tient pas du hasard : Vues d’Afrique est jumelé depuis belle lurette au Fespaco, ainsi qu’avec le festival d’Amiens. Une façon aussi de célébrer la place prise par le Burkina dans le développement des cinématographies africaines, et de la sienne en particulier. Avant même les succès internationaux d’Idrisssa Ouédraogo, Gaston Kaboré s’imposait avec Wend Kuuni. Sa leçon de cinéma (ici appelée atelier de maître) fut remarquable de précision et de simplicité (cf. compte-rendu sur le site).
Ici, dans un Montréal où la terre est encore gelée d’un hiver qui a pointé à – 40 degrés, en terre américaine où l’enclave francophone résiste par tous les bouts à la globalisation (même en remplaçant « stop » par « arrêt » sur les panneaux routiers !), l’Afrique est loin mais pas tant que ça : nous avions témoigné dans le dossier d’Africultures n°16 « Artistes africains du Québec » d’une société qui se veut multiculturelle, avec tous les débats qui en résulte, travaillée par une diaspora africaine aux multiples origines qui combat le froid avec beaucoup de créativité. Dans le domaine du cinéma, les films d’animation (dont Vues d’Afrique se fait toujours la vitrine), notamment de Cilia Sawadogo, trouvent au Québec des financements appropriés, tandis que des coproductions impliquent le Canada comme Mme Brouette du Sénégalais Moussa Sène Absa. Un colloque sur les coproductions était organisé pour faire le point dans le cadre du festival.
La sélection longs métrages fiction permettait de voir de nouveaux films encore pratiquement inconnus en France.
L’utilisation des enfants
Attention danger: les enfants débarquent ! Trois films les prenaient comme sujets. Le jury a décerné son grand prix à La Caméra de bois, réalisé par le Sud-Africain Ntshavheni Wa Luruli, et une mention à Na Cidade Vazia, de l’Angolaise Maria João Ganga, laissant de côté Un amour d’enfant du Sénégalais Ben Diogaye Beye (cf. le synopsis et la critique de ces trois films sur notre site internet, ainsi que les interviews d’Olivier Delahaye, producteur de La Caméra de bois, et de Ben Diogaye Beye). Bien qu’ils soient difficiles à diriger, les enfants sont au cinéma un bon moyen d’évoquer le renouveau, l’avenir autant que l’innocence face à la violence. Ils émeuvent facilement, surtout s’ils ont une bonne bouille déclenchant la sympathie. Mais la corde est glissante, trop facilement sentimentale : pour ne pas rester superficielle, cette émotion doit être signifiante, en phase avec le réel, et cela ne se passe pas sans une esthétique globale de l’oeuvre.
Les deux films primés affichent chacun à leur manière une véritable maîtrise technique mais ils sont victimes de leur construction, de leur intention. Le film de Ben Diogaye Beye, qui ne prétend pas à la maîtrise technique qui lui permettrait d’accéder à un prix, laisse davantage de traces, sans doute parce qu’il ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit : il a simplement le mérite d’exister. C’est son absence de prétention qui fait sa valeur, le résultat d’un travail douloureux, d’une vie de réalisateur qui n’a pas fait ce qu’il aurait voulu et qui se retrouve là, sans plus avoir rien à démontrer ou de carrière à construire, seulement avec le désir de laisser encore une trace qui parte vraiment du fond de soi.
Les tripes, c’est ça qui fait le cinéma. Il n’y a pas de cinéma sans créateur, et l’intention est trompeuse car elle bouffe la création. On veut tant mettre dans un film qu’il finit par dégouliner. C’est compréhensible, c’est pardonnable quand on sait toute la difficulté de faire un film au Sud, mais ça ne fait pas du bon cinéma, au sens de la capacité du film à marquer son époque et à témoigner de son temps.
