Les six décennies des cinémas d’Afrique

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« On n’écrit jamais qu’une seule chose, on écrit ce qui nous empêche de dormir ; comment dire aujourd’hui l’Histoire ? »

Kossi Efoui[1]

 

Petit rappel de l’Histoire des cinémas d’Afrique à partir de quelques films marquants. Avec la rétrospective de films d’Afrique Africamania, la Cinémathèque française a retracé du 16 janvier au 17 mars 2008 à Paris l’histoire des cinémas d’Afrique en plus de 80 films. Publié dans le catalogue de l’événement, cet article la résume en quelques mots. Il a été complété à la demande de la revue Black Camera (qui le publie en anglais en 2021) d’ajouter la sixième décennie.

 

1. Années 60 : l’obligatoire engagement

 

« O frères, si notre syntaxe n’est pas un rouage de la liberté

si nos livres doivent encore peser sur l’épaule du docker

si notre voix n’est pas un relais d’étoile pour le cheminot et le berger

si nos poèmes ne sont pas des armes de justice entre les mains

de notre peuple ;

Oh, taisons-nous ! »

Jean Sénac[2]

 

Le 7 mai 1954, après huit années de guerre au Vietnam, l’armée française est battue à Dien Bien Phu. C’est le début de la fin de l’Union française inscrite dans la Constitution de 1946. Après l’Ethiopie, le Liberia, l’Egypte, la Libye, le Soudan, le Maroc, la Tunisie, le Ghana et la Guinée, les Etats africains francophones accèdent à l’indépendance en 1960, puis l’Algérie et le reste des Etats anglophones jusqu’en 1965. Les Etats lusophones ne l’obtiendront qu’en 1974-75, au terme d’une lutte armée contre le régime Salazar. Les indépendances ne furent pas généreusement octroyées mais laborieusement conquises, résultat de la détermination des colonisés combatifs et des anticolonialistes qui conjuguèrent troubles, révoltes, syndicalisme et développement des idées nationalistes.

Les écrivains avaient préparé le terrain en affichant la richesse culturelle du continent africain et en fustigeant le système colonial. Dès 1921, le Guyanais René Maran dénonce les méfaits du colonialisme dans Batouala mais obtient le prestigieux prix Goncourt. Il en perd son poste d’administrateur en Oubangui-Chari. Le mouvement de la Négritude des années 30 (Senghor, Césaire, Damas) se place sous le signe de la revendication avec des œuvres engagées et missionnaires, et un discours qui cherche à sortir le continent de la marge de l’Histoire en exaltant des valeurs dites « nègres », référence à une approche spiritualiste et poétique du monde. Dans les années 50, Camara Laye (L’Enfant noir) introduit l’autofiction tandis que Mongo Beti (Ville Cruelle) perpétue la virulence de ses prédécesseurs. Un discours va s’affirmer, pour qui l’exaltation d’une Afrique antécoloniale, monolithique à force d’unanimisme, est un leurre destiné à maintenir les héritiers du pouvoir colonial. Après les indépendances, Yambo Ouologem (Le Devoir de violence) opte ainsi pour l’insolence de l’esprit et pointe la responsabilité des Africains tandis qu’Ahmadou Kourouma (Les Soleils des indépendances) scrute l’affrontement entre les sociétés traditionnelles et le modèle de civilisation imposé par l’Occident.

Avant les années 60 en Afrique noire francophone, le décret pris par Laval en 1934, alors qu’il était ministre des Colonies, imposait une autorisation administrative pour tourner des images. Les Africains n’avaient accès qu’à un miroir d’eux-mêmes idéologiquement chargé, réalisé par des cinéastes coloniaux, des ethnologues ou des missionnaires. Les premiers cinéastes africains doivent ainsi lutter contre la négation de soi colportée par les images coloniales où les Africains sont le décor d’une Histoire qui se fait malgré eux, ou bien les « insectes » que dénoncent Sembène Ousmane et Med Hondo. Ils font un cinéma militant, mais pas un « cinéma de pancarte », conscients de la nécessité de toucher un public peu sensible aux slogans. Dénonçant aussi bien les coutumes obsolètes que les élites corrompues, leur programme est de remplacer « civilisation » par « progrès », c’est-à-dire de résister aux manipulations et aux arriérations. Leur cinéma se veut décolonisation du regard et de la pensée, reconquête de son espace et de son image de soi, mais il est aussi affirmation culturelle. Cherchant à se réapproprier et transmettre les valeurs fondatrices d’une nouvelle société, il charge volontiers ses fictions d’un regard documentaire.

Même chose au Maghreb qui devra se débarrasser de la vision orientaliste du cinéma d’avant les indépendances pour restaurer sa propre sociologie et sa culture. Les protectorats en Tunisie et au Maroc ayant relativement respecté la langue arabe et les systèmes socio-éducatifs traditionnels, le cinéma des pionniers a moins pour mission de rompre avec l’assimilation que le cinéma de ce département français qu’était devenu l’Algérie. Ils ont par contre tous le fardeau d’inverser l’amnésie générale sur l’histoire coloniale et les luttes de libération. Tandis qu’Omar Khlifi met en scène dans L’Aube (El Fajr, 1966) les événements insurrectionnels qui ont amené l’indépendance de la Tunisie, le cinéma algérien va s’appesantir sur la guerre de libération avec Patrouille à l’Est (Amar Laskri, 1971) ou Le Vent des Aurès (Mohamed Lakhdar Hamina, 1967), prolongé par Chronique des années de braise, Palme d’or du Festival de Cannes en 1975, sur la tourmente de la vie coloniale avant la guerre. Dès le premier film, L’Enfant maudit (Mohamed Ousfour, 1958), les cinéastes marocains privilégient comme les Tunisiens une vision sociale post-coloniale luttant contre les obscurantismes.

