« Fugitif, où cours-tu ? » : le livre et le film

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En avril 2018 sortait sur les écrans français L’Héroïque lande, la frontière brûle de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, passionnant documentaire de 3 h 45 sur la jungle de Calais. Même si certains éléments sont communs, Fugitif, où cours-tu ? n’en est pas le résumé mais la suite. Il démarre là où finit L’Héroïque lande : la destruction de la zone Sud en mars 2016. Il est programmé sur Arte le soir du 12 novembre à 01 h 20 du matin (!) dans le cadre de La lucarne. Fugitif, où cours-tu ? emprunte son titre au livre de Dénètem Touam Bona paru en mars 2016 (Des mots, PUF), qui a collaboré au film. Il était présent au TOMA en Avignon en juillet 2018, avec Nicolas Klotz et Edwy Plenel, pour un échange après la projection du film.

« C’est la jeunesse, la vitalité du monde qui vient vers nous, et non la misère du monde », s’est écrié Edwy Plenel. « Il n’y a pas de crise migratoire, il y a une crise de l’accueil. » Depuis le 11 septembre 2001, les migrants sont l’objet d’une politique de la peur : la figure de l’étranger est proclamée comme barbare. Trump et consorts voient des terroristes cachés dans tout mouvement de migration… Avec l’augmentation des réfugiés venus des conflits actuels, l’amalgame avec une invasion est général. Césaire a montré que c’est ainsi nous qui nous barbarisons.

Le droit fondamental de se déplacer conduit à la prison. C’est ainsi que le livre de Dénètem Touam Bona se termine sur un édifiant chapitre intitulé « Titanic carcéral ». (cf. article 8641) Ce « sabordage du monde libre » (p.137) fait que « le remède à tous les maux de notre société semble être l’enfermement et l’expulsion » (p.132), « comme si on ne pouvait soigner les maux d’une communauté qu’à coups de purges » (p.133).

Il s’agit d’un « racisme d’Etat », concept développé par Michel Foucault, et non d’une opinion. Un cadre de perception se met en place à travers les discours et les législations. En Israël, les migrants sont appelés « les infiltrés », ce qui produit des gens sans droits. « La peau devient une surface de contrôle », note Dénètem. Le harcèlement est perpétuel, si bien que les migrants refusent d’être filmés : la caméra les met en danger. Seules les images faites à distance par les médias circulent : les files d’attente pour les repas, les habitats de fortune, la boue… Dans une telle vision, il faut détruire la jungle.

Pourtant, de cette boue est sortie une beauté. Dans les films de Klotz et Perceval, la jungle vibre de vie. Un homme cuit du pain dans une boulangerie aménagée sous une tente, un bar s’anime le soir en couleurs et musiques, des personnages sont animés d’une magnifique vitalité comme Almaz ou Dawitt, d’une étonnante ténacité comme Zeid, sans oublier les douleurs vécues et la dureté des blocages comme Yared.

Si le livre et le film portent le même nom, c’est qu’il s’agit de fugitifs, et que le passé et le présent s’entremêlent. Du nègre marron au migrant d’aujourd’hui, la même indocilité, la même créativité. (cf. les articles de Dénètem Touam Bona Retour du Maroni, Le marron : un indocile qui refuse l’ordre des choses imposé par les dominants et M comme marronnage – éloge de l’indocilité). Ils ne fuient pas : ils fuguent. Fuir serait une lâcheté, un instinct de survie. Comme en musique, la fugue consiste à « opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie » (p.80). Cela passe par le camouflage, les ruses pour échapper au molosse, mais aussi les formes de vie inédites, la pratique d’une indocilité créatrice. (cf. L’art de la fugue des esclaves fugitifs aux réfugiés)

On retrouve cet art de la fugue dans les expressions plastiques des Businenge. (cf. Pour une rennaissance de la culture marronne) Le tembé, art des peuples marrons de Guyane française et du Suriname, développe des entrelacs de bois sculpté, des peintures où des rubans de couleurs s’entrelacent – réinvention de la famille, de la communauté démantelées par l’esclavage. (cf. La naissance d’un art marron) « Les tembés ne représentent pas des corps, ils fonctionnent comme des corps : des corps fugitifs ». (p.99) Ils sont des dons qui contribuent au tissage des liens sociaux. « Lire un tembé, c’est s’engager dans un labyrinthe à la poursuite d’un fugueur fictif » (p.101).

Cette poésie est présente dans la jungle, là où la vie malmenée s’organise pour continuer la route. Les films de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval en captent le vécu, l’humour et les douleurs, dans une juste distance. « Chaque musique a une raison précise, elles sont souvent liées à ce que nous vivions avec eux », disent-ils à Anne Bocandé (cf. L’Héroique Lande : « La Jungle est le descendant de toutes les forêts du monde, des marrons, des esclaves en fuite, de l’Underground Railroad »). Les titres des parties participent de cette même poésie, et comme le premier titre de ce second film, « Naissance d’une nation », d’un élan global vers ce qu’était aussi la ZAD de Notre Dame des Landes : une riposte inventive, un espace du possible.

Mais il n’est pas question de laisser perdurer ces alternatives où se jouent pourtant notre avenir. La chasse à l’homme est de mise, que Dénètem développe dans son analyse spectrale de l’esclavage (p.111-126, cf. article 7407). Plutôt qu’un être indolent qu’on va civiliser et contrairement au mythe de l’esclave docile, les esclaves ont sans arrêt tenté de marronner, sous toutes les formes possibles. Comment ne pas vouloir échapper à cette infamie ? (cf. Comment dire l’infamie de l’esclavage ?) La vitalité de la jungle est à l’image de la puissance tellurique de la révolte marronne. Ce sont des corps qui résistent, « première position à libérer » (p.32), ce corps marron que Sylvie Chalaye aborde dans son dernier ouvrage sur les dramaturgies contemporaines. Cet « héroïsme ordinaire des demandeurs de refuges » (Plenel) est une vie qui s’invente. Ce livre et ces films en conjurent l’invisibilité.

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