De bons divertissements populaires
Autre dilemme posé par les films en compétition, l’arrivée de films grand public au succès assuré dans leur propre pays, tournés en numérique pour limiter les frais, mais qui ne répondent pas aux critères de qualité artistique du cinéma international défendu par les grands festivals et les commissions d’aide. La ficelle de ces films est l’humour et ils n’en manquent pas, ce qui permet de passer un bon moment. Subrepticement, leur projet est plus fin qu’il n’en a l’air et ils égratignent au passage quelques préjugés ou dénoncent quelques réalités.
Le public marocain retrouve avec plaisir l’humoriste Saïd Naciri, qui remplit les salles avec ses one-man show, aussi bien chez lui que lors de ses tournées auprès de la diaspora. Les Bandits, complètement centré sur son personnage de truand au grand cœur, butine dans tous les genres pour maintenir en haleine un spectateur ravi par sa gouaille et son autodérision autant que par les péripéties pétries de qui proquos d’une histoire aussi improbable qu’une sketch de music-hall mais parfaitement bien menée ! Mine de rien, la fracture sociale de la société marocaine est épinglée dans un pays où on ne dit pas encore les choses aussi facilement (cf. interview du réalisateur sur le site).
Dans un autre registre, Ayaba des Béninois Ignace Yechenou et Claude Balogun sur un scénario et un montage du Français Pierre Barot (qui s’était déjà illustré dans la dynamique série Taxi-Brousse), fera clairement pleurer de rire les salles africaines lorsqu’il transforme par sorcellerie le Blanc exaspérant en un Noir victime de son nouveau physique là où il a l’habitude de profiter de son privilège. On suit avec un grand plaisir les péripéties rocambolesques d’une histoire dont on se fout bien de savoir si elle est vraisemblable ou non mais qui tient en haleine : le sujet est ailleurs, dans l’ironie sur les comportements des Blancs en Afrique, parfaitement campés par Luis Marques (homme de théâtre basé à Abidjan), et qui convainc car elle s’accompagne d’un humour sur soi-même général.
Il est réjouissant de voir ainsi ces films ramener les gens au cinéma (le succès de Naciri au Maroc a dépassé tous les autres films, tournant autour du million d’entrées, balayant d’ailleurs sur son passage le beau Face à face d’Abdelkader Lagtaâ qui fut du coup considéré comme du cinéma d’auteur plus rébarbatif) ou procurer aux télévisions de bonnes productions endogènes qui concurrencent les images éternellement importées.
Mais il serait dangereux de pratiquer deux oppositions faciles que l’on entend beaucoup aujourd’hui entre d’une part un cinéma commercial et un cinéma dit d’auteur ou de qualité (comme si l’un comme l’autre ne pouvaient partager les choses) et d’autre part un cinéma fait pour un public local d’un cinéma « fait pour les Occidentaux ». Cette dernière remarque est la plus assassine : on soupçonne le réalisateur de chercher à plaire et si jamais il est exonéré de cette accusation, c’est pour suggérer qu’il est victime du fait de trop vivre en Occident et de délaisser son pays. On lui dénie ainsi le droit de faire une œuvre d’art s’adressant à tous et cherchant à trouver sa place dans la grande réflexion mondiale sur notre temps.
Le nouveau film de Taïeb Louhichi, La Danse du vent, est à cet égard passionnant car il livre l’interrogation sans complaisance d’un cinéaste sur son rôle à un moment où les cinématographies africaines sont traversées par ces questions et tant d’autres qui les font bouger autant qu’elles les mettent en péril. Le film est lui aussi réalisé en numérique, ce qui l’oblige à délaisser les grands espaces du désert de Leyla ma raison ou surtout du magnifique L’Ombre de la terre (1985), son premier long métrage qui suivait l’évolution forcée de familles nomades, pour ne le filmer que de près, l’ancrer dans la relation avec le personnage par un angle de caméra délaissant la profondeur de champ mais trouvant une autre façon de l’aborder, plus intime sans doute, centré sur sa matérialité : le cinéaste algérien Mohamed Chouikh, qui interprète remarquablement le réalisateur bloqué au milieu de nulle part par une panne de son 4×4 et porte véritablement le film, épouse peu à peu le sable et le sel des éléments au fur et à mesure de la prise de conscience de son isolement. Ses visions, qui cernent la complexité de son rapport à la création, sont autant de fata morgana illusoires mais débouchent sur l’affirmation du sens du cinéma : malgré toutes les difficultés, même dans une autre vie, le réalisateur poursuivra son rêve de film (cf interview du réalisateur sur le site).