Le colon français n’a laissé aucune structure et les Film Unit laissées par l’anglais ne furent pas maintenues par des Etats confrontés à l’urgence : les premiers cinéastes sont des ovnis sans moyens. Ils ne peuvent compter que sur des coproductions ou le succès lié à des formes théâtrales populaires comme les premiers Nigérians ou bien une aide extérieure que n’obtiendront que les Francophones.

Le docker nigérien Oumarou Ganda sera en 1957 le principal protagoniste de Moi, un Noir de Jean Rouch, célébré par Godard comme une « révolution cinématographique ». Dénonçant pourtant ce qu’il voyait comme une déformation de sa réalité, il se saisira de la caméra pour tourner Cabascabo (Le Dur à cuire) en 1968, un film autobiographique sur le tragique retour d’un ancien d’Indochine, tandis que Mustapha Alassane venait de réaliser en 1967 Le Retour de l’aventurier, une superbe parodie de l’influence des westerns sur les jeunes. Mais le premier à tourner sur le sol africain aura été le docker Sembène Ousmane qui, avec Borom Sarret en 1963, inaugure sur le mode d’un miroir néoréaliste un programme pour le cinéma : la quête de soi qu’incarne ce charretier dakarois se heurte aux pouvoirs des élites qui copient l’Occident.

Comme dans la littérature, l’affirmation d’une singularité culturelle prend peu à peu le dessus sur le sujet victimisé. Le nationalisme anticolonial trouve son prolongement dans les idéologies du progressisme et du radicalisme, ces cinématographies naissantes prenant leur envol dans le contexte de la lutte contre l’impérialisme occidental. Nationalisme anticolonial, relectures du marxisme et volonté panafricaniste seront les trois paradigmes qui vont longtemps structurer le discours intellectuel et politique africain. De la même façon que Chinua Achebe présentait l’auteur comme un instituteur, les cinémas d’Afrique devaient être engagés et la critique itou. Un cinéma militant s’oppose ainsi, sous la houlette de Sembène, aux rares velléités de cinéma commercial. Comme le souligne Ken Harrow, la structure du récit des films de Sembène élimine tout ce qui n’irait pas dans le sens du réalisateur : après l’exposition du problème, le protagoniste principal est soumis à des oppositions ; la solution trouvée n’est pas la bonne avant qu’une solution plus juste n’apporte le message du film.[3]

Dans le cadre de la reconstruction des repères, il s’agit d’inciter les citoyens à prendre en mains leur destin collectif. Ce cinéma se revendique d’inspiration brechtienne, c’est-à-dire alliant créativité et engagement civique tout en opérant un lien avec les sciences sociales (Sembène participera ainsi au cours de sa carrière à de nombreux colloques universitaires sur ses œuvres). Si le réalisme répond au souci de redéfinition de soi, un de ses dogmes est aussi de croire que l’art peut transformer la société, qui restera l’idée dominante des années 70.

2. Années 70 : un miroir social

 

« Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d’être son rythme et son cœur / Non de paître les terres, mais comme le grain de millet de pourrir dans la terre/ Non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette ».

Léopold Sédar Senghor, Hosties noires (1948)

 

En écho aux Rencontres cinématographiques de Carthage créées par Tahar Cheriaa en 1966, une semaine du cinéma africain se tient à Ouagadougou en 1969. La politique favorable au cinéma du gouvernement voltaïque amène les cinéastes regroupés depuis 1970 dans la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) à fixer dans sa capitale ce qui deviendra à partir de 1972 le Fespaco, Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou. Sous l’impulsion du bouillonnant Sénégalais Ababacar Samb Makharam, le discours de la Fepaci est à la fois militant et panafricaniste. Le cinéma doit être un outil de libération des pays colonisés et un pas vers l’unité complète de l’Afrique. Mais lorsque Samb réalise le magnifique Kodou en 1971, c’est tout le contraire d’un slogan. Rejetée par la communauté villageoise pour n’avoir pas supporté la douleur lors du tatouage initiatique des lèvres, Kodou passera par l’hôpital psychiatrique des Blancs avant qu’une séance d’exorcisme traditionnel ne la réintègre dans le groupe. « Le sens de mon film, dira Samb, c’est qu’il nous faut, nous les Africains, dépasser notre culture en nous appuyant sur elle ». (2189)

De même, lorsqu’en 1981 dans Jom ou l’histoire d’un peuple, Samb relie la dénonciation de l’oppression aux valeurs culturelles africaines, c’est pour insister sur le jom africain, c’est-à-dire l’honneur, la dignité, le courage, le respect. Ainsi, alors même qu’en 1975, la Fepaci se réunit à Alger et refuse toute forme de cinéma commercial pour s’unir aux cinéastes progressistes des autres pays contre le néocolonialisme et l’impérialisme, les films proposent avant tout de se retrouver soi-même. Les doux panoramiques de la Sénégalaise Safi Faye sur la brousse africaine dans Lettre paysanne en 1975 ou Fad’jal en 1979 se terminent sur le travail des hommes : l’Afrique n’est plus un décor, elle est le lieu de l’activité humaine.

Le danger serait de se réfugier dans une identité figée, une authenticité barrière. Mais ces accents de Négritude ne débouchent pas sur une coupure du monde. Formé comme Sembène au VGIK de Moscou, le Malien Souleymane Cissé s’attache dans Baara en 1979 à un jeune ingénieur qui tente d’améliorer le fonctionnement de son usine mais qui sera finalement massacré. Ce n’est pas la subjectivité du personnage qui l’intéresse mais comment il interroge la collusion entre l’économique et le politique. L’engagement social prime sur le sentimental : c’est le monde le centre de gravité.