On est ici à l’opposé de l’esthétique adoptée par Soldiers of the Rock du jeune Sud-Africain Norman Maake. Démonstratif jusqu’à l’extrême, cet hommage aux mineurs orchestre autant par la musique et les dialogues que par la caméra une épopée mythique voire mystificatrice. La Caméra de bois a elle aussi une caméra boum-boum et une musique pénétrante, où l’on sent la nette influence de l’esthétique américaine, lieu de formation de ces réalisateurs, aux Etats-Unis comme en Afrique du Sud. La triste histoire sud-africaine n’a pas permis le développement d’une culture cinématographique autonome mais l’industrie est là, qui veut prendre sa place en Afrique : la rencontre ou la confrontation avec les autres cinémas d’Afrique se fera sur le terrain de l’esthétique.
Courts métrages
Parmi les nouveaux courts métrages présentés à Montréal, quelques belles nouveautés.
Remarqué par un grand prix du court métrage à la Biennale du film arabe 2002 pour l’excellent Jean Fares qui illustrait en quelques minutes pleines d’humour et bien senties la tension de la différence culturelle dans l’attribution du prénom au nouveau-né d’un couple mixte, l’Algérien Lyes Salem présentait à Montréal Cousines, un 30 minutes plus grave mais tout aussi bien mené sur un Algérien vivant en France (qu’il interprète aussi) qui vient passer ses vacances à Alger et suscite chez ses cousines une envie de liberté. La réalité de la condition féminine est d’autant plus sensible qu’elle est traitée du point de vue du personnage lui-même, qui se heurte à sa propre envie de passer de bons moments de vacances avec ses cousines.
La série Houria de l’Algérienne Rachida Krim (auteur du fort long métrage Sous les pieds des femmes), qui se déroule à Paris, groupe cinq films de 6 minutes autour du dialogue sur la sexualité et le sida. A chaque fois, Houria, une femme d’une soixante d’années agit dans le sens d’une meilleure compréhension. Chaque film a plein d’humour et une certaine tendresse, et profite d’une belle idée de départ et d’un traitement parfaitement rythmé et maîtrisé. Un beau regard intérieur. Correspondance, présenté à Montréal, est sans doute le plus grave de la série mais aussi un des plus émouvants.
Afrique années 60, le premier film de Félicité Wouassi, grande actrice de cinéma et de théâtre, est d’une grande élégance : une véritable œuvre d’écriture orchestrant sur l’espace d’une rencontre fortuite dans la rue entre un homme et une femme la mémoire d’une culture commune à partir d’un morceau de Manu Dibango.
Il y avait encore beaucoup d’autres courts et de documentaires intéressants : le temps manque pour parler de tous, mais la diversité autant que la créativité sont clairement au rendez-vous. Plus que jamais, Vues d’Afrique reste l’un des rendez-vous essentiel pour appréhender les cinémas d’Afrique et remplir son panier.
Montréal, avril 2004
Palmarès :
Cinéma Africain et créole : fiction
Le Prix de la communication interculturelle long métrage remis par Radio Canada Télévision est décerné à
LA CAMÉRA DE BOIS de Ntshavheni Wa Luruli (Afrique du Sud)
Le jury a attribué une mention spéciale à LE SILENCE DE LA FORÊT de Didier Ouénangaré et Bassek Ba Kobhio (Cameroun-Centrafrique) et à TASUMA de Kollo Daniel Sanou (Burkina Faso)
Le Prix de la communication interculturelle court métrage remis par Radio Canada Télévision est décerné à
LE BALLON de Orlando Mesquita (Mozambique)
Le jury a attribué une mention spéciale à BALCON ATLANTICO de Mohamed Chrif Tribak et Hicham Falah (Maroc) et à LE SECRET DE FATIMA de Karim Bensalah (Algérie)
Le Prix Images de Femmes Micheline Vaillancourt remis par le CIRTEF et le magazine AMINA est décerné à
KOUNANDI de Apolline Traoré (Burkina Faso)
Le jury a attribué une mention spéciale à NA CIDADE VAZIA de Maria Joao Ganga (Angola) et à HISTOIRE DE TRESSES de Jacqueline Kalimunda (Rwanda)
Le jury Cinéma africain et créole fiction était composé de Sophie Faucher, Jacques Godbout, Théo-Boniface Kayumbi Beia, Jacques Payette et Jean-Pierre Tadros.
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cinéma africain et créole : documentaires
Le Prix de la communication interculturelle documentaire offert par TV5 est décerné à
UN RÊVE ALGÉRIEN de Jean-Pierre Lledo (Algérie)
Le jury a attribué une mention spéciale à Ma GRENA’ET MOI de Gilles Élie (Guadeloupe), BORRY BANA, LE DESTIN FATAL DE NORBERT ZONGO de Luc Damiba et Abboulaye Diallo (Burkina Faso) et à GARDIENS DE LA MÉMOIRE de Éric Kabera (Rwanda)
Le Prix Images de Femmes offert par OXFAM Québec et le magazine AMINA est décerné à
SIMON ET MOI de Beverly Palesa Ditsie et Nicky Newman (Afrique du Sud)
Le jury a attribué une mention spéciale à TRACES, EMPREINTES DE FEMMES de Katy Lena Ndiaye (Sénégal) et à VIVRE POSITIVEMENT de Fanta Régina Nacro (Burkina Faso)
Le jury Cinéma africain et créole documentaires était composé de France Capistran, Michael Hogan, Diane Poitras, Patricia Rimok et Chantal Vallée.
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Animation
Le Prix du film d’animation Vues d’Afrique 2004 est décerné à
TIGA AU BOUT DU FIL de Rasmane Tiendrébéogo et Patrick Theunen (Burkina Faso/Belgique)
Le jury a attribué une mention spéciale à L’EAU, C’EST LA VIE de Jean-Luc Slock (Belgique)
Le jury Animation était composé de David Anderson, Pierre Hébert et Betty Jansen.
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Regard du monde sur l’Afrique et les pays créoles
Le Prix RFO SAT est décerné ex-aequo à
BAMAKO IS A MIRACLE de Samuel Chalard, Maurice Engler et Arnaud Robert (Suisse)
Et à TERRE D’EXIL de Yohan Laffort (France)
Le jury a attribué une mention spéciale à JE VOUS HAIME de Isabelle Christiaens et Jean-François Bastin (Belgique), AMOURS ZOULOUS de Emmanuelle Bidou (France) et à DEL PALENQUE DE SAN BASILIO de Erwin Göggel (Colombie)
Le jury Regard du Monde était composé de Emmanuel Galland, Samuel Torello et Thomas Vamos.
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regard canadien sur l’Afrique et les pays créoles
Le Prix ONF du meilleur film canadien est décerné à
Les Artisans de la débrouille d’Alexandre Touchette
La Bourse spéciale à la meilleure production indépendante offerte par l’ONF est décernée à
Nanga-boko: voyage au bout de la rue de Claude Grenier
Le jury a attribué une mention spéciale au réalisateur et aux comédiens de LOVE, SEX AND EATING THE BONES de Sudz Sutherland
Le jury Regard canadien était composé de Christophe Gauthier, Rodney Saint-Eloi et Jean-Paul Vuillin.
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Images et développement – coproduction nord-sud
Le Prix Images et développement parrainé conjointement par Vues d’Afrique et le CRDI est décerné à
STRONG ENOUGH de Penny Gaines (Afrique du Sud)
Le jury Images et développement était composé de Clayton George Bailey, Luc Côté et Christian Fournier.

///Article N° : 3368

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