Même tendance dans les cinémas du Maghreb où les personnages sont l’expression d’une force sociale plutôt qu’une personnalité contradictoire. Tandis que le cinéma algérien se fait globalement exaltation du nationalisme, le cinéma marocain, sous « les années de plomb », met l’accent sur le poids des traditions, faisant de l’enfermement une figure centrale, comme dans le silence violent de la maison d’Aïcha dans El Chergui (Le Silence violent, Moumen Smihi, 1975). Le cinéma tunisien quant à lui soumet le discours officiel à la réalité sur le mode du « désenchantement national », pour reprendre l’expression de Hélé Béji,[4] comme Ridha Behi dans Soleil des hyènes en 1976 qui traite de l’ouverture incontrôlée du pays au tourisme étranger ou Néjia Ben Mabrouk dans La Trace en 1982 qui analyse la désillusion d’une femme qui veut faire des études supérieures.[5]

La question des valeurs qui fondent une société, un Sénégalais la situe avec brio comme la quête d’un imaginaire. Pour lui, c’est le non-conformisme qui permet de penser son origine. Manifeste surréaliste et prophétique, Touki bouki (Djibril Diop Mambety, 1973) marquera tous les cinéastes africains. Anta et Mory sont tous deux attirés par l’aventure occidentale (« Paris, Paris, ce petit coin de paradis »), mais l’une prendra le bateau tandis que l’autre retourne à ses racines. Le film n’indique surtout pas le bon choix mais rend compte de la déchirure d’une société dont tous les membres sont écartelés entre le pays et l’ailleurs.

Cités par tous comme une référence en raison de leur fulgurance, les films de Mambety n’ont pourtant pas fait école. Seul le programme réaliste sembénien était considéré comme facteur de changement social. Ce n’est que dans les années 80 qu’une évolution se manifeste face au désenchantement des indépendances.

 

3. Années 80 : le roman de soi

 

« On dit que

En nous rythme une musique

Qu’on peut ne jamais entendre

A moins de faire silence en soi. »

Koffi Kwahulé[6]

 

Lorsqu’en 1982, les cinéastes se retrouvent à Niamey, ils rédigent un manifeste qui appelle davantage à la construction d’une industrie cinématographique qu’à la lutte anti-impérialiste. La notion « d’opérateur économique » apparaît. Le CIDC, Consortium Interafricain de Distribution Cinématographique, était entré en activité en 1981 sous la houlette d’Inoussa Ousseini, rachetant les circuits de diffusion d’une filiale de la compagnie française UGC, qui dominait la distribution cinématographique de la presque totalité de l’Afrique noire francophone.[7] Mais l’expérience sera de courte durée, le CIDC faisant faillite en 1985.[8]

Pourtant des films africains seront de francs succès : Djeli (Fadika Kramo-Lanciné, Côte d’Ivoire, 1981) ou Finye (Le Vent, Souleymane Cissé, Mali, 1982) battent les records de recette dans leurs pays et font de bons scores ailleurs. L’Amour mijoté dans la marmite africaine (Loved browed in the African Pot, 1991) du Ghanéen Kwaw Ansah fera rire toute l’Afrique anglophone. Essaïda (Mohamed Zran, 1996) fera un tabac en s’ancrant dans la vie d’un quartier populaire. Au Maroc, la comédie A la recherche du mari de ma femme (Mohamed Abderrahman Tazi, 1993) sera un immense succès populaire, de même que les films de Nabil Ayouch, Mektoub en 1997 et Ali Zaoua en 2000.

En exigeant de leurs Etats la nationalisation du secteur, les cinéastes de la Fepaci s’étaient jetés dans la gueule du loup : elle entraînait un surcroît de bureaucratie et, dans de nombreux pays, un contrôle étatique qui ne laissait plus passer les films dérangeants. Le manifeste de Niamey cherche à échapper à la tutelle des Etats en leur demandant un soutien de la production nationale qui laisse l’initiative des sujets aux producteurs privés.

La faillite du CIDC est à l’image de l’Afrique des années 80. Le désenchantement est rude après le rêve des indépendances et la critique contre le colonisateur est remplacée par le plaidoyer contre les « pères de la nation ». Mais la subversion qui caractérise depuis leurs débuts les cinémas d’Afrique ne peut s’exprimer aussi librement qu’en littérature, comme chez un Sony Labou Tansi qui installe en 1979 la figure du dictateur dans La Vie et demi, non sans l’accompagner de celle du rebelle immortel, sa bête noire. Une nouvelle génération de cinéastes continue de se faire le miroir de la réalité, mais choisit la subjectivité du romanesque pour l’appréhender avec émotion et sensualité. Le Burkinabè Idrissa Ouedraogo raconte ainsi dans Le Choix (Yam Daabo, 1986) les péripéties d’une famille sahélienne qui cherche une vie meilleure au Sud. L’image suggère plutôt qu’elle ne montre, comme cette mort hors champ du petit Ali, le fils de la famille, renversé par une voiture dans une rue de la grande ville.

« Tous mes films parlent de l’humiliation des gens, comment on les casse. Ce sont tous des personnages blessés », dira le Tunisien Nouri Bouzid. (2658) Dès son premier long métrage en 1986, L’Homme de cendres, il démonte ce qu’il appelle « le mythe de l’homme arabe », comme déjà Omar Gatlato de l’Algérien Merzak Allouache en 1976, où un jeune ne peut faire le pas d’une rencontre amoureuse. Le spectateur est pris au piège de s’identifier à des personnages non-valorisants. Sans quitter la veine du néoréalisme et du cinéma social, les cinémas du Maghreb font eux aussi le plongeon vers la complexité de la subjectivité.

Un traumatisme a rendu muet Wend Kuuni (Gaston Kaboré, Burkina Faso, 1982). Ses gestes, ses regards, et finalement sa parole retrouvée n’en prendront que plus de poids. En se basant sur la narration et le temps du conte, Kaboré explore le pourquoi des actes et ne se contente pas de les montrer, convoquant ainsi une affirmation de soi. Le film appelle à un autre ordre social, mais tient à le placer dans l’ordre des choses.

C’est lorsque les films prennent ainsi le chemin d’un romanesque ancré dans le mythe qu’une reconnaissance internationale se conforte pour une cinématographie jusque-là cantonnée à un public d’initiés. L’engouement occidental est énorme et Cannes encense un cinéma qu’il découvre, attribuant le prix du jury à Yeelen (La Lumière) de Souleymane Cissé en 1987, ce qui lui ouvre 340 000 entrées en France.

 

4. Années 90 : l’individu face au monde

 

« Comment dire la beauté du monde

quand l’espérance de vie

s’effrite comme mille-feuille »

Tanella Boni[9]

 

Les films d’Afrique apportaient dans les années 80 une fraîcheur sereine à un cinéma européen qui s’enlisait, doutant de son avenir à une époque vouée aux dogmes de la communication. Cherchant davantage dans ces films une séduction qu’une véritable compréhension, les années 80 ont plongé dans la projection exotique, une folklorisation qui va de paire avec l’exacerbation de la différence. En défendant l’authenticité d’une culture, elles ont conforté l’inauthenticité du rapport à l’Autre. Mais voilà que les cartes (postales) sont durablement brouillées : les désordres croissants des banlieues, les pertes de repères et la montée de l’extrême droite répondent en un douloureux écho à la crise du continent écartelé. L’attente a changé : les années 90 voient le déclin du succès des films d’Afrique, en dehors de ceux qui abordent la question féminine dans les pays arabes comme Halfaouine (Férid Boughedir, 1990) ou Les Silences du palais (Moufida Tlatli, 1994).

Tilaï d’Idrissa Ouedraogo, prix du Jury cannois en 1990, sera le dernier à trouver un vrai succès international. Au-delà de la critique des coutumes au nom même des valeurs qui les régissent, le film a le pathos d’un cri existentiel, celui d’un être en crise. Alors que Cannes sélectionne les films de Rachid Bouchareb, Indigènes en 2006 (qui remportera un prix d’interprétation masculine collectif pour Sami Bouajila, Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem et Bernard Blancan) et Hors-la-loi en 2010, douze ans s’écouleront avant qu’un film d’Afrique noire ne retrouve le chemin de la compétition, jusqu’à Un homme qui crie du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun en 2010 (prix du jury). Pourtant, jusqu’en 1997, la sélection cannoise fait la part belle aux films d’Afrique noire. En 1992, Hyènes de Djibril Diop Mambety rappelle magnifiquement la cupidité de ces hyènes que sont devenus les hommes. En 1993, la Sud-africaine Elaine Proctor fait dans Friends le portrait de trois femmes que tout sépare, une professeure noire, une activiste blanche et une archéologue afrikaaner. En 1995, dans Waati, le Malien Souleymane Cissé lie quête initiatique et mémoire culturelle pour trouver les voies de l’unité africaine et de la solidarité. En 1996, Po di Sangui du Bissau-guinéen Flora Gomes célèbre la rencontre des cultures, rappelle que le sacrifice d’une partie de soi est nécessaire pour accueillir chez l’Autre ce qui fait sa valeur, appelle au rejet des atteintes à l’environnement et à l’humain. Et en 1997, Kini & Adams d’IdrissaOuedraogo explore le mur qui se bâtit entre les êtres dans une société déchirée entre ce qu’elle devient et ce qu’elle a été. C’est dans le refus de l’individualisme que ses personnages expriment leur quête d’individualité et c’est en cela que ce cinéma continue d’être subversif. La même année, Le Destin de l’Egyptien Youssef Chahine, épopée lyrique contre l’intolérance et l’intégrisme, remporte le grand prix du cinquantième anniversaire du festival.

Renforçant la désillusion amère que vivait déjà le continent africain lorsqu’il n’était qu’enjeu de la guerre froide, l’espoir de démocratie suscité par les Conférences nationales de la première moitié des années 90 débouchera sur un désenchantement de plus, renforcé par le drame des enfants-soldats et du génocide rwandais. C’est bien un être en crise qu’explore le cinéma, mais dégagé des illusions de l’identité. Pour ne pas être enfermés dans la différence culturelle, les jeunes cinéastes refusent avec vigueur la dénomination de cinéastes africains. Ils appliquent discrètement la célèbre maxime du Nigérian Wole Soyinka : « le tigre n’a pas besoin de proclamer sa tigritude : il bondit sur sa proie et la mange ».

De fait, un nouveau cinéma apparaît à l’orée du siècle, porté par une nouvelle génération et annoncé par des films comme La Vie sur terre du Mauritanien Abderrahmane Sissako en 1998 ou Bye bye Africa du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun en 1999, emblématiques d’une nouvelle écriture capable de prendre des risques dans la forme comme dans le fond, de poser des questions sans réponses, d’explorer l’humain sans concession.

 

5. Années 2000 : un voyage dans l’humain

 

« Et dans ce siècle, nous,

Winterbottom & Winterbottom,

Créateurs d’émotions,

Nous arrivons !!! »

Kossi Efoui, Concessions

 

Pour sortir de l’enfermement dans la différence et brouiller les cartes de l’identité, ce nouveau cinéma opère un véritable retour aux sources, se saisissant de son fond culturel pour nourrir une esthétique appropriée aux nécessités modernes de son discours. A la manière de l’oraliture, développée en littérature par Ahmadou Kourouma, les films tirent ainsi les ficelles de l’oralité : les approximations revendiquées de la narration qui connotent l’incertitude recherchée, les digressions comme des parenthèses dans le récit qui viennent l’éclairer, les interpellations directes de regards caméra, le maintien de l’illusion de la présence d’un public…

Le rythme qui en ressort s’apparente au blues, en accord avec des thématiques de l’errance. Déjà, de Souleymane Cissé à Idrissa Ouedraogo ou Djibril Diop Mambety, les films adoptaient le mouvement et la délocalisation permanente comme éléments privilégiés de la mise en scène. Les films des années 2000 questionnent par un voyage dans le monde. Leur nomadisme est une philosophie, celle de comprendre que l’enrichissement vient de l’Autre. Dans L’Afrance, Alain Gomis renverse en 2001 le propos de L’Aventure ambiguë, célèbre roman du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane enseigné dans toutes les écoles, qui suggère que l’hybridation est mortifère, pour affirmer qu’on ne meurt pas d’être allé à la rencontre de l’Occident.

Comme dans Verre Cassé, le roman multiprimé d’Alain Mabanckou, les cinéastes développent des clins d’œil d’intertextualité avec le cinéma mondial. Pour explorer les voies de sortie du cercle vicieux de la violence, le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun développe en 2006 dans Daratt une esthétique épurée et tendue que ne renierait pas un Hitchcock. En 2006 également, le Mauritanien Abderrahmane Sissako met en scène avec Bamako un procès de la mondialisation dans une cour africaine. Tariq Teguia revient en 2007 sur le désert ouvert en Algérie par la guerre contre le terrorisme dans Rome plutôt que vous et cherche en 2008 avec Inland de nouvelles lignes de vie. C’est que ce cinéma est convaincu que les solutions à la crise du Continent ne peuvent être séparées d’une gestion plus humaine du monde mais aussi d’une vision lucide de l’homme. Le programme est l’espoir coûte que coûte. Il s’appuie sur une conscience aiguë de l’état de l’Afrique pour reposer la question de sa place dans le monde plutôt que de tenter de magnifier la force de ses origines. Sa marginalité n’est plus de mise, la contemporanéité de son cinéma n’est plus à démontrer, mais les films vibrent d’une relation complexe et violente avec l’Occident. En convoquant Césaire, La Vie sur terre vilipende la façon dont les Occidentaux font de l’Afrique un spectacle. Les tribulations des habitants du village de Sokolo pour téléphoner montrent que l’essentiel n’est pas dans l’efficacité mais dans le désir de communiquer.

Saisir le désir des êtres suppose d’ouvrir la poésie, ce qui se traduit sur le tournage par la mobilité d’un scénario prêt à changer au gré des rencontres et des remises en cause. Le spectateur est mobilisé, non en tant qu’Africain se reconnaissant dans un discours commun mais en tant qu’homme qui attend le bonheur. Ce cinéma ne construit plus une vérité mais invite à la réinventer.

 

6. Années 2010 : pour une responsabilité personnelle et collective[10]

« Habiter le monde, c’est nécessairement en prendre soin et le partager avec d’autres. En retour, le partager avec d’autres espèces est la condition même de sa durabilité. »

Achille Mbembe[11]

  Peut-on écrire un nouveau chapitre alors que la drastique diminution des aides internationales au cinéma et le peu de politiques culturelles nationales conséquentes entraîne la raréfaction des films d’auteur qui ne survivent en général que grâce aux coproductions ? Cela ne signifie pas l’absence d’images, au contraire : le phénomène Nollywood fait des petits dans nombre de pays. Il est difficile de cerner une abondante production endogène, souvent marquée par la copie des codes télévisuels occidentaux dominants, les modes, la recherche du sensationnel pour se démarquer et les ambiguïtés de contenus que ne cernent plus la critique. Il y a cependant là matière à études, notamment pour peser la pertinence des approches du réel des différentes sociétés concernées, et dans quelle mesure ce réinvestissement du local dépasse le repli identitaire et autochtoniste. De même, le développement mondial et donc africain des séries en remplacement du cinéma dans la sphère télévisuelle demanderait à être soumis à l’analyse critique.

6.1. L’intime ancré dans l’Histoire

 6.1.1  Ancrage et hybridité

La baisse des moyens financiers et donc techniques est en tout cas générale, condamnant le grand cinéma de l’intuition. On voit ainsi Souleymane Cissé s’égarer dans des productions numériques bien éloignées de la qualité de son cinéma. Reste un cinéma de la sincérité qui sait exploiter ses failles pour mieux exprimer ses inquiétudes et ses doutes. Ce cinéma passe par l’intime. Ce n’est pas nouveau, mais ce qui s’affirme c’est la prise de liberté intérieure. Cette individuation n’est pas un individualisme. Le « dire nous » importe : l’individuel et le collectif se mêlent, se sont toujours mêlés. Plus encore, au-delà de la famille, les destinées individuelles sont inséparables de l’Histoire sociale et politique. « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ».[12] Il faut donc se nourrir du passé pour aller de l’avant. Car la quête de soi passe par un ancrage aussi bien qu’une hybridité. C’est dans ce paradoxe que se nourrissent les films qui mettent en abyme les histoires personnelles à la lumière de la grande Histoire. D’où le grand nombre d’oeuvres de mémoire ou de souvenir. Ils font un travail de mémoire mais vibrent dans le présent. Les souvenirs d’enfance des réalisateurs (Mohamed Amin Benamraoui, Mehdi Charef, Rosine Mbakam, etc.) fondent des films sensibles, débarrassés des haines politiques pour mettre en valeur les relations de proximité.

L’Histoire contemporaine est tout aussi convoquée pour se penser soi-même, à commencer par les conséquences et les séquelles des drames : le génocide au Rwanda dans La Miséricorde de la jungle de Joël Karekezi, les années terribles en Algérie dans Les Jours d’avant et En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, etc. Les personnages ne sont pas des victimes mais au contraire confrontés à des choix à prendre alors même qu’au fond rampent la corruption, la soumission et l’oubli. Comme dans Les Bienheureux de Sofia Djama, ressasser les drames ne fait rien avancer : c’est dans l’intime et aujourd’hui que se situent les blocages qui en sont issus, comment ils empêchent d’aimer et de s’aimer. A peine j’ouvre les yeux de la Tunisienne Leyla Bouzid semble dire que c’est en pleine conscience de ce qu’on a été, de ses compromis comme de son désir de vie, qu’une société peut sortir de la dictature sans les illusions du prophétisme révolutionnaire et ses inévitables déceptions. Lorsque le Marocain Hicham Lasri tourne C’est eux les chiens… sur Majhoul, qui vient de passer 30 ans dans les geôles marocaines pour avoir manifesté en 1981 durant les « émeutes du pain », c’est pour sortir de la grande nuit, expression d’Achille Mbembe pour décrire la période et la pensée coloniales dont il s’agit de se détacher.

6.1.2  Une présence à soi

Le programme est dès lors de se penser à nouveau comme son propre centre, sans plus avoir à se justifier, comme la Nigérienne Aïcha Macky dans L’Arbre sans fruit. Si la famille est essentielle, c’est qu’il s’y joue la ré-articulation du rapport à soi-même : Les Moissonneurs d’Etienne Kallos (Afrique du Sud), les documentaires du Sénégalais Alassane Diago ou Zaineb n’aime pas la neige de la Tunisienne Kaouther Ben Hania. Sans renier le monde, les films marquants des années 2010 assument leur couleur, affirment leur identité sans la figer, en explorent à la fois les contradictions et la vitalité. Ils se démarquent d’une dialectique de la réaction pour articuler une présence, définie comme un devenir, mais ancrée dans sa culture et son vécu. C’est dans l’intime et dans la mémoire que les cinéastes ancrent leurs films pour revendiquer une culture hybride apte à faire changer le monde, un élan vital propre à l’enchanter.

6.2. « Le réel est au bout du chemin de la responsabilité » (Cynthia Fleury)[13]

 La veine réaliste a irrigué historiquement les films d’Afrique au sens d’un miroir social jusqu’à ce que le romanesque soit convoqué pour expliquer les comportements. Le naturalisme – approche déterministe où les comportements sont le produit des conditions historiques ou sociales – a dès lors pris le dessus tandis que les meilleurs films élargissaient la vision avec la poésie. C’est dans cette tension que l’on cherche aujourd’hui à dépasser la physiologie du réel pour non plus le refléter mais l’appréhender avec une distance qui rompe avec le didactisme. Cette prise de distance est aujourd’hui d’autant plus revendiquée que les films s’intéressent de près aux réalités sociales.

Dans Bla Cinima (Sans cinéma, Algérie), Lamine Ammar-Khodja aborde les gens dans la rue, devant une salle de cinéma fraîchement rénovée mais totalement désertée, pour parler du cinéma. Ils deviennent dès lors acteurs d’un cinéma de la vie, de leur vie, de celle de leur pays…

6.2.1 Femmes contradictoires

En matière de courage, les femmes donnent l’exemple. Dès leurs débuts, les cinéastes d’Afrique ont pris les femmes comme héroïnes faisant progresser la société en mettant en cause ses blocages et le patriarcat. Elles savent transgresser les règles par la ruse et la subversion. Mais dans les années 2010, elles apparaissent plus contradictoires. Les scénarios se focalisent sur la négociation et la ruse, le détournement et la transgression, les stratégies en somme des femmes en lutte pour leur émancipation, sans pour autant en nier les compromis nécessaires : Sofia de Meryem Benm’Barek (Maroc), Amal de Mohamed Siam (Egypte)…

6.2.2  Déconstruire les préjugés

La violence prenant ses sources dans l’intolérance, contraire aux valeurs culturelles africaines, les cinéastes s’attaquent aux préjugés qui entraînent les exclusions. Il ne s’agit pas de pratiquer un forçage identitaire mais de développer un imaginaire digne de faire bouger les lignes.

S’il est un préjugé tenace en Afrique comme dans le reste du monde, c’est envers l’homosexualité, dénoncée comme contre nature ou une importation des Blancs (qui furent pourtant historiquement les premiers à vouloir la réprimer). La sélection au festival de Cannes de Rafiki de Wanuri Kahiu a entraîné son interdiction au Kenya. Les Initiés de John Trengove (Afrique du Sud) porte la blessure de l’intégration impossible quand il faut renier son intimité, et la blessure du mépris pour la différence.

6.2.3  Conjurer l’indifférence et le désenchantement

Avoir raison du désarroi face au devenir du monde : le documentaire, « cinéma du réel », se charge de voir les choses en face et de dégager des facteurs d’espoir. De jeunes réalisateurs pratiquent un cinéma de l’urgence, en phase avec les convulsions des sociétés, sans trop attendre les financements. Cela ne les empêche pas de voguer sur les traces des grands qui les précèdent et continuent infatigablement leur travail de création d’archives contemporaines : Malek Bensmaïl (Algérie), Jihan El Tahri (Egypte), Jean-Marie Teno (Cameroun). Tous restaurent une vision citoyenne face aux insuffisances des médias.

6.2.4  Lutter contre l’intégrisme

Déconstruire la peur, prévenir la jeunesse et favoriser la réconciliation : c’est là aussi avec des histoires de familles que les cinéastes abordent la question de l’islamisme. La crise familiale en Tunisie est au cœur de Mon cher enfant Mohamed Ben Attia ou de Fatwa de Mahmoud ben Mahmoud. Encore faut-il ne pas faire des intégristes de sombres brutes obscurantistes. Succès public et critique, Timbuktu d’Abderrahmane Sissako reste une référence de subtilité dans son approche. La fragilité des Djihadistes est certes objet de dérision mais signe aussi de ces faiblesses qui les font appartenir à la communauté des hommes. Il s’engage et nous engage pour une vision humaniste forcément plus complexe que les raccourcis inopérants. Dans Vent divin, Merzak Allouache fait d’une fanatique un être de désir qui se transforme en monstre quand il s’agit d’agir.

6.3 Les pistes du renouveau

6.3.1  Une vision du semblable

Comme l’écrit Felwine Sarr, « les limites sont toujours mentales ».[14] Cela passe aussi bien par des synthèses culturelles et des syncrétismes que par des détournements ou la décolonisation des esprits. Le cinéma déconstruit les frontières et les assignations identitaires autant qu’il prend pour socle les puissances culturelles. C’est dans ce paradoxe que se pensent les possibles malgré les fragilités et les menaces des temps présents. Ce changement de paradigme implique une impressionnante inventivité pour prendre sa place dans le monde, une place refusée depuis si longtemps. On voit ainsi des jeunes afro-descendants revenir en Afrique pour se ressourcer : Ady dans Wallay de Berni Goldblat ou Ibbe dans Tant qu’on vit de Dani Kouyaté (Burkina Faso).

On parle toujours de l’Afrique comme un continent à part, celui des douleurs, celui des marges, un ailleurs. Engendrer une vision du semblable et non une vision de la différence reste une des grandes tâches des expressions culturelles africaines. L’enjeu est d’appartenir à égalité à l’humanité, comme le prônait déjà Afrique sur Seine ! Mettre en valeur l’apport africain, la part africaine de l’histoire du monde, va dans ce sens, autant que la part du monde dans l’histoire africaine, comme le font nombre de documentaires. L’appel au cinéma de genre est à voir dans cet esprit : des héros écartelés, dont la fuite dans la nuit est un vertige. C’est Siirou dans Dakar trottoirs d’Hubert Laba Ndao (Sénégal), ou Riva dans Viva Riva ! de Djo Munga (RDC). Leur vie ne tient qu’à un fil : ce sont des funambules de la grande ville. Leur art est un art du péril. Ils ne défient pas le vide, ils le prennent comme appui. Cette hétérogénéité n’est pas une inauthenticité mais une chance, « les ressources privilégiées de notre propre dépassement », écrit Achille Mbembe.[15] Or, il se trouve, poursuit Mbembe, que « c’est sur le continent africain que la question du monde (où il va et ce qu’il signifie) se pose désormais de la manière la plus neuve, la plus complexe et la plus radicale ».[16]

6.3.2  Fugitifs modernes

Habiter le monde, c’est bouger. Mais nombre de jeunes Icare se brûlent les ailes à vouloir traverser… De nombreux films rendent compte de la condition déplorable de la migration, du drame des réfugiés. La folie du voyage à risque nécessite davantage qu’une fuite. Fuir serait un instinct de survie, voire une lâcheté. C’est d’une fugue qu’il s’agit, comparable à celle des nègres marrons. Comme en musique, la fugue consiste à « opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie ».[17] Cela passe par le camouflage, les ruses pour échapper au molosse, mais aussi des formes de vie inédites, la pratique d’une indocilité créatrice. Cet « héroïsme ordinaire des demandeurs de refuges », pour reprendre une expression d’Edwy Plenel, est une vie qui s’invente.[18] Pour appréhender la vitalité et l’apport des migrants, il s’agit d’en conjurer l’invisibilité.

Au-delà de tout naturalisme, le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun trouve dans Une saison en France la justesse d’une fiction centrée sur le ressenti de personnages confrontés à un implacable destin. Avec Vent du nord, c’est la communauté de destin entre les perdants de chaque côté de la mer, mais aussi leur vitalité, que convoque le Tunisien Walid Mattar. Une solidarité est-elle possible dans la mondialisation ? Les cinéastes ne la situent pas au niveau politique ou syndical. C’est dans l’humanisme profond des cultures africaines qu’ils fondent un espoir, dans les valeurs qu’elles portent.

6.3.3  La choralité du vivre ensemble

Figure en déplacement, fugitif au pas de course, le migrant porte un regard cosmique sur le monde, comme les personnages de Des étoiles de la Sénégalaise Dyana Gaye, un hymne à la circulation et à la rencontre : millions d’étoiles en mouvement dont l’enjeu sera de se rencontrer pour s’aimer et établir des solidarités, des constellations archipéliques. Il n’a pas là de relation idéale, au contraire la complexité des vécus douloureux. Les personnages de Dyana Gaye se ratent : le déplacement les éloigne, mais en se ratant, s’ouvrent pour eux les occasions d’évoluer, ou de se révéler.

C’est dans la circulation que se groupent les étoiles. Il en résulte un positionnement dans le monde qui, sans renier ses origines, ne s’attache plus à un territoire. L’enjeu ? La « montée en humanité, répond Mbembe.[19] La réhabilitation des valeurs africaines pour que le continent redevienne « le poumon spirituel du monde », écrit Felwine Sarr.[20] L’Afrique a ainsi pour mission d’accroître la densité et la maturité de la conscience humaine (Alioune Diop) pour repenser le progrès.

Il faudra pour cela « rendre compte de la persistance des lucioles »,[21] comme le dit l’Algérien Tariq Teguia qui avec Révolution Zendj livre un manifeste mosaïque sur « les désirs de lutte qui jamais ne se résignent ». Le film n’est pas une photographie du temps présent mais tente de voir ce qu’il devient. Chaque plan est une esthétique (et donc une sensation) de surgissement, non une forme donnée ou imitée mais une naissance de la forme. Les Derniers jours de la ville de l’Egyptien Tamer El Said est un autre exemple de cette esthétique de la reconstruction qui cherche la beauté alors que la ville comme le monde s’effritent tout autour.

L’enjeu de ces films est de trouver une forme qui se joue des influences et des frontières tout en revendiquant son ancrage culturel et une continuité historique pour parler du temps présent. Ceux du Marocain Hicham Lasri systématisent des plans très élaborés, graphiques, formalistes, avec une mise en scène proche de l’installation, du théâtre, et une histoire décalée pour « réinventer l’étrangeté du monde ». Provocateurs et insolents, ses meilleurs films sont une surprise permanente, tout comme ceux du Tunisien Jilani Saadi. Ses personnages déjantés et angoissés sont humains avant tout, car le dérèglement systématique des repères permet de bouleverser des situations où le problème est justement de conserver son humanité malgré tout. L’avenir ne peut être que poésie dans le grand aquarium tunisien des douleurs accumulées et des libertés retrouvées : il faut changer de paradigme. Les angles de prise de vue sont toujours imprévisibles : la caméra gopro libère du carcan du champ-contrechamp et ouvre à la sensation des corps. Il ne s’agit plus de s’attacher aux normes du passé, mais au contraire d’expérimenter. C’est une prise de risque énorme – bien sûr mal comprise et mal aimée.

6.3.4  Travailler la corporalité

« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », écrivait Fanon.[22] Ce corps-résistance, le documentaire le cherche pour trouver des voix et des voies d’avenir. La fiction aussi. Dans Volubilis du Marocain Faouzi Bensaïdi, la révolte d’Abdelkader est celle de celui qui est confronté à la violence et l’humiliation des dominants. Il saura changer son destin. Corps étranger de la Tunisienne Raja Amari évoque la corporalité de celle qui arrive sans prévenir, comme surgie du dedans. Immigrée clandestine, elle est l’étrangère, celle qui utilise la surprise et la ruse, qui force sa présence sans y être invitée. Samia et Leila qui l’accueille chez elle font l’expérience de ce qu’un corps étranger provoque : le sentiment diffus, complexe et dérangeant d’être étranger à soi-même.

Que dire dès lors de celui qui est mort et regarde les vivants tenter de lui demander pardon pour la violence exercée ? C’est le cas d’Azaria dans Mabata bata où le Mozambicain Sol de Carvalho adapte une nouvelle de Mia Couto. Comment faire revenir à la vie les morts qui nous accompagnent ? Ceux qui se sont battus pour notre liberté ?

Sortir de la dérive quand on perd tout espoir… Félicité d’Alain Gomis échappe à cette haine de soi que partagent victimes et bourreaux. Il lui faut toucher le fond pour revenir à la vie. Ce ne sera possible qu’en acceptant d’être aimée, de s’en sentir digne. Il lui faut passer les eaux de la nuit, franchir l’invisible frontière du renoncement, rencontrer un okapi, ressusciter des limbes, retirer « les épines de son cœur », accueillir l’imprévisible et croire au poids de l’éphémère, rire de la débrouille, chanter à nouveau, puiser dans la musique des Kasaï Allstars l’énergie de vie, eux qui allient sources traditionnelles et transe électrique. Pénétré par la musique, ce film puise dans différents registres pour établir une poétique, celle d’un blues, la mélopée collective d’une culture de résistance ancrée dans le réel. Félicité a la dignité de ceux qui ne s’arrêtent pas à la laideur du monde mais en font au contraire le socle des possibles. Ne nous dit-elle pas qu’en Afrique aujourd’hui, se joue certes le scandale du monde mais aussi, si l’on veut bien la regarder sans la réduire et écouter le chant de chacun comme dans le plan final, les voies du renouveau ?

Et si le projet d’Alain Gomis était, s’appuyant sur l’expérience africaine, d’unir comme Nietzsche l’harmonie apollinienne et l’instabilité dyonisiaque, c’est-à-dire de trouver à vivre harmonieusement dans le chaos du monde ? En cadrant un par un dans son final les visages des choristes, ne nous dit-il pas que c’est à la fois chacun et ensemble que, dans notre for intérieur comme dans notre vie collective, dans un chant à la fois personnel et commun, nous trouverons la force d’aborder l’inconnu ?

[1]. in Afrique noire : écritures contemporaines, Théâtre/Public n°158, dossier conçu et réalisé par Sylvie Chalaye, p. 96.

[2]. Lettre-poème, « Salut aux écrivains et artistes noirs » envoyée à l’occasion du Congrès de Paris, le 22 septembre 1956.

[3]. Kenneth W. Harrow, Postcolonial African Cinema, op. cit. p. 1 et sq.

[4]. Hélé Béji Désenchantement national (Essai sur la décolonisation), Ed. François Maspero, Paris, 1982.

[5]. Cf. pour ces films les analyses de Denise Brahimi dans 50 ans de cinéma maghrébin, Minerve, 2009.

[6]. Jaz, Ed. Théâtrales, 1998,  p. 86.

[7]. Il existait d’autres sources d’alimentation en films, notamment l’AFRAM états-unienne, la SOCOfilm suisse, la sovexport soviétique, la SIDEC sénégalaise, etc. et des exploitants de certains pays (Cameroun, Mali…) s’alimentaient individuellement ailleurs.

[8]. Le CIDC est créé en 1972, n’est doté de ses structures juridiques qu’en 1979 et ne démarre qu’en 1981, puis est dissous le 23 mars 1985. Le CIDC-Afrique a acheté à crédit – et n’a pas intégralement payé – les droits de diffusion des films en catalogue de la Sopacia (UGC). Il a monté un CIDC-France où il a pris une participation de 95% qui devait servir à alimenter le CIDC Afrique en films.

[9]. L’Avenir a rendez-vous avec l’aube, Vents d’ailleurs, 2011, p. 86.

[10]. Ce chapitre est le résumé de « Les cinémas d’Afrique des années 2010 », http://afrimages.net/cinema-africain-african-cinema

[11]. Interview sur lemonde.fr, 6 janvier 2019.

[12]. Citation souvent reprise mais attribuée à George Santayana dans The Life of Reason (La Vie de la raison), Etats-Unis 1905.

[13]. « Du courage en démocratie », entretien entre Cynthia Fleury et Bernard Cazeneuve, in : Philosophie Magazine n°98, avril 2016.

[14]. Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey 2016, p.136.

[15]. Achille Mbembe, « Penser le monde à partir de l’Afrique », in Ecrire l’Afrique-monde, Philippe Rey/Jimsaan 2017, p.385.

[16]. Ibid, p.392.

[17]. Dénètem Touam Bona, Fugitif où cours-tu ? PUF 2016, p.80.

[18]. http://africultures.com/fugitif-cours-livre-film-14498

[19]. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte 2010, p.55.

[20]. Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey 2016, p.155.

[21]. http://africultures.com/rendre-compte-de-la-persistance-des-lucioles-12112

[22]. Ce sont les derniers mots de Peaux noires, masques blancs.

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